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Les canaux du Beaujolais

2ème partie : un beau délire

  (cet article est la version intégrale et non expurgée d'une publication qui était prévue pour le magazine "Fluvial", mais restera inédite par suite de la disparition du-dit magazine)

Iconographie : Copyright Charles Berg sauf mention contraire

StVictorSurRhins

La vallée du Rhins à Saint-Victor

   

 

Démesuré, pharaonique, mégalo, chimérique, délirant, sont quelques-uns des qualificatifs adéquats pour décrire le projet que dépose vers 1888 un obscur ingénieur lyonnais.

Lyonnais, ou peut-être clermontois, enfin peu importe. En août 1888, l'ingénieur (??) Jules de Douhet présente une conférence sur son projet devant la Société des Sciences Industrielles de Lyon, et le compte-rendu de cette conférence sera publié dans les colonnes du tome V, numéro 17, de « la Construction Lyonnaise »1. Le moins que l'on puisse dire est que son idée est... déconcertante.

Un grand canal maritime à travers la France

En quoi consiste donc le projet de Jules de Douhet ? Rien de moins que le percement d'un grand canal maritime depuis le Havre jusqu'à la Méditerranée. Panama, dont on commence à parler à l'époque, même si c'est très bientôt à cause du fameux scandale qui éclaboussera Ferdinand de Lesseps lui-même, ne serait qu'une aimable rigole à côté du canal de De Douhet.

Ce canal mesurerait 1083 kilomètres et comporterait 67 groupes d'écluses doubles et jumelles, et trois voûtes dont la plus longue aurait 10 kilomètres de long. Sa largeur varierait de 22 à 300 mètres, 22 mètres certainement dans ses sections étroites comme les tranchées et bien sûr les voûtes à moins que ce chiffre concerne la largeur du plafond du canal, et 300 mètres vraisemblablement dans les ports. De Douhet ne précise pas le nombre de ponts-canaux pas plus le gabarit de ses sas2, mais il suffit de savoir qu'il donnerait à son canal un mouillage de neuf mètres pour se faire une idée du reste : on peut facilement imaginer des sas de dimensions utiles dépassant assez largement les deux cent mètres sur vingt3.

Ecluses

Les écluses du canal de De Douhet ressembleraient à celà.

Panama

À titre de comparaison, les écluses de Gatun, sur le canal de Panama

La vocation de ce canal est bien logiquement économique, et De Douhet lui fait desservir les deux plus importantes villes du pays : Paris et Lyon. En plus de ces grandes escales, il prévoit des ports à l'amont et à l'aval de chacun des 67 groupes d'écluses et bien sûr dans chacune des villes un peu importantes desservies, comme Montargis, Gien, Nevers, Decize ou Roanne. Son canal rencontrera bien sûr d'autres voies d'eau comme l'Oise, la Marne ou le canal du Centre. L'ingénieur ne donne pas de précisions sur la façon dont ces connexions se feront, mais rassure que « tous les canaux existant actuellement seront également respectés ». Il prévoit que le trajet total s'effectuera, pour un bateau de fort tonnage, en 120 heures, dont 40 uniquement pour le passage des écluses, soit cinq jours, et il espère ainsi capter tout le trafic de la mer du Nord à la Méditerranée, et retour, contraint de passer par Gibraltar, voiliers compris. Pour ces derniers, s'il conçoit les ponts mobiles, la question se pose au sujet des trois voûtes, sans qu'il y apporte une réponse claire : grande hauteur libre ou démâtage ?

Le tracé du canal

Le canal part donc du Havre et remonte la Seine en coupant ses méandres autant que faire se peut : on n'est pas là pour faire du tourisme. Il contourne Paris par le nord-est, l'actuelle Seine-Saint-Denis, par une tranchée de quinze à vingt mètres sous le sol naturel. Il traverse ensuite la Marne sans doute par un gigantesque pont-canal comme il a pu le faire pour l'Oise, et remonte la Seine jusqu'au confluent du Loing dont il va emprunter la vallée pour aller rejoindre Gien, certainement au moyen d'une tranchée pour franchir le seuil entre Loing et Loire. À ce sujet, De Douhet précise qu'aucune tranchée ne dépassera les 70 mètres de haut, ce qui suffit pour passer ce seuil. Il remonte ensuite la vallée de la Loire sur 260 kilomètres, jusqu'à Roanne où il la quitte pour emprunter celle du Rhins, que voulaient déjà utiliser Regnault au XVIIe siècle, Daudet au XVIIIe et Brisson au XIXe4. Parvenu à Amplepuis, il perce la montagne du Beaujolais par une voûte longue de dix kilomètres, et aux dimensions certainement gigantesques. C'est le bief de partage du canal, à 300 mètres d'altitude. À peine sorti de ce tunnel, le canal s'enfonce dans un autre à Charbonnières-les-Bains, dans la banlieue ouest de Lyon. Parvenu dans la vallée du Rhône, il emprunte celui-ci recalibré au moyen d'aménagements qui préfigurent ceux que réalisera, mais à une échelle cependant plus modeste, la Compagnie Nationale du Rhône au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Par une dernière voûte sous les collines de la Nerthe5, il rejoint Marseille et la Méditerranée. En même temps, le Rhône est longé par un canal réservé à la batellerie.

Trace du canal

Tracé prévu du canal maritime de De Douhet. En orange, le bief de partage d'Amplepuis

Nous avons vu que le canal contourne Paris par le nord-est. De Douhet ne le dit pas expressément, mais il a certainement une autre idée : ce large et profond fossé plein d'eau offrira une belle protection à la capitale en cas d'invasion de notre voisine la Prusse, avec laquelle nos relations ne sont alors pas vraiment au beau fixe depuis 1870. Dans l'autre sens, le canal faciliterait le transit des navires de guerre d'une mer à l'autre.

Alimenter le canal

S'il y a un point qui n'inquiète guère notre ami Jules, c'est bien celui-là. Il a calculé que 40 mètres-cube par seconde suffiraient à une correcte alimentation de son canal. Sur cette base, il établit un barrage en travers des gorges de la Loire, à Pinay, pour constituer un réservoir sur la plaine du Forez, d'une contenance de 150 millions de mètres-cube, qu'il estime suffisante avec l'adjonction d'un autre barrage sur l'Azergues.

SautPinay   DiguePinay

La Loire à Pinay, avant son engloutissemment sous le barrage de Villerest. La digue de Pinay est opérationnelle depuis 1711. Peut-être suffisait-il de l'obturer complètement pour créer la retenue nécessaire pour alimenter le bief de partage du canal. Du moins, peut-être est-ce ainsi que De Douhat envisageait la chose...

Mais ce n'est pas tout.

« Un autre moyen tout aussi efficace, dit-il, est le suivant : le lac d'Annecy est situé à 443 mètres d'altitude, soit 143 mètres au-dessus des eaux du point de partage du canal (le tunnel d'Amplepuis, rappelons-le). Le fond de ce beau lac est encore placé à plus de 100 mètres au-dessus de ce point. Sa superficie est de 2500 hectares, il contient 750 millions de mètres-cube d'eau. » En expropriant quelques « petites usines » sur le Thiou, De Douhet pense ainsi récupérer assez d'eau pour porter la réserve à 100 mètres-cube par seconde.

Annecy

Le lac d'Annecy (photo Danièle Carie)

Mais il n'en reste pas là : l'Arve qui descend des glaciers de Chamonix pourrait fournir l'eau de la fonte des neiges en été, alors même qu'on en manque par ailleurs. Il compte sur un débit entre 160 et 700 mètres-cube par seconde, et établirait sur l'Arve une retenue à 480 mètres d'altitude, soit vers Cluses où le relief s'y prête particulièrement. De là, une rigole en pente douce emmènerait l'eau jusqu'au bief de partage.

Cluse

L'Arve à Cluses


Enfin, pourquoi pas ? On pourrait mettre à contribution le lac d'Issarlès, en Ardèche.

Issarles

Le lac d'Issarlès. Au fond, le Mézenc.

On le voit, Jules a pensé à tout.

Devis, rentabilité et délais

Ce point ne tourmente pas plus notre ami De Douhet que le précédent. Prenant en considération les trafics comparés de Gibraltar, du Mont Cenis, du Saint-Gothard, du Brenner6 et du Semmering7, ainsi que les chiffres du transit du canal de Suez, il expose une brillante démonstration dans les détails fastidieux de laquelle nous n'entrerons pas, mais qui prend en compte les droits de circulation, d'entrepôt, de manutention dans les ports, les produits de l'irrigation et de l'exploitation des chutes du Rhône et les frais d'entretien. Il conclut en apothéose par ces mots : « C'est dire que l’œuvre toute nationale que nous poursuivons sera la plus lucrative de toutes celles qui ont vu le jour, que les fondateurs y trouveront une fortune tout en méritant la reconnaissance du pays et que les actions futures d'une Société d'exploitation ne tarderont pas à avoir une valeur au moins double de celle acquise par le Suez .»

Toujours mû par le même optimisme, notre homme avance que la construction du canal ne demandera que dix ans et ne coûtera qu'un milliard et 500 millions de francs. Il évalue a 50 millions de tonnes le trafic probable de son canal et prévoit ainsi une recette annuelle de plus de 600 millions de francs ce qui rapporterait un bénéfice de cent cinquante millions aux actionnaires. Dans le but de réaliser encore quelques économies, on pourrait même abaisser de vingt mètres le bief de partage et son tunnel d'Amplepuis.

Bref, une excellente affaire. Aussi qu'attend-on pour commencer les travaux ?

Amplepuis

Amplepuis dans les monts du Beaujolais

Un projet trop incertain

Malgré le bel optimisme de Jules De Douhet, trop d'incertitudes pèsent sur ce projet trop délirant pour être vraiment pris au sérieux. L'idée finira par disparaître même des mémoires. Quant à son auteur, nul ne sait ce qu'il est devenu...

Charles Berg

ValleeRhins

Imaginons un canal maritime au milieu de cette petite vallée du Rhins...

 

RhinsGwenael

Le Rhins est néanmoins bel et bien navigable. La preuve !

Merci à Philippe Marconnet, ami historien roannais

Bibliographie

Journal de Roanne, années 1886 et 1888

Courrier de Tlemcen, du 20 décembre 1889

La Construction Lyonnaise, août 1888

Bulletin de la Société de Géographie de Toulouse, 1889


1. Ce sera notre source principale de documentation.

2. Ou alors il le précise dans une autre partie de sa conférence, car ce qui nous en est parvenu semble n'en être que la seconde partie.

3. Si l'on compare avec le gabarit envisagé pour le projet concurrent et contemporain de canal maritime des Deux Mers par l'Occitanie, ces chiffres seraient plutôt un minimum.

5. Tracé proche de celui, actuel, de la voie ferrée de Marseille à Vitrolles, et non loin du tunnel du Rove.

6. Col entre Innsbrück en Autriche, et Trente en Italie. (1372 m d'altitude)

7. Col en Autriche orientale, au sud-ouest de Vienne (935 m d'altitude)



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