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Artus
Gouffier, seigneur du Roannais, génie modeste et méconnu
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Un modeste petit noble de
province, et un génie visionnaire
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Introduction Il n'est pas rare que, travaillant sur un certain sujet, l'on fasse la rencontre inattendue d'un personnage hors du commun et méconnu, auquel on en arrive vite à s'attacher. C'est le cas de Artus Gouffier, seigneur du Roannais et de Boisy, entre autres, au XVIIe siècle.
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Un aïeul d'envergure nationale Artus nait en 1627, descendant, à la cinquième génération, de son homonyme (1475-1519), également seigneur du Roannais et de Boisy, entre autres aussi, avec des racines poitevines. Cet aïeul est lui-même très intéressant : personnage très important, pair et grand maître de France, chargé de l'éducation du futur François 1er dont il sera très proche au point de vouloir le rapprocher, par une paix durable, du futur Charles Quint. Sa mort, la même année que Léonard de Vinci, fera échouer ce beau projet et cette noble intention. Un autre beau sujet d'étude.
Artus Gouffier (1475-1519), premier du nom. Nous n'avons pas trouvé de portrait de son descendant. |
Une carrière militaire honorable Revenons à « notre » Artus. Il commence par une carrière militaire tout à fait honorable qui s'achève en 1653 avec le licenciement de son régiment. Mais là n'est pas le plus intéressant. En 1642, alors que son père Henri est décédé en 1639, il hérite de son grand-père Louis, du duché-pairie du Roannais. Cette même année 1642 voit l'ouverture du canal de Loyre en Seyne, ou canal de Briare, prototype de tous les canaux modernes. Nous y reviendrons. Le blason des Gouffier "D'or à trois jumelles de sable"
L'ami, le frère et l'amant Vers 1645, par l'entremise de sa jeune sœur Charlotte, il fait la connaissance de Blaise Pascal, de quatre ans son aîné, et qui tombe amoureux, avec réciprocité, de Charlotte. Artus n'a vraiment rien contre cette union, bien au contraire. Et il n'a cure que Blaise soit roturier. Tous deux partagent la même passion pour les sciences, la physique, la philosophie et la théologie, entre autres. Bref, ces deux-là sont faits pour s'entendre et former une belle paire de beaux-frères. Mais, hélas, la famille s'oppose à cette union et chasse le jeune Blaise qui en demeurera blessé à vie, de même que Charlotte. Néanmoins, le savant-philosophe a gagné la profonde amitié d'Artus qui, à la suite d'un accident de calèche en 1654, se découvre profondément mystique et détaché de tout ambition vulgaire. Auparavant, lors de l'épisode de la Fronde (1648-1653), il s'est rangé du côté de Mazarin et du jeune roi Louis XIV. Il n'est pas exclu de penser que ce dernier lui en saura gré par la suite. Blaise Pascal, l'ami (1623-1662)
De belles amitiés Artus est un esprit vif et curieux, et même inventif. Ce qui le passionne avant tout, ce sont les sciences et la philosophie, voire la théologie, surtout après son accident de calèche de 1654. Blaise Pascal et lui sont amis au point que chacun a sa propre chambre réservée chez l'autre. Il devient janséniste et s'attache, après la mort prématurée de son ami en 1662 (il n'a pas quarante ans), à publier ses écrits, et notamment les « Pensées ». En outre, Artus participe avec Pascal au développement à Paris d'une « Société des Carrosses à cinq Sols » qui préfigure les transports en commun et plus précisément la R.A.T.P. Une autre forte amitié lie Artus à son quasi-contemporain, le physicien hollandais Christian Huygens (1629-1695) alors en poste à Paris, et avec lequel il entretient une étroite correspondance. Là encore, il n'est pas interdit de faire quelques suppositions, nous y reviendrons plus loin. Christian Huygens, l'autre grand ami (1629-1695)
Une fin de vie modeste... Sa charge nobiliaire l'intéressant assez peu, Artus, qui n'est pas vraiment un arriviste, la vend en 1667 à son beau-frère, François III d'Aubusson, duc de la Feuillade, que Charlotte s'est résignée à épouser après le décès de Pascal. Il se retire ensuite dans une institution religieuse du côté de Méry-sur-Seine, où il finira ses jours dans une semi-retraite consacrée à l'étude et la méditation, mais conserve néanmoins une certaine activité extérieure, nous le verrons bientôt. Il n'entrera toutefois jamais dans les ordres. Il meurt ainsi en 1696 et repose là-bas en terre champenoise. Mais auparavant, il ne sera pas resté inactif !
...Mais fertile ! Quand il hérite du duché-pairie du Roannais en 1642, il a alors quinze ans, il est déjà vraisemblablement intéressé par le canal de Briare, dit « de Loyre en Seyne » qui vient d'ouvrir en septembre de cette même année et qui met ses terres roannaises en communication fluviale directe avec la capitale. Le canal de Briare est le prototype de TOUS les canaux de jonction qui suivront, celui du Midi (1682) bien sûr, mais aussi Panama (1914) et Rhin-Main-Danube (1993). Artus fait partie de la «Compagnie des Seigneurs du Canal de Loyre en Seyne » et y rencontre Hector Boutheroue de Bourgneuf, co-fondateur et actionnaire de la Compagnie du canal comme ses frères François, Guillaume et Gabriel, eux-mêmes en lien familial avec Jacques Guyon, un de ses principaux fondateurs.
L'écluse de la
Marolle, à
Montargis, dans son état d'origine (litho du XIXe siècle). C'était
alors une écluse double, et ce jusque vers la fin du XIXe siècle. En
Marais Poitevin Parmi tous ses centres d'intérêt, Artus s'intéresse de près à l'hydrologie. Lui et Pascal vont travailler à l'assèchement et la mise en valeur du Marais Poitevin et de la canalisation de la Sèvre Niortaise. Souvenons-nous qu'il a des racines poitevines. Il n'est pas interdit d'imaginer que leur ami néerlandais Huygens leur ait prodigué quelques conseils avisés. Souvenons-nous que cinquante ans auparavant, Henri de Navarre, futur IV, avait déjà fait appel à un ingénieur hydraulicien batave, Humphrey Bradley, pour le même travail, dans la continuité de ce qu'avaient commencé les moines de Maillezais au XIIIe siècle (1). Artus a néanmoins un certain intérêt spéculatif à ces travaux : sa famille est criblée de dettes depuis des générations, et il travaillera dur pour tenter de les éponger.
Boutheroue et la haute vallée de la Seine En 1655, le jeune Louis XIV accorde par lettres patentes à Hector Boutheroue et des associés l'autorisation d'aménager la haute Seine, de Troyes à Nogent-sur-Seine, pour en améliorer la navigation. Ceci à ses propres frais, risques et dépens. Les travaux sont dirigés par le Maréchal du Plessis-Praslin, plus connu sous le nom de César, duc de Choiseul (1598-1675). Néanmoins, cela n'aboutit pas. Les travaux reprendront vingt ans plus tard, en 1676, voyant Boutheroue associé à notre Artus Gouffier, toujours par lettres patentes, celles-ci peut-être motivées par la reconnaissance de Louis XIV à Artus pour son attitude loyaliste pendant la Fronde. Là encore, cela ne va pas tout seul et les travaux sont interrompus par des procès intentés par des habitants de Nogent-sur-Seine, peut-être craintifs de voir s'établir en amont de leur ville une navigation dont ils avaient jusque là le monopole en tant que tête amont. Les travaux reprennent en 1685 et l'on remonte le fleuve jusqu'à Saint-Mesmin, à une quarantaine de kilomètres en amont de Nogent, en 1697. Mais Artus est mort l'année précédente
Artus l'inventeur hydraulicien Néanmoins,
c'est sans doute pendant ces presque vingt ans, de 1676 à sa mort,
alors qu'il vit en semi-retraite dans un couvent de la région de
Méry-sur-Seine, aux premières loges pour bien veiller sur les
travaux, qu'Artus mettra au point l'invention qui ne le rendra guère
célèbre de son vivant, mais trouvera des applications grandioses
bien plus tard, au XXe siècle. Ses travaux dans le Marais Poitevin aux côtés de son ami Pascal lui ont apporté une certaine expérience en hydrologie et, étudiant la configuration de cette partie de la vallée de la Seine, il fait établir ou rétablir des canaux latéraux de dérivation à la rivière, qui fait éviter aux bateaux les moulins et leurs barrages, sources de conflits entre meuniers et mariniers. De ces canaux subsiste encore de nos jours celui connu sous le nom de Sauvage, long d'environ neuf kilomètres. Le délai supplémentaire imposé par les procès des Nogentais lui permet de réfléchir à un nouveau type d'ouvrage de franchissement des dénivellations, qu'il va expérimenter sur ce canal. Le canal de Sauvage, sur la carte de Cassini. Méry-sur-Seine est à droite. La grande route en bas est l'actuelle route Nationale 19
La « porte en éventail » Artus n'équipe pas son canal d'écluses à sas, bien que le principe en soit connu depuis deux siècles. De simples pertuis suffiront, que l'on descendra à gré d'eau à l'avalaison, et remontera grâce à des treuils, la faible pente du canal l'autorisant. La nouveauté est une conception complètement nouvelle par rapport à tous les types de portes marinières que l'on construisait jusqu'alors. On l'appelle alors la « porte en éventail », et de nos jours c'est la « porte-secteur à axe vertical ». Nous invitons le lecteur à examiner attentivement les dessins de l'époque, qui seront repris dans la Grande Encyclopédie du XVIIIe siècle, pour en comprendre facilement le fonctionnement. Cette porte existe en deux versions à simple éventail ou à double éventail. C'est cette dernière qui est présentée là, mais le principe est le même dans les deux cas. Et surtout, les avantages en sont très grands. La porte-secteur d'Artus Gouffier présentée dans la Grande Encyclopédie
Un rapport élogieux Écoutons ce qu'en dit en 1699, Monsieur Des Billettes, de l'Académie Royale des Sciences :
Et surtout :
Des Billettes continue son éloge Des Billettes termine ainsi : « Elle a été inventée par Feu M. le Duc de Roanez qui, sans étude & par la seule justesse de son esprit naturellement géométrique, était capable de chercher tout ce qu'il y a de plus fin dans les méchaniques, & particulièrement pour ce qui regarde les eaux, comme il étoit toujours prêt à raisonner très juste sur ce qu'il peut y avoir de certain dans la Physique, & généralement sur toutes les matières dont la discussion ne dépend pas d'une enchaînure de principes arbitraires. ». Sympa.
Une autre présentation de la porte-secteur par Monsieur Des Billettes en 1699
Le génie d'Artus Gouffier L'académicien scientifique enchaîne sur une description des portes de Gouffier, que nous remplaçons par les dessins d'époque suffisamment explicites et des schémas de principe de notre main. Il n'est pas besoin d'avoir fait des études de physique très poussées pour comprendre le fonctionnement des dispositifs imaginés par Artus. Et l'on y comprend vite que la pression de l'eau, en ne s'exerçant pas sur les maçonneries, mais directement sur les axes de pivotement des « éventails » (qui doivent être assez costauds pour encaisser cette poussée), ne gêne en rien la manœuvre des dits éventails. Pas plus que l'accumulation de sédiments devant eux, qui peuvent être évacués facilement par simple pivotement des mêmes éventails. Les inconvénients de tous les autres systèmes de portes marinières sont ainsi écartés. En plus, il y a la facilité et la rapidité des manœuvres. Le génie de notre petit duc du Roannais féru de sciences et de physique, réside là. En quelques schémas, le principe de la porte secteur conçue par Artus Gouffier : 1. La porte est fermée 2. La porte d'entre-ouvre. 3. La porte est à demi ouverte 4. La porte est ouverte
Huygens ? Plus loin, le même Des Billettes nous apprend : « Des Hollandais qui ont bien senti l'importance de ces Machines, ont déjà été curieux d'en avoir quelques desseins, & on les publie présentement ici (voir plus haut), parce que tout ce qui se découvre dans les Arts ou dans les Sciences doit être un trésor commun à tous les peuples policés. » Des Hollandais ? Tiens tiens... L'ami Christian Huygens n'y serait-il pas pour quelque chose ? Nous ne pouvons l'affirmer ni le contredire. En tous cas l'idée est plaisante et nous ne pouvons pas le lui reprocher car cela ira bien plus loin qu'on ne peut l'imaginer en 1699... Artus s'est alors éteint trois ans auparavant et repose depuis du côté de Méry-sur-Seine. Après Artus Les ouvrages conçus par Artus Gouffier sur la haute Seine ne dureront guère : par manque d'entretien, ils tomberont en ruine et lorsque, en 1778, l'académicien Jérôme Joseph Lefrançais de Lalande rédige son fameux « Des Canaux de Navigation... », il dresse un état des lieux assez calamiteux. Et il faudra attendre 1846 pour que, suite à une décision de Napoléon 1er, des bateaux remontent de nouveau jusqu'à Troyes par le canal de la Haute Seine conçu par l'ingénieur Pierre-Olivier Lebasteur (2). Ce canal à son tour finira bêtement bousillé dans les années 1970, et Troyes a un port isolé du réseau fluvial par une rocade pénétrante qui est venue le remplacer. C'était bien la peine...
Le triomphe posthume Néanmoins, la porte-secteur inventée par notre Artus, si elle a fait flop dans la haute vallée de la Seine, va trouver au XXe siècle des applications spectaculaires sur les voies d'eau du nord de la France ainsi qu'en Hollande. En outre, Voies Navigables de France nous apprend que la porte-secteur est très répandue à l'étranger, mais peu présente en France. Nul n'est prophète en son pays...
L'écluse d'Armentières, sur la Lys (source Internet)
L'écluse de Don, sur la Deule (source Internet)
Néanmoins
en France, les grandes écluses d'Armentières sur la Lys et de Don
sur la Deule sont équipées, depuis les années 1950, de
portes-secteur. De même, un peu au sud de Saint-Malo, l'écluse du
barrage de la célèbre usine marémotrice de la Rance comporte, elle
aussi, des portes-secteur. Elle a été mise en service en 1966. Tout près de là, l'écluse du Naye, à Saint-Malo, comporte aussi des portes secteur côté mer. Une porte-secteur de l'écluse du barrage de la Rance (source Internet)
Enfin, nous venons de le voir : dès la fin du XVIIe siècle, les Hollandais ont témoigné de l'intérêt pour l'invention de notre petit duc du Roannais. Cet intérêt est à l'origine d'un ouvrage gigantesque sur un des bras du Rhin, le pertuis de Maeslantkering, mis en service en 1997. Le Maeslantkering sur le bras de Rotterdam (source Internet) Le Maeslantkering Large
de 600 m, le Maeslantkering (« Porte protectrice du pays de la
Meuse ») barre, quand le besoin s'en fait sentir, un bras du
delta du Rhin, dans le cadre du « Delta-Plan », vaste
plan d'ingénierie destiné à équiper le delta du Rhin, de la Meuse
et de l'Escaut d'ouvrages assurant la sécurité de l'arrière-pays.
Il se ferme quand les hautes eaux générées par les tempêtes de la
mer du Nord sont trop menaçantes pour le delta et sa région car sur
ce bras se situe Rotterdam. Nous avons là, à une échelle de géant
et certainement avec un peu plus d'électricité et d'électronique,
la porte-secteur telle que l'a conçue Artus Gouffier vers 1680,
depuis sa paisible et discrète retraite champenoise. Imaginer que
depuis la fin du XXe siècle, l'invention d'un modeste petit duc du
Roannais protège Rotterdam des colères de la mer du
Nord a de quoi donner un peu le vertige... Et, consécration, le
Maeslantkering est en modèle réduit en Lego dans le célèbre parc de
Madurodam ! Le Maeslantkering : la porte de Gouffier à une échelle de géant (source Internet) En guise de conclusion Grand ami de quelques-uns des plus brillants esprits de son temps, auteur d'une innovation technique et pacifique majeure, ce petit duc Artus Gouffier, esprit avancé en son temps méritait bien qu'on lui consacre quelques lignes, au moins... Non ? Autre vue du Maeslantkering, invention d'un modeste duc du Roannais...
Bibliographie Artus Gouffier 1 et 2, ducs du Roannais, Blaise Pascal, François III d'Aubusson, duc de la Feuillade, Chronologie des Seigneurs du Roannais, Wikipédia Maison de Gouffier, site racineshistoire.free.fr/LGN/PDF/Gouffier.pdf Briare conquise par son canal, Paul Gache, 1993 Histoire de l'Académie Royale des Sciences, Rapport de Monsieur Des Billettes, 1699 Des Canaux de Navigation... Jérôme Joseph Lefrançais de Lalande, 1778 Usine marémotrice de la Rance, Écluses d'Armentières et de Don, Maeslantkering, icono Wikipédia
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(1) C'est Napoléon 1er qui parachèvera l'ouvrage au début du XIXe siècle, en aménageant ce qu'on appelle aujourd'hui « la Venise Verte ». (retour au texte) (2) Il s'est fait auparavant la main sur le canal Latéral à la Loire, dans le secteur de Digoin. (retour au texte) |
Le Maeslantkering sur internet : Le Maeslantkering |