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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3510 Lieu: Nissa
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écrit le Monday 05 Jul 10, 12:41 |
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La première chose qu'il importe de garder à l'esprit en étudiant ce nom, c'est qu'il est essentiellement féminin. Que ce soit dans les brumes du passé où à des époques plus récentes, la forme de base est bien le féminin. Les langues connaissent la veuve bien avant de connaître le veuf …
C'est bien sûr normal dans les sociétés de type patriarcal où le statut social des femmes, très soumis, implique de les catégoriser : la virginité et le veuvage sont pour elles des états modifiant leur place et leur rôle, ce qui n'est nullement le cas pour les hommes, ceux-ci restant en toutes circonstances maîtres de leurs organes sexuels.
En français, seul le féminin, « un hom vesve » est connu au Moyen-Âge et ce n'est qu'au XVIe siècle qu'un masculin « veuf » est formé par analogie avec le couple neuf/neuve. De même, en italien et en espagnol, où l'on forme encore plus facilement des masculins vedovo et viudo sur vedova et viuda.
Il en était de même en latin où le masculin uiduus est très secondaire par rapport à uidua et ne développe un usage relatif que comme adjectif poétique à l'époque impériale en prenant un sens « privé de, vide de » en doublet de uacuus et orbus.
Mais attention, le français « vide » a une tout autre origine (uacuus > *uocitus > a.fr. vuit > vide).
C'est donc de uidua qu'il faut partir pour les formes romanes, articulé avec diérèse /'widuwa/. Dès la fin de la latinité on aboutit à /'veduva/, forme qui subsiste exactement dans l'italien vedova tandis qu'en français la chute du d intervocalique puis la contraction de la diphtongue eu conduit à veuve.
L'évolution est parfois plus complexe comme en romanche de Haute-Engadine (puter) où c'est la voyelle médiane qui tombe (syncope) tandis que, sous l'accent, la première se diphtongue et que le w final se gutturalise (cp. uespa > guêpe) pour aboutir à vaidgua, forme qui est probablement par métathèse (euphémisante ?) à l'origine du guaivda de Basse-Engadine (vallader).
(note : je ne connais pas ces langues et n'ai fait qu'appliquer ici des principes généraux : cette analyse n'est que probable)
Je laisse aux spécialistes que ça amuserait l'analyse de l'espagnol viuda et du provençal veuzo qui semblent avoir connu des métathèses parallèles (prov. z < lat. d) ou du roumain văduvă qui m'étonne par sa voyelle initiale. Ces petits exercices sont un bon entraînement aux recherches étymologiques …
Si l'on cherche à aller vers l'amont depuis le latin uidua, il faut supposer un eurindien *h₁uidʰuh₂ avec chute de h₁ et vocalisation a de h₂ (suffixe ordinaire de féminin).
Les mêmes formes sont présentes en germanique avec le gotique widuwo, puis l'anglais widow et l'allemand Witwe et en celtique avec l'irlandais fedb ou le gallois gweddw.
Plus à l'est on trouve plutôt des formes à degré e, *h₁uidʰeuh₂, comme le sanskrit vidhavā, le vieux-prussien widdewū ou le vieux-slave vĭdova (slovène vdova, russe вдовушка pour l'oiseau).
Quant à la mystérieuse laryngale initiale h₁ elle est, comme d'habitude, attestée uniquement par le grec, vocalisée en e et soumise à un allongement métrique ē (en poésie on ne peut avoir quatre brèves consécutives) dans le vieux mot homérique ē(w)íthe(w)os (ἠΐθεος) qui désigne un jeune homme non marié, par opposition à parthénos (παρθένος) qui fut une jeune fille non mariée avant de prendre le sens plus restreint de « vierge ».
Ce rapprochement est souvent contesté tant à cause du genre masculin qu'à cause du sémantisme mais les deux argumentations sont plus complexes qu'il ne paraît (ἠΐθεος peut être aussi un féminin, survivance du genre animé, et le sens premier d'un *h₁uidʰeuh₂ pourrait être l'absence de relations sexuelles, cf. le « délai de viduité » qui freine le remariage d'une veuve ou d'une divorcée).
Un autre rapprochement a été fait avec le latin dīuidō « séparer, diviser, répartir » (< *dis-uidō, > fr. diviser) mais, s'il est pertinent, ce qui n'est confirmé par aucune correspondance claire, il apporte à vrai dire peu de chose à la connaissance des faits de société. |
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giòrss
Inscrit le: 02 Aug 2007 Messages: 2778 Lieu: Barge - Piemont
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écrit le Monday 05 Jul 10, 17:13 |
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Le piémontais vido (vìdou) et vìdoa (vidoua)
semblerait encore proche du latin du IV siècle, qui prononçait la v- initiale comme v- et non comme u- ...donc
viduus/vidua
L'evolution piémontaise est la suivante:
uiduus>viduus>viduvu>vidovu>vidov>vido (prononcé vìdou)
uidua>vidua>viduva>vidova>vidoa (prononcée vìdoua)
italien
uiduus>viduus>viduvu>vidovo>vedovo
uidua>vidua>viduva>vidova>vedova
Dernière édition par giòrss le Monday 05 Jul 10, 20:44; édité 1 fois |
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Jacques
Inscrit le: 25 Oct 2005 Messages: 6525 Lieu: Etats-Unis et France
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ElieDeLeuze
Inscrit le: 14 Jun 2006 Messages: 1622 Lieu: Allemagne
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écrit le Monday 05 Jul 10, 19:45 |
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Outis a écrit: |
L'évolution est parfois plus complexe comme en romanche de Haute-Engadine (puter) où c'est la voyelle médiane qui tombe (syncope) tandis que, sous l'accent, la première se diphtongue et que le w final se gutturalise (cp. uespa > guêpe) pour aboutir à vaidgua, forme qui est probablement par métathèse (euphémisante ?) à l'origine du guaivda de Basse-Engadine (vallader).
(note : je ne connais pas ces langues et n'ai fait qu'appliquer ici des principes généraux : cette analyse n'est que probable). |
En effet, bien complexe, et deux mots sont rarement aussi différents en puter et en vallader. Il y a beaucoup de métathèses en Engadine en général et en puter en particulier.
sursilvan: vieua
sutsilvan: vieuva
surmiran: vieva
puter: vaidgua
vallader: guaivda
si on reprend vidua, on a donc:
vidua > *viduva > *viuva : cela donne les trois formes au nord des Alpes.
vidua > *guiduva >*guaidva > guaivda : cela donne la forme avec métathèse d/v en vallader
Pour le puter, il y a deux solutions:
1. vidua > *vaiduva > *vaidugua > vaidgua : cela donne l'évolution avec -gu- à l'interne, chose étrange car le phénomème est plutôt normalement à l'initiale.
2. vidua > *guaiduva > *vaidgua > vaidgua : dela donne un gu- initial qui se serait une métathèse dans une second temps.
Je pense pour la seconde solution.
Il y aurait donc métathèse d/v en vallader et gu/v en puter. Par contre, le -d- a dû assez tôt se trouver au contact d'une consonne pour ne pas avoir été apocopé comme dans les autres idiomes romanches. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3510 Lieu: Nissa
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écrit le Monday 05 Jul 10, 20:29 |
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Grand merci. Mon analyse n'était donc pas probable, elle était fausse !
Et d'une certaine façon c'est tant mieux car cela donne un bon exemple de la difficulté qu'il y a à disserter d'étymologie pour des langues qu'on ne maîtrise pas et où on n'a donc pas à l'esprit tous les exemples parallèles susceptibles de baliser le chemin. |
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ElieDeLeuze
Inscrit le: 14 Jun 2006 Messages: 1622 Lieu: Allemagne
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écrit le Monday 05 Jul 10, 20:38 |
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Oh, je ne dis pas que j'ai raison, je pense juste "à haute voix" et vous me direz bien si mon raisonnement ne se tient pas. Un forum a tellement d'yeux, il y en aura bien deux pour corriger si je me plante.
Le truc, c'est qu'un v->gu- en milieu de mot, ce serait extraordinnaire, il faudrait voir cela de plus près. La règle, c'est que le changement a lieu en début de mot. Partant de cela, il suffisait d'intervertir deux termes dans ton analyse et voila. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3510 Lieu: Nissa
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 5:51 |
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Il y a longtemps que j'ai égaré les documents que j'avais là-dessus (un vieux cours de DEA du Pr Dalbera) mais certaines formes de conjugaison dans les dialectes nissarts, issues de parfaits latins en -ui, montrent une évolution w > gw en fin de mot. Dans l'absolu des langues romanes elle n'est donc pas exclue. Pour le romanche c'est une autre paire de manches …
Pour en revenir à l'importance de la veuve et à son statut social particulier, il faut se souvenir que, hors de la pratique du lévirat (remariage avec le frère du défunt), elle est à la fois femme sans homme et femme non mariable (puisque déjà imprégnée par un autre homme). Elle est donc une femme sexuellement libre et pourra sans gravité et pour le plaisir de tous jouer un rôle dans l'initiation sexuelle des jeunes gens. C'est probablement ce statut de la veuve qui explique l'expression « la veuve Poignet » pour désigner la masturbation masculine. |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11171 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 7:12 |
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Petite contribution sémitique au dossier du veuvage. Je cite Outis :
Citation: | La première chose qu'il importe de garder à l'esprit en étudiant ce nom, c'est qu'il est essentiellement féminin. Que ce soit dans les brumes du passé où à des époques plus récentes, la forme de base est bien le féminin. Les langues connaissent la veuve bien avant de connaître le veuf … |
"Veuve" se dit 'ayyim أيم en arabe classique, et, ce qui est effectivement intéressant, c'est que ce mot, de forme adjectivale, reste non marqué par la désinence féminine habituelle. Autrement dit, comme un veuf, ça n'existe pas, il est inutile d'en rajouter : la forme non marquée du mot désigne automatiquement une veuve. (Suis-je clair ?)
En arabe standard moderne, il existe un autre mot 'armal, أرمل qui a, lui, un féminin, 'armala, أرملة et les deux formes désignent respectivement le veuf et la veuve des temps modernes.
Dernière édition par Papou JC le Monday 08 Nov 10, 22:59; édité 2 fois |
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R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 15:43 |
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En hébreu, l'inconsolé de base est le veuf אלמן 'alman, d'où(*) אלמנה 'almana "veuve".
De 'alam:
Citation: | Strong:
(primitive root) "to tie fast"; hence (of the mouth) "to be tongue-tied":--"bind", "be dumb", "put to silence". |
Marrant...
Pour en revenir au français contemporain veuf / veuve. Je pense qu'en morphologie du français, on aurait envie de tirer la veuve du veuf. A vérifier.
En russe contemporain, c'est l'inverse: вдова vdov-a "veuve" (désinence -a, de genre féminin lorsqu'associé à des référents humains de sexe féminin) => вдов-ЕЦ vdovec (suffixe ici "masculinisant" <voyelle mobile+C>) "un veuf".
Bref, le terme de départ - l'Adam ou l'Eve - (ish ou isha en hébr.) se rejoue suivant les langues et les cultures.
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(*) comprendre ce "d'où" du point de vue du système des désinences dans la langue moderne, sans hypothèse diachronique. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3510 Lieu: Nissa
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 18:35 |
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R_Camus a écrit: | Je pense qu'en morphologie du français, on aurait envie de tirer la veuve du veuf. A vérifier. |
Mon affirmation :
Outis a écrit: | ce n'est qu'au XVIe siècle qu'un masculin « veuf » est formé par analogie avec le couple neuf/neuve |
est empruntée bêtement au TLFi :
TLFi, s.u. veuf a écrit: | La prédominance du genre fém. en a. et m. fr., qui s'explique par le fait qu'au Moy. Âge, une femme qui avait perdu son mari se trouvait dans une condition sociale plus défavorable, entraîne l'usage de l'adj. fém. qualifiant un homme. Au XVIe s., la prise de conscience de l'antagonisme gramm. entre les deux mots, amène la formation du masc. veuf, sur le modèle du couple neuf/neuve. |
Et j'avoue ne pas avoir songé qu'elle devait être vérifiée, tant ce cas de dérivation inverse m'a semblé cohérent avec l'évolution historique.
Je sais aussi ceci :
Wikipedia (dérivation régressive) a écrit: | la dérivation régressive n'est perceptible que dans une perspective diachronique : seule l'histoire de la langue permet de déterminer que le nouveau mot a bien été obtenu par suppression du suffixe d'un mot déjà existant, et non l'inverse |
Et c'est justement ce qui m'intéressait dans ma contribution à Babel. Tentant de suivre la notion en aval puis en amont du latin, je me plaçais délibérément dans la diachronie.
Et, de fait, dans cette perspective, j'ai les plus grands doutes sur le sens de la dérivation indiquée pour l'hébreu qui, pour moi, a une très forte odeur de synchronie. Mais connait-on bien l'histoire de cette langue ? |
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R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 18:42 |
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Il faut distinguer synchronie et diachronie! Elles interfèrent, certes, mais mobilisent des raisonnements parfois distincts. L'une n'est pas la vérité de l'autre - et inversement.
Comment traite-t-on habituellement (en synchronie) NEUF / NEUVE? A voir... (ci-dessous)
Pas sûr qu'on ait raison de donner un traitement à part à "veuf / veuve" à partir de considérations, disons, historiques.
Pour l'hébreu, mon analyse n'est explicitement pas diachronique. Promis, j'irai voir dès que je le pourrai (aïe, cela fait trois fils où me suis promis de revenir).
La citation de la Wikipedia ("la dérivation régressive n'est perceptible que dans une perspective diachronique") est une sottise. On définit des cas de dérivation régressive également en synchronie. Qu'ils citent donc leurs sources, qu'on aille y voir de plus près...
Mais rien de tout cela n'invalide les belle discussions plus haut. Simplement, il n'est pas acquis que le veuvage en soi parte toujours des veuves...
Dernière édition par R_Camus le Tuesday 06 Jul 10, 19:08; édité 1 fois |
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R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 19:06 |
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Hélène Huot, dans son excellent petit manuel "Morphologie..." insiste, en arguant du reste de Meillet (féminins = dérivés suffixés en indo-européen), que dans veuf / veuve, lapin / lapine etc., c'est le féminin qui est marqué (et dont la base s'avère coïncider avec la base de dérivation - veuv-age, lapin-ou - tout simplement parce que le e muet final préserve mieux le profil de cette base).
Analyse qui vaut pour le français contemporain, en tout cas.
D'ailleurs, imaginons : le veuf, par hypothèse issu de la veuve (mettons), serait réinterprété comme ce à partir de quoi se construit la veuve. Ces micmacs là sont monnaie courante dans les langues.
Et pour le slave, certains remontent à l'adjectif vĭdovŭ > vŭdovŭ, fém. vŭdova (Cyganenko). |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11171 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 19:39 |
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PapouJC, mille excuses, j'ai défiguré ce message en pensant écrire le mien propre, ne demeure que cette ligne que je citais (mea culpa, bis, ter)
Je parierais gros que le couple donné par R_Camus est de création "moderne".
L'autre partie du message s'interrogeait sur la diachronie du couple de l'arabe moderne. |
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R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 20:14 |
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Non-non, Exode 22.24 pour l'une ("Et vos femmes deviendront veuves"); Jérémie 51.5 pour l'autre (Israël n'est point (le) veuf de son Dieu") |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11171 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 06 Jul 10, 20:59 |
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J'essaie de reconstituer le message perdu.
Je disais donc que je n'avais parlé de l'arabe 'ayyim - forme masculine désignant un être humain féminin - que pour apporter de l'eau au moulin historique d'Outis. Cela me semblait un fait de langue intéressant.
(J'ajoute que le cas n'est pas unique puis qu'on le retrouve évidemment, si je puis dire, pour l'adjectif "enceinte", qui se dit Ḥāmil حامل , forme masculine non marquée s'appliquant elle aussi à un être humain forcément et naturellement féminin.)
Et j'opposais ce mot unique (et ancien) au couple 'armal / 'armala que je suppose plus récent. Mais sans preuves, malheureusement.
Voilà, je crois que c'est à peu près ce que je disais ...
Excuses acceptées mais prière d'être plus prudent la prochaine fois ...
Dernière édition par Papou JC le Monday 08 Nov 10, 23:02; édité 1 fois |
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