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De l'ancien français au moyen français. - Forum langue d'oïl - Forum Babel
De l'ancien français au moyen français.

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Cligès



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Messageécrit le Monday 01 Aug 22, 16:55 Répondre en citant ce message   

Toute langue non encore fixée par l’écrit ou des conditions historiques particulières évolue sans cesse, comme en témoigne tout particulièrement notre ancienne langue.
Cette évolution, graduelle, n’est évidemment pas perceptible pour l’usager ; mais pour peu qu’un grammairien ou un simple lettré la considèrent rétrospectivement, à la lumière de témoignages écrits antérieurs à leur époque, ils percevront aisément cette différence, surtout s'il existe une homogénéité dialectale entre l'état de langue qu'ils pratiquent et celui des documents anciens qu'ils consultent(1).

Cette expérience a tellement marqué le poète François Villon qu’il s’est amusé à écrire une ballade dans la langue du début du XIIIème siècle, la Ballade en vieux langage françoys, non sans commettre quelques erreurs, ce qui prouve bien la coupure qui pouvait exister entre la langue réellement utilisée au XIIIème siècle, l’ancien français et la sienne, qui relève du moyen français.

Voilà donc une distinction qui n’est pas si factice qu'on le dit, puisque on a là deux états de langue appréhendés par un contemporain du plus récent. Cela dit, deux siècles séparent la langue de Villon et le pastiche qu’il réalise ; aux yeux du spécialiste, c’est un temps trop long pour déterminer valablement une « frontière » : il faut donc chercher à restreindre l’écart(2).

Ces deux extraits, que j’ai choisis proches par le genre littéraire et la formulation, sont cette fois séparés par moins d’un siècle ; ils suffiront à notre objectif :

a) Quant li roys et li baron virent ce, il s’acordèrent que li roys feist passer son ost par devers Babilone.
Joinville (v.1224 - 1317), Vie de saint Louis, éd. Champion.

b) Quand le roi de France et les seigneurs en furent certifiés, si furent tout pensifs.
Froissart (v. 1337 – v. 1410), Chroniques, id.

Même si l’on n’est pas spécialiste, la différence saute aux yeux : en exagérant à peine, on peut dire que le premier fait « vieux français », tandis que le second est presque du français moderne…

Il est donc commode de fixer la frontière que nous cherchions vers le milieu du XIVème siècle. Vouloir une date plus précise peut sembler vain ; néanmoins, celle de 1340 me semble fondée, même si elle est symbolique. Pourquoi ? Parce qu’à cette date naît Eustache Deschamps, dont la langue, innovante sur le plan proprement littéraire, présente à la fois des traits qui l’apparentent à l’ancien français, et d’autres à une période plus « moderne » de l’histoire de la langue. Un seul exemple suffira : on trouve dans ses poèmes, en fonction de sujet, tantôt mes (ou ces) cuers(3), tantôt mon cuer ; ces sortes de variations, courantes chez les auteurs du temps, sont dues soit aux habitudes des scribes, volontiers conservateurs(4), soit, plus vraisemblablement, à un choix délibéré de l’auteur(5). On peut donc parler ici d’état transitoire de la langue (littéraire) dont notre poète nous donnerait de nombreux témoignages, et avancer la date citée plus haut comme marquant une entrée symbolique – je tiens à ce terme – dans la période du moyen français(6).

S’il semble relativement aisé de s’accorder sur un terminus a quo, il l’est moins de fixer le terme au-delà duquel on peut parler de français moderne. En littérature, dans les concours, on considère comme « modernes » les œuvres écrites après 1500. Mais il suffit de lire Rabelais ou Montaigne – sans compter Marot – pour s’apercevoir que la langue de ces auteurs n’est pas encore vraiment la nôtre, même si des « traductions » de leurs œuvres ne sont plus envisageables (ce qui constitue tout de même un marqueur). Il faut donc aller plus loin, jusqu’au XVIIème siècle, grande époque de codification de la langue, de fixation de l’orthographe et de constitution progressive d’un « bon usage » pensé comme apanage des classes dominantes, mais plus généralement destinée à devenir celui des « honnêtes gens ». En littérature, le « français classique » naît vers 1625, date de la mort de Malherbe, que l’œuvre ainsi que les prises de positions intransigeantes sur la langue des poètes de la Renaissance auront beaucoup contribué à promouvoir. Admettons cette date, qui est commode, même si nos critères ne sont pas toujours de nature spécifiquement linguistique (7).

Mais il est temps de résumer - à grands traits - les principales caractéristiques du moyen français en matière phonétique, orthographique, morphologique et lexicale (8).

(1) Les différences dialectales constatées dans les manuscrits des œuvres médiévales sont malgré tout bien moindres que celles qui existaient à l’oral ; on expliquera un jour pourquoi…

(2) Ces restrictions progressives, si l’on dispose de documents suffisamment nombreux et variés, forment une méthode efficace en linguistique diachronique.

(3) Attention à ne pas prendre mes cuers pour un pluriel, ce qui serait du reste plutôt incongru ; la forme remonte à *meus cor(d)-s.

(4) Faut-il rappeler que n’avons conservé aucun texte autographe d’auteurs antiques ou médiévaux ?

(5) En dépit du caractère « moderne » qu’elle peut présenter chez certains auteurs, la langue littéraire, a fortiori la langue n’est pas celle du quotidien.

(6) L’expression d’état transitoire s’entend en diachronie, car en synchronie, il est bien évident qu’un état de langue, quel que soit le temps où on le saisit, forme toujours un système « en équilibre ».

(7) Il y a malgré tout des critères plus proprement linguistiques qui entrent en jeu, notamment la fameuse « loi de position » qui va donner à de nombreux mots leur aspect phonétique actuel ; nous n’aborderons évidemment pas le sujet ici. Il est curieux de constater que c’est vers la même époque que les dialectes, qui semblent avoir atteint leur différenciation maximale, cessent d’évoluer, sans qu’il soit question ici de codification.

(8) Nos sources sont les suivantes :
- Albert Dauzat, Histoire de la langue française, éd. PUF ;
- Hervé Abalain, Le français et les langues historiques de la France, éd. J.-P. Gisserot (2007);
- J. Picoche et C. Marchello-Nizia, Histoire de la langue française, éd. Nathan (1989).
Les datations sont tirées de l’ouvrage de G. Zink, Phonétique historique du français, éd. PUF (1986).


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Cligès



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Messageécrit le Thursday 11 Aug 22, 18:16 Répondre en citant ce message   

A) Phonétique et orthographe.

Affaiblissement du [ə] central atone (e « muet » moderne) :
- en position finale, au cours du XVIème, sauf si le voisinage consonantique exige son maintien, en particulier d’un mot à l’autre (ex : entre nous). Cet [ə] final sera encore perceptible au XVIIIème, même en hiatus (on écrit alors couramment ruë). On sait que cet [ə] se maintient jusqu’à nos jours dans l’orthographe (9); seuls eaue et quelques autres mots le perdront dès le XVIème ;

- en position prétonique, entre consonnes ; au XVème, on ne dit plus serement ni carrefour ou souverain (3 syllabes), mais serment, carfour et souvrain ; l’orthographe n’enregistre l’évolution qu’exceptionnellement, comme dans serment.

Réduction du hiatus résultant du contact du [e] du [a] ou du [o] devant voyelle tonique, ou de ce même [e] derrière voyelle atone. Déjà amorcée au XIIIème, cette réduction se confirme malgré, ici encore, un certain conservatisme.

Au XVème, on a ainsi meur [meyr] qui se réduit à [myr] (FM mûr] ; seu, peu, veu (deux syllabes) qui se réduisent à su, pu, vu ; veoir, cheoir à voir et choir.
De leur côté, roond, aage, baaill(i)er deviennent rond, age (FM âge), bailler (FM bâiller), avec changement de timbre du a long.

L’hiatus du [e] derrière voyelle atone se réduit également, et vraiement, prierai, dénouement perdent chacun une syllabe. L’orthographe enregistrera cette perte dans les adverbes, en revanche, un e graphique sera rétabli dans dénouement, qu’on écrit encore dénoûment aux XVIIème-XVIIIème siècles.

Mais dans un vers, tout comme en AF, le poète peut très bien choisir de maintenir l’hiatus ; les éditeurs modernes le signalent alors par un tréma afin de ne pas écorcher le vers à la lecture :
E. Deschamps peut donc écrire (au tréma près) ce décasyllabe :
Car en ce cas aroyë trop d’anoy ("Car en ce cas, j’aurais trop de tourment") (10).

L’effet de la « loi » de Bartsch dans des mots comme chievre, laissier, cerchier tend à disparaître en dépit d’un conservatisme orthographique qui se fera sentir jusqu’à la fin du XVème siècle. Villon (ou un copiste) écrit encore, dans sa Ballade des proverbes : Tant grate chievre que mal gist, mais on prononce [šęvr] depuis la fin du XIIIème siècle.

Au cours du XVIème, la réforme érasmienne, normalement appliquée à la prononciation du latin, fait qu’on va également prononcer [e] le [ə] prétonique dans certains mots où il ne pouvait pas s'amuïr, comme félon, séjour, trésor, férir ; les préfixes [də] et [rə] vont de même passer à [de] et [re] dans un certain nombre de mots comme déjeter ou récrier, sans supplanter toujours l’ancienne prononciation, d’où des doublets comme reformer/réformer.

Le [o] initial atone s’était normalement fermé en [u] au cours du XIIIème siècle (on disait donc - et on écrivait parfois - souleil, rousée, pourtraict comme couronne, rouer, jouer, etc…). Mais un processus analogique assez complexe a fait que ce [u], senti comme « populaire » (11), a été combattu aux XVIème et XVIIème siècles. Il y eut alors la fameuse querelle des « ouïstes » et des « non-ouïstes », ces derniers partisans d’une restitution savante qui a vu triompher, entre autres, les prononciations modernes soleil, rosée, portrait.

Fin des nasalisations. Après [ɑ̃n], [ẽn], devenus homophones dès la fin du XIème (cf. enfant), puis [ɔ̃n] (XIIIème), la nasalisation gagne le [i] et le [y] suivi d’un n non intervocalique. Les deux dernières voyelles nasales, [ɛ̃n] (moulin) et [œ̃n] (brun) apparaissent alors au cours du XIVème (12)-(13).

A partir du XVIème siècle s’effectue une dénasalisation partielle ; la consonne nasale jusque ici prononcée s’amuït en syllabe fermée alors qu’elle se maintient en syllabe ouverte ; en ce cas, la voyelle redevient orale ; c’est pourquoi on a à présent bon [bɔ̃], mais bonne [bɔn(ə)], qu’on aurait dû écrire bone (cf. honneur en face d’honorable), qui est de formation savante.

Ouverture du [ɛ] en [a] devant [r]. C’est là une tendance « populaire » combattue par les puristes du XVIIème siècle effrayés par son ampleur (on trouve Piarrot, guarre, pardu, barlue chez les paysans de Molière…). Faute de connaître parfaitement l’étymologie, des grammairiens corrigeront indûment sarcueil en cercueil (< sarcophagum) et garir en guérir (< warjan). Seuls quelques mots ont gardé le [a]< [ɛ] en FM : larme, harde, écharpe, harce(ler) (AF lairme, herde, escherpe, herse, qui sont strictement phonétiques).

Du XIIIème au XVIème siècle, les consonnes finales qui avaient jusque là résisté s’amuïssent pour la plupart, sauf en cas de liaison ou de distinction morphologique du type [ply]/[plys]. L’orthographe, dans la plupart de cas, n’enregistre pas ces disparitions qui éloignent de plus en plus le français du latin, et que les puristes combattent, parfois avec succès dans le cas du –f final (sauf dans clé). Il y a malgré tout de nombreuses exceptions, comme cap en face de drap, sac en face de broc, sept en face de sait.
Le –r et le –s avaient particulièrement bien résisté jusque là parce qu’ils constituaient des marques morphologiques ; la disparition du -s accentue la ruine du cas sujet masculin et celle du pluriel ; pour ce denier, c’est désormais au déterminant ou au verbe d’assurer la marque (liaisons exclues), fait unique dans les langues romanes. Le –r s’est maintenu dans le suffixe –eur, par réaction contre sa disparition dans les dialectes (en picard, on dit ainsi « minteux » pour « menteur »), mais pas dans les infinitifs des verbes du premier groupe, désormais quasiment homophone des participes passés.

Si les changements phonétiques, de l’ancien au moyen français sont moins considérables que dans toute la période de formation de la langue, en revanche, c’est à cette dernière période que se profile le français moderne. Il ne manque au phonétisme de la langue que l’abandon du r « roulé », au moins à Paris et surtout, la fameuse « loi » de position, pour donner à la plupart des mots leur aspect définitif. Quant à la forme écrite des mots, elle va s'éloigner de plus en plus de la prononciation alors que le français de la fin du XIIème connaît une orthographe quasiment phonétique, comme nous le verrons prochainement.

Notes :
(9) Et même à l'oral si l'environnement consonantique l'exige, ainsi que sans la métrique ou la diction soutenue. Il peut même devenir tonique dans dis-le, par exemple.
(10) Malherbe bannira de la métrique le [ə] derrière voyelle et devant consonne, sauf dans le corps des formes verbales ; un poète ne saurait écrire * « une vie facile », ni *« une vi(e) trop heureuse », mais « je renierais ma vie ».
(11) Ne pas confondre "populaire" et "dialectal" ; la première de ces distinctions est d'ordre sociale.
(12) Dans la Chanson de Roland, pin, enclin, Turpin assonent encore avec vis, ubli, fis, et barun, Russillon avec flurs, plurt (l’anglo-normand [u] est l’équivalent du « francien » [o]).
(13) Je laisse de côté le cas, fort complexe, de la nasalisation des diphtongues issues des anciennes voyelles toniques latines (main, plein, foin, juin).


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dawance



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Messageécrit le Friday 12 Aug 22, 18:43 Répondre en citant ce message   

Cligès a écrit:
Citation:
Toute langue non encore fixée par l’écrit ou des conditions historiques particulières évolue sans cesse,...
Voilà qui demande une analyse, si minime soit elle, de ces langues d’oïl non encore fixées par l'orthographe
Citation:
...comme en témoigne tout particulièrement notre ancienne langue.
En effet, tu montres très bien que la langue française a particulièrement évolué, à tel point qu'elle a été qualifiée de "la moins romane des langues romanes."
Je suis trop vieux pour faire l'analyse en question; je devrais d’ailleurs me limiter au seul wallon, cette unique analyse ne conduisant pas à une loi générale.
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Cligès



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Messageécrit le Saturday 13 Aug 22, 8:42 Répondre en citant ce message   

L'étude des dialectes est affaire de spécialiste, non de vulgarisateur.

Oui, le français s'est beaucoup éloigné du latin, et ce quasiment dès son origine. La plupart des traitements phonétiques qui le caractérisent (diphtongaison du a tonique libre, par exemple), interviennent dès le VIème siècle (d'après Fouché et Zink). C'est pourquoi les lettrés contemporains de ces changements, comme Grégoire de Tours, les considéraient alors comme une inadmissible corruption du latin, sans réaliser qu'une nouvelle langue naissait. Il faudra attendre la fin du VIIIème siècle pour que cette prise de conscience s'effectue.
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Cligès



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Messageécrit le Saturday 13 Aug 22, 15:13 Répondre en citant ce message   

A) (suite) Orthographe.

On peut dire que dans l'ensemble, l’orthographe de l’ancien français était phonétique ; elle ne reproduisait sans doute pas vraiment la prononciation effective de l'époque où l'on écrivait, mais c'était à quelques détails près(1). C’est l’une des raisons des nombreuses variantes que l’on trouve dans des manuscrits de même date et appartenant à la même aire géographique, mais rédigés dans des scriptoria différents.

A partir du XVème siècle, le français écrit se répand, les genres littéraires évoluent et se diversifient, les milieux favorisés sont plus familiers de la lecture qui n’est plus exclusivement orale ou objet de « performances » (au sens anglais du terme), comme c’était le cas avec les chansons de geste aux XIIème et XIIIème siècles. Mais la lecture silencieuse est malaisée ; les habitudes des scribes, en matière d’orthographe et de graphies sont diverses, comme on l’a dit, et les nombreuses abréviations rendent difficile le travail de déchiffrage.
C’est sans doute la recherche d’une meilleure lisibilité qui va pousser à rendre le mot davantage reconnaissable « du premier coup d’œil » en modifiant la graphie de certaines lettres peu visibles (le i, par exemple), ou en étoffant le mot par l’ajout de lettres, étymologiques ou non, afin que certains rapprochement analogiques facilitent sa reconnaissance. Nina Catach, auteure de nombreux ouvrages sur l’orthographe, parle en ce sens d’une dimension idéographique qu’on aurait cherché à donner au mot(2). Par la suite, l’apparition de la typographie, en dépit du choix des caractères gothiques (la majorité des manuscrits étaient écrits en minuscules carolines), rendra l’acte de lecture plus facile, et c’est à cette époque que s’opérera la distinction du i et j, du u et du v, qu’on introduira les accents et qu’on généralisera la ponctuation (dans la seconde moitié du XVIème).

Un autre facteur va jouer. Des lettrés, comme les praticiens du Parlement de Paris(3), vont tenter de normaliser l’orthographe en stabilisant les formes au détriment de la correspondance oral/écrit tant bien que mal assurée aux époques précédentes. Certes, il y aura encore longtemps des fantaisies individuelles – en pleine époque classique – ainsi que des graphies dialectalisées suivant l’origine du scribe(4), mais dans l’ensemble, le moyen français voit naître la prise de conscience du phénomène orthographique et de sa spécificité française.

Nous allons donner des exemples de cette double tendance, propre au moyen français, à partir d’un passage tiré d’un roman du XVème siècle, Jehan de Saintré, d’Antoine de la Sale(5).

(Au début du roman, Jehan de Saintré, jeune page ingénu, est taquiné par les dames de la cour)

Lesquelles paroles par Madame dittes en sousriant, les dames congnurent bien que, combien que fussent vrayes, que n’estoient que pour farser. Mais de ce tres crueulx congié, le povre Saintré, qui ne penssa pas mains que de estre deshonnoré, se prist a plourer merveilleusement. Alors dame Jehanne, dame Katherine, Ysabel et les aultres damoiselles en eurent grant pitié. Lors, en riant, toutes a genoulz devant Madame se misrent, priant pour que celle fois luy vaulsist pardonner, en promettant pour lui que demain il aroit choisy et fait dame pour servir.
« Nennil ! dist Madame, vous vous abusez que ung cuer failli feist jamais tant de bien
(6).
– Et sy fera, Madame, dirent elles. »

1° Conservatisme
Les mots français, en évoluant, perdent des sons et tendent ainsi à se réduire, ce qui fait que les homophones sont très nombreux. Par réaction à cette tendance, et pour mieux fixer une image visuelle caractéristique du mot(7), des orthographes parfois très anciennes sont conservées.
a) cuer (prononcé [kœr] depuis le XIIIème) est à mettre à part : cette orthographe, qui correspond à la prononciation du mot au XIIème siècle, tient à la difficulté de transcrire le son [œ], inconnu du latin. Dans la même œuvre, on trouve les graphies ceur, peu satisfaisante, car il faudrait alors écrire « queur » ou « keur », et coeur, la plus adéquate (l’imprimerie consacrera la forme moderne « cœur »). On voit qu’à l’époque de notre texte, le problème de la stabilisation de la forme écrite est encore en devenir, au moins dans les cas difficiles.

b) bien et combien témoignent eux aussi de la difficulté qu’il y avait à transcrire la nouvelle nasale [ɛ̃] derrière [i] (cf. chien, rien, etc…) : **byin n’était sans doute pas viable, et on a tout naturellement conservé à ces mots leur orthographe du début du XIIIème siècle, correspondant alors à la prononciation [byẽn]. Cette graphie a persisté jusqu’à nos jours, et c’est la raison pour laquelle le digraphe « en » se prononce différemment dans enfant et dans chien.

c) Le –s du pluriel, le –ent de la 3PP des verbes et le –r de l’infinitif des verbes du premier groupe sont conservés et ont été maintenus jusqu’à notre époque.
On conservera aussi le –s interne de prist, de estre, etc…jusqu’au XVIIIème siècle. On trouve aussi misrent, qui a la prononciation moderne [mir(ə)]

d) On conserve aussi la notation de l’ancien hiatus dans eurent [yr(ə)] : peut-être pense-t-on ainsi ne pas concourir à « dénaturer » l’image d’un des verbes les plus employés de la langue. Pourtant, à l’oral…

e) On remarquera enfin le maintien du [i] de congié, dû à la loi de Bartsch, mais qu’on ne prononce plus, comme on l’a dit précédemment. Cet [i] induit n’a guère survécu que dans chien (mais chen dans certains dialectes).

2° Innovations
a) On remarque quelques exemples de consonnes doublées : dittes, penssa, promettant. Si la première et la dernière formes peuvent se justifier par l’étymologie (dictae, promittere), ce n’est assurément pas le cas de la seconde, dans laquelle le second -s ne saurait fonctionner comme diacritique (dans ce mot, on ne risque pas de prononcer le s [z]). Ces doubles lettres, que l’on retrouve ailleurs à profusion (desconffit, seullement, voullentiers, etc…), apparaissent comme de véritables tics graphiques. Comme le dit A. Dauzat, « Certaines lettres sont ajoutées « pour la belle escripture ». On recherche les lettres à hampes, les lettres doubles, les fioritures, les superfétations »(8).

b) Le y, qu’on trouve en abondance dans les textes de la Renaissance, fait ici une apparition notable : Ysabel, luy, soy, choisy. Sa fonction, comme en ancien français, est purement graphique : c’est un i « amplifié » quand il est isolé, comme dans l’adverbe i > y, demeuré écrit ainsi, ou a la fin des mots, qu’il orne d’un long paraphe (dans les manuscrits, il peut aller jusqu’à traverser la ligne suivante !). Sa fonction moderne de demi-consonne apparaît dans l’intervocalique (joyeux) ; en cas, il n’est plus une simple variante graphique du i.

c) Beaucoup de lettres muettes sont ajoutées au mot :
- Le cas le plus fréquent est le l dans des mots comme crueulx, genoulz, vaulsist, ailleurs mieulx, doulz, etc… apparemment pour rappeler l’étymon latin. Or il se trouve que le l ancien s’était vocalisé en [u], et que la réintroduction du l est de ce fait artificielle. En ancien français, ces formes s’écrivaient (au cas sujet singulier ou au cas régime pluriel) crueus, genous/genoz, mieus, dous/doz (z n’étant ici que la ligature du [l] mouillé > [u] et du –s en fin de mot, tout comme le x de chevax). En fait, cette réintroduction visait surtout à harmoniser la forme écrite des mots de la même famille : on pouvait ainsi rapprocher immédiatement crueulx de cruelle (avant que la généralisation du cas régime n’impose cruel au masculin), genolz de « a genoillons » (= à genoux), mieus ou mieulz de meilleur, etc…

Quant à la forme sousriant n’est pas étymologique (lat. subridere), mais elle fait bien mieux ressortir la composition du mot en la dotant d’un élément « français » (en AF, on a le plus souvent sorrir).

- Les lettres ajoutées peuvent aussi avoir une fonction diacritique : dans notre extrait, c’est le cas de ung, qui évite qu’on prononce [nu], difficile à distinguer dans la minuscule caroline, et d'autre part permet d'étoffer le mot...

Pour des raisons analogues, on écrit à présent huile, huit, huître pour éviter de lire [vil], [vit], [vitr]. Certes, on trouvera que ces mots pouvaient difficilement être confondus, mais ils pouvaient néanmoins arrêter le lecteur.

- Mais le phénomène le plus connu reste, au XVème siècle et surtout au XVIème siècle, sous l’influence des Humanistes, l’introduction de lettres étymologiques.

Chez Rabelais, on trouve mes escriptz (< scripta), pinctes (< pictae), doubte (dérivé de dubitare), subget (< subjectum), aureille (dérivé de auris), etc…

On introduit aussi les digraphes ph, th dans les mots grecs comme physicien (fisicien en AF), philosophie, théologie), on restitue le h initial latin dans herbe (erbe en AF), honneur (onor en AF), homme (om en AF au cas sujet singulier, demeuré sous la forme du pronom indéfini on ou l’on (= l’homme)), etc… L’ancien français avait connu certaines de ces restitutions au XIIIème sècle, mais elles sont à présent généralisées.

Comme on le sait, il y a eu quelques erreurs, bien pardonnables à l’époque : on a écrit indûment sçavoir (dérivé de sapere et non de scire) ; advis (comme si le mot venait de **advidere alors qu’il est formé de m'est (a) vis = "il m’est avis" en AF), poids (de pensum et non de pondus).

Presque aucune des ces innovations n’a subsisté en FM ; on cite souvent legs (de laisser, non de léguer), qui a même influé sur la prononciation.

Le conservatisme orthographique et les innovations ne sont bien sûr contradictoires qu’en apparence : face à l’érosion phonétique, ne s’agit-il d’étoffer le mot écrit, de lui assurer une plus belle apparence ? C'est dans cet ordre d'idées que N. Catach voit dans les restitutions étymologiques un moyen aussi bien qu'une fin.


Si les réalités premières des langues sont les sons, il n’en demeure pas moins, pour toutes les raisons qu'on a dites, qu’il existe en français moderne une langue écrite qui, comme tout ensemble structuré, forme un « système » digne d’être étudié pour lui-même, comme René Thimonnier l’a montré le premier(9).
Et ce système, on le voit s'élaborer dès le moyen français.


(1) Ainsi, le digraphe oi s’est-il figé à la fin du XIIème siècle alors que la prononciation évoluait déjà vers [wɛ], plus tard [wɑ], comme on sait.
(2) Nina Catach, L’orthographe, éd. PUF (1978), pp. 20 sqq.
(3) op. cit. p. 239.
(4) On sait que ces variations, d’ailleurs peu considérables, s’atténueront après l’introduction de l’imprimerie, la diffusion du livre qui en résulte, et l’action politique de souverains comme François Ier.
(5) Édité par J. Blanchard et M. Quereuil, éd. Livre de Poche, coll. Lettres gothiques (1995), p. 50.
(6) « Non, dit Madame, vous vous trompez [si vous pensez] qu’un cœur lâche puisse un jour faire une aussi belle action » (Traduction personnelle).
(7) D’autant qu’on lit à présent des œuvres anciennes, notamment le cycle Lancelot-graal en prose, le Roman de la rose, etc…
(8) A. Dauzat, op. cit. p. 81.
(9) R. Thimonnier, Le système graphique du français, éd. Plon (1967).

Remarque :

Je ne pense pas utile de m'attarder sur l'orthographe grammaticale, mais j'aimerais tout de même dire quelques mots sur le cas spécifique de l'accord du participe passé avec le COD antéposé.

On entend souvent dire, peut-être à cause du fameux mot de Voltaire, que c'est Marot qui a inventé les règles d'accord en s'inspirant de l'italien. C'est inexact : il les a simplement formulées dans un poème plein d'esprit (et même de galanterie) en se basant sur l'usage italien certes, mais aussi français.

L'accord du participe existe en fait à partir de l'époque où le parfait composé a commencé à se répandre, et on a quelques exemples de cette innovation chez des auteurs tardifs comme Saint Augustin.

En ancien français, cet accord est couramment appliqué. Dans la Chanson de Roland, on peut lire (laisse171) :

Ço sent Rollant la veüe ad perdue

[...]
Dedevant lui une perre ad veüe
[...]
Tantes batailles en camp en ai vencues
E tantes teres larges escumbatues !


Mais il est vrai que l'usage est fluctuant, et que certains scribes accordent, d'autres pas (parfois le même !), et qu'on trouve aussi des exemples d'accord avec le sujet. Toujours dans la CdeR, on trouve, à la laisse 182 :

L'emperere ad prise sa herberge.

Le moyen français apportera plus de régularité dans ce système complexe, mais le cas de l'accord quand le verbe est suivi d'un infinitif ou quand le COD est en (à l'époque moderne, on fait l'accord en italien, mais pas en français) restera encore longtemps fluctuant.
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Cligès



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Messageécrit le Monday 15 Aug 22, 18:09 Répondre en citant ce message   

B) Morphologie et syntaxe

La matière est ample : pour la morphologie, je me contenterai de quatre faits : a) la caducité du cas sujet, b) l’uniformisation du féminin des adjectifs, c) la nouvelle distribution des formes qui comportent un l vocalisé devant -s à certains cas, d) deux exemples de normalisation dans la conjugaison.

a) Le cas sujet est progressivement abandonné au cours du XIVème siècle ; si on le trouve encore en poésie, c’est par archaïsme : pour s’en convaincre, il suffit de comparer les poèmes d’ E. Deschamps, où on le trouve encore parfois, à son art de dictier, premier art poétique de notre histoire littéraire, rédigé en prose, où il a totalement disparu.

Les raisons qu’on invoque pour expliquer cette disparition sont les suivantes(1) :
- l’amuïssement du –s final, qui rend homophones le CS. singulier et le CS. pluriel, vu que la forme de l’article était la même (li).
- l’absence de marque dans les noms féminins (sauf le type flor(s)), ainsi que ceux qui sont issus des noms latins de la seconde déclinaison en –er (pere, en dépit de li peres que l’on trouve quelquefois).
- la tendance à placer le groupe sujet en tête de la phrase déclarative, qui rend superflue une marque spécifique pour le sujet.

Il faut noter que dès le XIIIème siècle, il y a dans certains textes une assez grande incohérence dans l’emploi du cas sujet et du cas régime, et il est visible que la distinction entre les deux n’est plus pertinente.

Seuls les quelques mots relevant des anciens thèmes consonantiques latins sujets au déplacement de l’accent gardent deux formes distinctes, parfois jusqu’à nos jours, la différenciation des sens ayant concouru au maintien des deux formes qui ne deviennent donc pas concurrentes (sire/seigneur ; pâtre/pasteur ; on/homme, etc…(2).

La disparition du cas sujet, qui a entraîné celle de la forme li de l'article défini, fait que pour expliquer une évolution phonétique, il faut partir de la forme de l’accusatif, cette dernière ayant été généralisée à tous les noms, sauf les exceptions qu'on a dites, dès le moyen français.

b) Cette disparition du cas sujet va aussi conduire à un effort d’uniformisation, dès le XIVème siècle, des formes complexes dues à la vocalisation du -l devant –s dans les noms dont le radical se termine par -al ou -el (j’exclus ici les adjectifs, dont la situation est fort complexe du fait des formations analogiques).

Deux cas sont principalement à considérer. Pour plus de clarté, on partira de l’ancienne flexion.

- 1er cas :
singulier pluriel
CS. li chevaus li cheval
CR. le cheval les chevaus

-> Généralisation de la forme des cas régimes singulier et pluriel ; on a donc l’alternance –al au singulier, -aux au pluriel. Seuls les emprunts récents (carnaval, par exemple), sont en -als au pluriel, le l de ces mots n’ayant jamais connu de vocalisation.
Le –x est une cacographie, la signification de l’ancienne ligature us = x n’étant plus comprise.

- 2ème cas :
singulier pluriel
CS li chasteaus li chastel
CR le chastel les chasteaus

-> Généralisation de la forme du cas régime pluriel, la marque –s étant ôtée au singulier ; on a donc l’alternance –eau au singulier/-eaux.

Note : le a de –eau(x) résulte d’une évolution phonétique tout à fait régulière, mais qu’il serait hors de propos de développer ici. Le mot cheveu n’en comporte pas, tout aussi régulièrement. Sa forme au singulier, pratiquement inusitée en AF, a été également formée sur le cas régime pluriel cheveus, moins le -s.

c)
Extension progressive du féminin en –e aux adjectifs issus de adjectifs latins de la seconde classe, qui avaient la même forme au masculin et au féminin (sauf dans le type acer). Cette évolution va se poursuivre jusqu’à la fin du XVIème siècle.

On voit apparaître ainsi grande en face de grant < grandem, masc. aussi bien que fém. en latin), verte en face de vert, forte en face de fort, avenante en face de avenant, etc…
La forme féminine non marquée subsiste dans grand-mère, grand-messe, etc… Dans ces mots, il faut donc se garder de parler d’élision pour expliquer grand et ne pas mettre d'apostrophe !

Les participes présents, qui relevaient aussi de la seconde classe, ne subissent pas cette extension du fait de leur emploi fréquent comme gérondifs (elle va chantant = elle va en chantant) ; c’est aussi pourquoi ils perdent progressivement la marque du pluriel, qui restait utilisée en AF quand le participe jouait le rôle d’adjectif, assez rarement d'ailleurs.

d) Le système verbal de l’ancien français est d’une complexité extrême, du fait que les formes phonétiques voisinent avec les réfections, les alignements analogiques et l’emprunt de formes dialectales(3)
Le moyen français va tenter de mettre un peu d’ordre dans tout cela et on va finalement aboutir à une normalisation de la première conjugaison.
Un seul exemple : pour le présent de l’indicatif du verbe aimer, l’évolution phonétique, du fait du déplacement de l’accent dans l’étymon latin, avait produit les formes anciennes suivantes :
J’aim, tu aimes, il/ele aime(t), nous amons, vous amez, ils/eles aiment.
Dès le XIIIème, ai- est généralisé pour le radical, et au XIVème, le –e va être étendu à la 1PS, ce qui va faciliter la dénasalisation et permettre ainsi d’assurer la permanence du radical, qui est une tendance de la langue. De même l’infinitif phonétique amer va devenir aimer.

La seconde conjugaison, inchoative (le suffixe –isc apparaît bien dans la conjugaison italienne), ne posait pas de problème particulier ; mais pour la « 3ème » il n’en était pas de même, comme en témoigne l’état actuel, pourtant bien simplifié.

Pour cette dernière, je me contenterai de donner un seul exemple d’alignement, paradoxal parce qu’il ne se justifiait pas nécessairement par le besoin d’éviter des confusions, et qui offre encore encore matière à discussions(4) : c’est la quasi-généralisation du –s à la première personne de tous les verbes du « 3ème groupe » (sauf cueillir, offrir… explicables phonétiquement).

Si l’on considère ce passage tiré de Cligès, de Chrétien de Troyes (écrit vers 1170), on peut constater que la première personne des verbes ne reçoit aucune marque (le -o latin, comme toutes les autres voyelles finales à l’exception de –a, s’est amuï dès le VIIème siècle).

De par ton frere te desfi,
et de par lui, si com je doi,
semon touz cels que je ci voi
que te laissent et a lui viengnent.

CdT, Cligès, v. 2476-9, éd. Champion.

« Au nom de ton frère, je te défie,
et en son nom, comme je le dois,
j’enjoins à tous ceux que je vois ici
de te quitter pour se rallier à lui. »

Au XVIème siècle, on écrirait dois, semonds (vbe semondre), vois, sans compter défie (1er gr.).

L’introduction du –s est classiquement expliquée par l’analogie des verbes de la seconde conjugaison, finis < *finisc(o) ainsi que des verbes comme conois < co(g)nosc(o), puis < *poss(i)(o), dans lesquels le -s final était radical. Cet –s aurait finalement été considéré comme désinentiel et les formes anciennes qui ne le comportaient pas comme défectives. Ce sentiment persistera jusqu’au XVIIème siècle, où l’on verra des grammairiens proscrire comme fautives les quelques formes résiduelles comme voi et croi employées par licence poétique, souvent pour réaliser une rime « pour l’œil », chez Corneille et Racine notamment.
L’amuïssement du –s final rendra bientôt cette restitution inutile à l'oral, et fera qu'à terme, les trois premières personnes de tous les verbes seront homophones...

Simplifications et normalisations relatives, telles semblent être les tendances qui ont marqué l'histoire de notre langue ; aucune initiative individuelle n'a bien sûr joué, mais il est évident que les efforts des clercs(5) pour forger une langue littéraire qui, par son unité et l'efficacité de son système, puisse être dotée d'une dignité égale à celle du latin, ont joué un rôle non négligeable.

Notes :
(1) Il est intéressant de constater que le roumain, qui a conservé un « génitif-datif », ignore en revanche, pour les noms, la distinction nominatif/accusatif. Celle-ci ne semble avoir eu de réalité qu’en ancien rhétique (cf. V. Väänänen, Introduction au latin vulgaire, éd. Klincksieck (1967) pp. 117 sqq.)
(2) D’après Väänänen (ibid.), la forme sire se serait maintenue à cause de son emploi fréquent comme vocatif. J’en profite pour signaler que dans messire, mes n’est pas un pluriel, mais l'ancien cas sujet du déterminant possessif.
(3) La 3PS du parfait du verbe voloir pouvait avoir les formes suivantes (certaines seulement graphiques semble-t-il) : volt/vout/vuet/valt/vaut/volst/voust/vost
(4) P. Fouché, Morphologie historique du français. Le verbe, éd. Klincksieck (1967) p. 184 sqq.
(5) Nous entendons le mot dans le sens d' "intellectuel", artiste ou non.
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Messageécrit le Thursday 18 Aug 22, 18:25 Répondre en citant ce message   

Syntaxe

Nous allons nous limiter ici à l'essentiel en disant d'abord quelques mots sur l'évolution de l'ordre des mots dans la phrase déclarative, puis en retenant deux faits significatif du "retour au latin"(1) : le développement de la proposition participiale et celui de la proposition dite infinitive(2).

a)Évolution de l'ordre des mots.
A la fin du XIIème siècle, on peut lire dans Érec et Énide (v. 2381-4) :

A tant fors dou mostier s’en vont,
Ou palais real venu sont.
La comença la joie granz.
Le jor ot Erec mainz presenz
De chevaliers et de borgois.


On relève ici pas moins de cinq inversions par rapport à l’ordre moderne ! Le vers 4, en particulier, présente une inversion de type germanique : le circonstanciel (le jor), placé en tête, entraîne la postposition du sujet (Erec, qui devrait être écrit **Erez, mais ce n’est jamais le cas pour ce nom d’origine celtique).

Chez Froissart, on trouve encore des phrases du type :
Sur cel etat retourna en l’ost le Bascot parler a messire Garsis (Chroniques, III, 9) ;

Ainsi eurent les Françoys en ce temps le chastel de Trigalet (ibid.).

En revanche, Commynes écrit cette phrase déjà moderne :

Ainsi ledit seigneur voyoit bien qu’il falloit qu’il s’entremist avec ledit roy d’Angleterre (Mémoires, VI, 1),

et même :

Ainsi je commençay cette amytié par lettres. (ibid. II).

Néanmoins, l’inversion derrière des conjonctions ou des adverbes placés en tête de phrase reste fréquente. On sait qu’elle a lieu en français moderne derrière aussi dans son sens consécutif, ainsi, peut-être, sans doute, etc…

Bien sûr, l'ordre canonique S-V-C reste une tendance dans ce type de phrases et des raisons stylistiques, notamment en poésie, peuvent venir heureusement le bouleverser.

b) Propositions participiale et infinitive.
- La première est peu utilisée en ancien français, et surtout avec les verbes oïr et veoir, donc de manière plus ou moins figée.

Dans Le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes, on lit (v. 4906) :

veant mes ialz l’ocist (litt. « il le tua mes yeux le voyant » = « il le tua sous mes yeux »).

Dans l’extrait de Jehan de Saintré que nous avons cité plus haut, on a par contre une tournure participiale tout à fait comparable au fameux « ablatif absolu » du latin :

Lesquelles paroles par Madame dittes en sosriant, les dames congnurent bien que…
On remarquera au passage l’utilisation d’un « relatif de liaison » témoignant lui aussi de l’influence du latin classique, et ce bien avant la Renaissance.

- Mais c’est dans l’utilisation de la proposition infinitive au XVIème siècle que l’influence directe du latin classique se fait sentir.

En ancien français, celle-ci est assez courante derrière les verbes de perception, comme en français moderne, mais on la trouve très rarement derrière les verbes d’opinion ou de déclaration ; la tournure dico quod… s’était en fait imposée dès le latin vulgaire tardif(3).
Au XVIème siècle, les Humanistes l’introduisent de manière artificielle derrière les verbes construits avec elle en latin classique.

On trouve ainsi chez Rabelais :

Fabius Pictor dict rien par luy n’avoir été faict ne entreprins, rien par luy estre advenu, que preallablebment il n’eust congneu et prævu par divination somniale (Le tiers livre, chap. XIV).

Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tousjours suyvre le premier
(Le quart livre, chap. VIII).

L’abus de cette tournure persistera jusqu’à l’époque classique ; encore ne constitue-t-elle qu’un petit exemple de l’attrait de l’époque pour le prétendu retour aux sources antiques, aussi bien dans la langue que dans les productions littéraires.

On aurait tort de penser cependant que la langue, même littéraire, renoue alors en tous points avec la langue latine des grands auteurs : des tendances qui l’éloignent de cette dernière annoncent la langue moderne, tels la généralisation du pronom sujet aux deux premières personnes et l’emploi courant de l’article indéfini, rare en AF, et presque toujours employé alors dans un sens voisin du partitif (cf. la forme des du pluriel).

Ce sont ces tendances qui, dessinant une évolution qui est loin d'être linéaire, ont toujours assuré à notre langue la puissante originalité qu’elle possède au sein des langues romanes.

Notes :

(1) On sait que les Humanistes prétendaient renouer avec la latinité classique après les temps « gothiques » du Moyen Age. Mais leur vision était faussée par le manque de connaissance de cette vaste période. En effet, jamais le Moyen Age n’avait vraiment rompu avec la latinité, et au cours des mille années qu’il a duré, deux « renaissances » au moins ont paré à la décadence de sa pratique et de son enseignement. Par ailleurs, des auteurs comme Virgile et Ovide n'avaient cessé de fournir des motifs littéraires au roman breton ou aux lais de Marie de France, dont on connaît pourtant la puissante originalité. En revanche, la vraie conquête de l’Humanisme sera celle du grec, mais dans une frange infime des clercs (Montaigne, fervent lecteur de Plutarque, ne pouvait le lire que dans la traduction latine d’Amyot….).
(2) Nous recourons à l’appellation de "proposition infinitive" bien que celle-ci soit remise en cause par nombre de grammairiens ; mais seule importe ici l'existence de la tournure, non l'analyse qu'on peut en faire ni le nom à lui donner, aussi bien en latin qu'en français.
(3) Sur la proposition infinitive en ancien français, v. P. Mesnard, Syntaxe de l’ancien français, éd. Bière, Bordeaux, 1988).
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Messageécrit le Friday 19 Aug 22, 18:50 Répondre en citant ce message   

C) Lexique.
Nous envisagerons ici les mots sous l’aspect presque exclusivement lexicographique, la sémantique étant un terrain beaucoup trop vaste pour le cadre de cette dernière étude.

Au cours de la période du moyen français, l’évolution historique, sociétale, artistique et intellectuelle conduit à un enrichissement du vocabulaire. Le fonds primitif ne suffit plus, ou du moins dédaigne-t-on les « termes vulgaires [qui] ne [sont] pas indignes d’être admis par la philosophie et la science » (1).

On préfère alors calquer un mot latin, même si ce mot avait déjà fourni un premier dérivé en ancien français : c’est l’origine des doublets, connus de l’ancienne langue, mais appelés à se développer aux XVème et XVIème siècles(2). Dans de nombreux cas, le dérivé "populaire" disparaît.
C’est ainsi que anti ou antif deviennent antique (antiqu(us)) ; souef devient suave (suavis) ; sotil devient subtil (subtilis).

Les emprunts au grec se multiplient au XVIème avec le progrès de la science, notamment celui de la médecine. Mais l’emprunt est rarement direct ; un intermédiaire latin s’interpose presque toujours entre le grec et le français. On ne doit pas oublier que les textes scientifiques, comme les textes philosophiques ou théologiques, sont majoritairement rédigés en latin à cette époque (Oresme sera le premier à utiliser le français dans ce type d’écrits).
Parmi ces dérivés, on peut citer athée, enthousiasme, paralogisme, rhéteur, (mais rhétorique est plus ancien), architecte, sympathie, clinique (adjectif), diagnostique (mais diagnostic est classique), cotylédons, diaphragme, carotide
On sait tout le parti que Rabelais tirera de ces néologismes, jusqu’à l’ivresse…(3)

La langue emprunte aussi à d'autres langues d'oïl, comme brader au wallon, aux langues d’oc (cigale, dorade/daurade, cadenas nous viennent du provençal…), mais surtout à l’italien, à la suite des guerres de François Ier.
On peut citer ici ambassadeur, arcade, baldaquin, frégate, fantassin, frise, carnaval, cavalcade.
Ces noms ne font pas fortune seulement parce qu’ils renvoient à une civilisation brillante et raffinée : ce sont les sonorités des mots eux-mêmes qui les parent de prestige. On a vu que l'ancien français avait pour caractéristique de réduire les mots par syncope, perte des voyelles finales, contractions diverses dues à l’effacement des consonnes intervocaliques, etc… ; les mots italiens, qui n’ont pas subi les même vicissitudes, paraissent ainsi plus étoffés et plus sonores.

D’autres langues, comme l’arabe (seule langue à nous avoir fait connaître certains textes d’Aristote avant qu’on en découvre les originaux grecs), ont également fourni un contingent de mots non négligeable, souvent par l’intermédiaire de de l’espagnol (algèbre, algorisme (FM algorithme), alcool, etc…

Mais le lexique s’enrichit également par composition interne. L’ancien français connaissait évidemment ce type de formation qui permettait de créer des sens nouveaux ou des nuances de sens au moyen d’un affixe, sur le modèle du latin, qui offrait lui-même de nombreux exemples. Pour ne prendre que l’exemple des préfixes, on avait ainsi créé aamer, « se mettre à aimer » en face du verbe simple amer (aimer) ; retorner (faire retourner) en face de torner (tourner) ; redire (« dire à son tour », puis « redire ») en face de dire. Les suffixes -ier, et -eux étaient également très productifs.
En moyen français, le suffixe –et/ette, utilisé dès le début de l’ère littéraire dans de nombreux composés (chienet chez Marie de France, peissonet dans le roman d’Énéas (1160)… va connaître un développement sans précédent chez les poètes de la Pléiade, là encore jusqu’à l’excès, en raison de son sens à la fois diminutif et affectif. On se souvient de cette première strophe d’un sonnet de Ronsard :

Amelette Ronsardelette,
Mignonnelette doucelette,
Treschere hostesse de mon corps,
Tu descens là bas foiblelette,
Pasle, maigrelette, seulette,
Dans le froid Royaume des mors.


Trop c'est trop...

On a soin de créer des composés dont le radical soit clairement reconnaissable, ce que ne permettait pas toujours la stricte phonétique. On forme ainsi bijoutier sur bijou, caillouteux sur caillou, avec un -t- destiné à éviter l’hiatus. Ce même -t- euphonique servira dans des groupes comme a-il, qu’on n’hésitait pas à écrire tel quel en ancien français.

C'est de cette époque aussi que datent les mots modifiés pas fausse coupe du fait de la généralisation de l’article défini. L’iere (heres) devient le lierre, l’uette (uvita) la luette, l’âprelle (de âpre < asprum) la prêle, etc…

Enfin, si les noms de lieux nouveaux sont rares à partir du XVème siècle, à l’exception des noms de domaines, les noms de famille se développent ou se fixent sous le règne de Louis XI, et s’officialisent sous celui de François Premier(4).

L’époque du moyen français est donc un tournant capital dans l’histoire de notre langue :
- en lui donnant un visage déjà « moderne » à bien des égards,
- en confortant et en développant la littérature d’expression française,
- en consacrant son statut de langue officielle.


(1)
Oresme (1325-1382), cité par A, Dauzat, op. cit.
(2) La datation est toujours délicate : ce que les documents nous fournissent et que les dictionnaires étymologiques mentionnent, ce sont des dates d’attestation, qu’il ne faut pas confondre avec les dates d’apparition du mot dans la langue, presque toujours impossibles à déterminer précisément, même pour les dérivés savants.
(3) Boileau, flétrissant les néologismes des poètes de la Pléiade, dira de Ronsard, dans son Art poétique (1670) (Chant I) :
Mais sa Muse en Françoys parlant Grec et Latin,
Vit dans l'âge suivant par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pedantesque

(4) C’est une des prescriptions de la fameuse orodonnance de Villers-Cotterêts (1539) ; cf. A. Dauzat, op. cit. P. 75-76.


Dernière édition par Cligès le Saturday 20 Aug 22, 9:58; édité 2 fois
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Papou JC



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Messageécrit le Friday 19 Aug 22, 19:03 Répondre en citant ce message   

Merci pour ce beau devoir de vacances !
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Cligès



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Messageécrit le Friday 19 Aug 22, 21:49 Répondre en citant ce message   

Merci à toi !
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dawance



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Messageécrit le Saturday 20 Aug 22, 0:17 Répondre en citant ce message   

Certainement ce travail est énorme, peut-être plus que le mien...
Mais pourquoi aucun étymon de vos voisins du nord, par exemple brader. Le TLF:
Citation:
Ca 1440 Flandre « griller les viandes » (D'apr. R. MARQUANT, La Vie économique à Lille sous Philippe le Bon, Paris, 1940, p. 149), sens demeuré dans le liég. (Glons) brådî (NDLR orthographe corrigée), « flamber » (HAUST et GESCH.)
NDLR: Haust: du moyen NL braden, rôtir, pour désigner en wallon, en fin de marché, la viande trop cuite vendue à bas prix.
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Cligès



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Messageécrit le Saturday 20 Aug 22, 9:04 Répondre en citant ce message   

Mais parce qu'on ne peut pas passer tous les dialectes en revue, et que mon objet d'étude est la langue (littéraire) commune. C'est par la littérature médiévale que j'en suis venu à m'intéresser à l'histoire de la langue. Or, comme vous le savez, les textes littéraires anciens ne sont jamais écrits en pur dialecte, même ceux d'Adam de la Halle.

J'ai trouvé une charte de franchise wallonne de 1316 : je suppose qu'elle n'est pas écrite en pur dialecte ? Vous me direz.

http://www.fexhe-le-haut-clocher.be/ma-commune/accueil/PaxFexhe.pdf
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Cligès



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Messageécrit le Saturday 20 Aug 22, 9:04 Répondre en citant ce message   

J'ai ajouté votre exemple, mais on ne peut tout dire dans un si petit cadre...
___________________

J'ai trouvé la "copie" d'une charte de franchise wallonne datant de 1316 : je suppose qu'elle n'est pas écrite en pur dialecte ? Vous me direz.

http://www.fexhe-le-haut-clocher.be/ma-commune/accueil/PaxFexhe.pdf
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dawance



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Messageécrit le Tuesday 23 Aug 22, 16:03 Répondre en citant ce message   

Bien volontiers (bin voltï)
Tout d'abord, Fexhe, prononcer fèh', village de Hesbaye, avec lexh , notation du glide wallon h, selon la loi phonétique propre latin ou anc bas sax. sk est refusé et donne un H, come en lorrain.
Dans la charte, j'ai vu très peu de mots wallons, comme dans tous les textes médiévaux, y compris ceux de Jean de Stavelot (de son propre aveu).

Voici ceux que j'ai vu:
por nos, pour nous
chascun, actuellement chaskeun', chacun
maïeur, maire
tenrons, prononcer tinrons, pour tiendrons (sans la consonne épenthétique d, ni diphtongaison).
wardais, prononcer wårder, garder, le w du bas saxon étant conservé.
tot pour fr. tout, bas latin (ou lat vulgaire) tot, totte

Je n'ai pas tout compris parmi cette orthographe, pour le moins désuète...
J'ai noté marical, qui doit être le moyenâgeux mar(i)scal, du anc bas sax. marskalk, en wallon liégeois toujours mar(sk)al(lk) > mar-Hä, marihäye, maréchal-ferrand.
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Cligès



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Messageécrit le Tuesday 23 Aug 22, 18:29 Répondre en citant ce message   

Merci.
Je me doutais qu'il y avait peu de traits wallons ; en fait, mis à part certaines formes, et surtout l'orthographe, c'est du "français" ; presque toutes les formes que vous signalez peuvent se rencontrer dans d'autres régions, même tenrais, en picard, par exemple.
Les textes littéraires et les quelques chartes rédigées à cette époque sont écrits dans une langue destinée à assurer une intercompréhension suffisamment efficace entre les nombreuses régions du domaine d'oïl. C'est ce qui fait que les textes sont au mieux "typés", un peu à l'image de "l'accent" à l'oral, mais jamais purement dialectaux. Peut-être aussi parce qu'on ne sait pas transcrire son propre dialecte, ou que ce dernier n'apparaît pas comme étant assez digne d'être écrit.
Reste à faire l'histoire de cette langue commune : ni "koinè" comme le grec attique, ni langue totalement artificielle... Le débat n'est pas clos de nos jours.
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