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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Monday 12 Feb 07, 14:25 |
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Les remarques de notre bon Émile Littré sur le mot « chétif » sont tout-à-fait pertinentes sur le plan phonologique — le mot est clairement issu du latin captiuus « captif » — mais son interprétation sémantique me paraît quelque peu douteuse : les prisonniers de guerre sont sans doute maltraités et misérables mais ils ne sont pas chétifs ! D'ailleurs, les principes d'analyse critique des textes scientifiques lèvent le lièvre : son utilisation de l'incise « qui, du reste, se conçoit sans beaucoup de peine » est un des masques usuels de « mais je ne vois pas bien pourquoi ».
De fait, « chétif » ne s'emploie guère que dans deux contextes, « un enfant chétif », « une plante chétive » et au sens de « malingre, mal développé », plus une absence de croissance qu'une décroissance. Il faut chercher une autre piste.
Je la trouverai dans l'italien cattivo « méchant », issu du même mot latin, dont on remarquera que, d'un sémantisme sans rapport non plus avec la captivité, il s'emploie préférablement — et, je crois, initialement — pour un enfant avec le sens de « grognon ».
C'est là qu'il me faut parler du « changelin », une croyance remarquablement décrite et analysée dans l'excellent livre de Jean-Claude Schmitt, Le Saint Lévrier - Guinefort, guérisseur d'enfants depuis le XIIIe siècle. Je résume.
On a cru pendant longtemps qu'il arrivait que les fées et le petit peuple enlèvent des enfants pour qu'ils vivent avec eux et qu'ils remplaçaient ces captifs par des simulacres ayant leur apparence, les changelins. Mais ces simulacres étaient imparfaits et grossiers, ils étaient grognons et s'alimentaient mal, c'était à cela qu'on les reconnaissait. Destinés à vite mourir, il fallait alors, par des rituels, demander l'assistance d'un saint spécifique (Guinefort, un chien !) afin qu'il intercède auprès du petit peuple pour que le véritable enfant soit rendu.
C'est pour cela, j'imaginerais, qu'un enfant non satisfaisant devait être qualifié de « captif [chez les fées] », puis le sens mythique s'en serait perdu (la très-sainte église ne reconnaissait pas vraiment Guinefort) avec une divergence d'évolution sémantique entre le français et l'italien.
En tout cas, c'est mon hypothèse et j'y crois ferme …
(mais je recommande la lecture du livre de Schmitt, réédité en poche, un des plus brillants travaux sur le folklore que je connaisse) |
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Jiicé
Inscrit le: 25 Nov 2006 Messages: 192 Lieu: France, centre
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 11:03 |
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L'étymologie donnée par le TLF (ou Alain Rey) me semble plus crédible bien que moins séduisante, je cite :
Du latin vulgaire *cactivus, croisement du latin classique captivus « prisonnier » et d'un gaulois *cactos, que l'on peut déduire de l'irlandais cacht « serviteur », breton caez; captivus est utilisé par Sénèque pour désigner quelqu'un de prisonnier d'une passion, par les auteurs chrétiens pour désigner l'homme captif du péché (BLAISE), spécialement par St Augustin pour désigner celui qui prisonnier de Satan, ne peut se libérer par ses propres forces parce que la Grâce lui manque, d'où la notion de compassion et le sens de « malheureux » (d'où l'italien cattivo, «mauvais, méchant»).
Pour Alain Rey, le mot, en ancien français, fonctionne comme doublet de captif au double sens de «prisonnier» et de «malheureux, misérable». c'est cette valeur conservée dialectalement dans le domaine picard, que l'on retrouve dans ch'timi [...]
Par transposition sur le plan physique, chétif a pris le sens de «malingre, de faible constitution» (1150, rare avant le XVIIe siècle). |
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Dino
Inscrit le: 09 Oct 2006 Messages: 479 Lieu: Αθήνα – Ελλάδα
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 15:11 |
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Si je devais traduire "chétif" en grec moderne-populaire je dirais χτικιάρης (pron. khtikiâris) => tuberculeux, qui vient de χτικιό (pron. khtikiô) => tuberculose. Les termes originaux formels φθισικός, φθίση renvoient à "dégénéré", "décadent" et
"dégénération", "décadence" (de l'organisme). |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 18:22 |
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Jiicé a écrit: | … d'un gaulois *cactos, que l'on peut déduire de l'irlandais cacht « serviteur », breton caez |
Cela ne fait pas l'unanimité des celtisants :
Matasovic (An etymological lexicon of Proto-Celtic) a écrit: | Proto-Celtic: *kaxto- 'prisoner, slave' [Noun]
Old Irish: cacht [ā f] 'female servant'
Middle Welsh: caeth [m and f]
Middle Breton: quaez, kaez 'poor, unfortunate'
Cornish: cait gl. servus (OCo.)
Proto-Indo-European: *kap-to- 'captive'
Page in Pokorny: 527
IE cognates: Lat. captus, Go. hafts
Notes: It is possible that these words are borrowed from Lat. captus; however, they could also be inherited. |
D'ailleurs, phonétiquement, ce *cactos ne fait pas bien gaulois, langue où aussi bien le groupe -pt- que -kt- évoluent en -xt- (x spirante vélaire, graphie grecque -χτ-) comme brixtia (déesse Brictia) ou sextan (lat. septem, irl. secht). (référence : Pierre-Yves Lambert, La Langue gauloise, Paris 1995, p. 44)
Je suis également étonné par l'importance donnée aux sources chrétiennes dans ce que tu cites, j'aurais plutôt le sentiment qu'elles devraient avoir joué un rôle dans la diffusion du plus récent « captif ». Je vais essayer d'enquêter du côté de l'ancien français (pour l'italien, je suis incompétent).
Tu ne m'as pas convaincu mais je te remercie pour ces précisions intéressantes. |
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Jiicé
Inscrit le: 25 Nov 2006 Messages: 192 Lieu: France, centre
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 18:38 |
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Merci Outis, je ne suis que copiste des sources dont je dispose : TLF et Dictionnaire historique de la langue française (Alain Rey, Robert). Elles reflètent bien sûr l'état des connaissances de leurs auteurs quelques années avant publication mais sont en tout cas plus récentes que Littré. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 19:07 |
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Dino a écrit: | Si je devais traduire "chétif" en grec moderne-populaire je dirais χτικιάρης (pron. khtikiâris) => tuberculeux, qui vient de χτικιό (pron. khtikiô) => tuberculose |
L'étymologie du verbe χτικιάζω donnée par Sakellarios (ΝΕΟ ΛΕΞΙΚΟ ΤΗΣ ΔΗΜΟΤΙΚΗΣ) renvoie à εκτική [νόσος] : [maladie] habituelle (c.-à-d. chronique). C'est bien en corrélation avec « chétif » dont l'usage est proche de celui de « maladif ».
Merci Dino, j'ai appris un nouveau mot et, en plus, je sais déjà comment je l'utiliserai : comme je suis plutôt un peu enveloppé, je pourrai répondre à « τι κάνεις καλά ; » (comment vas-tu bien ?) par « δεν ειμαι χτικιάρης » (je ne suis pas maladif) … |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 19:20 |
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Jiicé a écrit: | … l'état des connaissances de leurs auteurs … |
C'est hélas le problème de tous les dictionnaires et plus particulièrement des étymologiques, de diffusion plus restreinte. Comme il est matériellement impossible de tout revoir, on en est réduit à recopier les précédents avec quelques mises à jour fondées sur des articles récents. J'ai le plus grand respect pour les auteurs du TLF et Alain Rey mais tout ce qu'il y a dans leurs ouvrages n'est pas passé par leur critique …
Et, moi aussi, je suis souvent un copiste … |
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Le garde-mots
Inscrit le: 22 Dec 2005 Messages: 743 Lieu: Lyon
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 19:24 |
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Alain Rey travaille en équipe. Son Dictionnaire historique de la langue française a été sans doute découpé en morceaux et rédigé par divers spécialistes, ce qui augmente encore sa fiabilité. Les vérifications ont sans doute été nombreuses, sinon exhaustives. |
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Dino
Inscrit le: 09 Oct 2006 Messages: 479 Lieu: Αθήνα – Ελλάδα
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 20:20 |
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Ούτις: Puisque tu aimes l'étymologie et l'évolution des mots, la traduction populaire de χτικιάρης serait "tubard", "malade", etc. En plus argotique encore, χτικιό serait "TB", "vice" et même équivalant au slang américain "freak". Donc, ton dialogue virtuel serait: -Τι κάνεις; Καλά; (Comment vas-tu? Bien?) et la réponse: Ακόμα δε χτίκιασα (Je n'en ferai pas une maladie). |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 20:55 |
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@garde-mots : Oui, je m'en doutais bien et, encore une fois, je ne mets pas en doute la qualité de son travail, ni de son équipe, ni de lui-même. Le problème est en amont.
Pour définir l'usage d'un mot donné à une époque et dans un contexte donnés, la seule méthode fiable dont nous disposions est l'examen critique de ses occurrences dans le corpus dont nous disposons. C'est un très long travail, même avec les moyens informatiques actuels, car on ne peut se contenter d'une simple énumération, il faut parfois lire un long passage d'un texte pour être sûr, aussi bien de la dénotation que des connotations, apprécier aussi la richesse du vocabulaire de l'auteur (avait-il le choix entre des quasi-synonymes ?). Ce travail, assez fastidieux parfois, est souvent accompli dans des mémoires d'étudiants, repris éventuellement dans des publications. Et ce sont ces divers documents qui, pour l'essentiel, constituent la matière des lexicographes quand il s'agit de faire des mises à jour.
Mais, bien sûr, ils ne recouvrent pas, et de loin, l'ensemble du vocabulaire. Pour le reste, il n'y a que le choix de faire confiance à l'existant, les dictionnaires antérieurs, supposant qu'ils ont fait le travail avec un soin suffisant.
Il est vrai que les bonnes équipes, expérimentées, ont aussi du flair et peuvent sentir qu'une entrée doit être à revoir. Mais ça ne peut concerner, là aussi, qu'un nombre limité de cas …
Mon discours n'est pas agressif et je ne dénigre nullement mes maîtres en constatant que, hélas, ils ne disposent pas des privilèges des divinités.
Et je n'ai ici qu'un but, l'encouragement au travail : « cent fois sur le métier, etc. » |
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Glossophile Animateur
Inscrit le: 21 May 2005 Messages: 2283
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 21:00 |
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Parallèle à l'histoire de chétif, celle de mesquin : venu de l'arabe meskin, il signifie d'abord serviteur (une meschine est une servante en ancien français), avant de prendre le sens moderne.
Que d'aucuns justifient par le fait qu'un serviteur est tout au bas de l'échelle sociale... |
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José Animateur
Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 10946 Lieu: Lyon
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 21:01 |
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Tu soulèves là, Outis, un questionnement et un débat qui dépassent la question des dictionnaires et de leur mise à jour. C'est en effet toute la question du traitement et de la circulation de l'info sur Internet qui est concernée. Il me semble que la plupart du temps les internautes en général se fient quasi-aveuglément à ce qui apparaît à l'écran. C'est sur Internet, donc c'est vrai. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3511 Lieu: Nissa
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écrit le Thursday 15 Feb 07, 23:46 |
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@Glossophile : Oui, mais curieusement ce n'est pas toujours le cas. Il semble bien que le francique *wrakjo ait signifié « valet », sens qui subsisterait dans garçon de ferme, de café, boucher, coiffeur, etc. Mais « garçon » (cas régime) s'est valorisé en désignant un enfant mâle et « gars » (cas sujet) est devenu assez neutre. En revanche « garce » (féminin) a vraiment mal tourné, c'est toujours les femmes qui trinquent !
@José : Tout-à-fait d'accord, c'est un problème. Ça a remplacé « c'est dans le journal ». Mais je crois que les on-dit et les rumeurs ont toujours existé, l'important est qu'il y ait des îlots de résistance. Je crois que Babel en est .
Ceci dit, j'ai peur que le sujet soit en train de dévier et qu'une discussion là-dessus, pour intéressante qu'elle soit, n'ait pas sa place dans le forum. À moins d'ouvrir une rubrique « Les légèretés que vous avez trouvées dans les dictionnaires de langue ». Histoire de voir … |
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flo
Inscrit le: 03 Oct 2010 Messages: 296 Lieu: La Rochelle
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écrit le Wednesday 02 Feb 11, 9:28 |
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Outis a écrit: | @Glossophile : Oui, mais curieusement ce n'est pas toujours le cas. Il semble bien que le francique *wrakjo ait signifié « valet », sens qui subsisterait dans garçon de ferme, de café, boucher, coiffeur, etc. Mais « garçon » (cas régime) s'est valorisé en désignant un enfant mâle et « gars » (cas sujet) est devenu assez neutre. En revanche « garce » (féminin) a vraiment mal tourné, c'est toujours les femmes qui trinquent !
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Hors sujet mais juste pour préciser au passage qu'en patois charentais, la garce demeure simplement le féminin de gars, sans connotation spécifique, mais utilisé pour quelqu'un de jeune : fillette ou jeune fille. |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11169 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Wednesday 02 Feb 11, 10:23 |
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Quelques ajouts à ce fil :
1. J'aime bien la théorie d'Outis. La seule chose qui me gêne, c'est que, des deux enfants, le captif (des fées), c'est le bien portant ! Alors que le chétif humanoïde n'est pas captif des gens dont il remplace l'enfant ... ou aurais-je mal compris ?
2. On retrouvera chétif dans son environnement familial dans la grande famille CAPTER.
3. Le mot mesquin a longuement été traité ICI.
4. Le mot garçon a longuement été traité ICI.
Dernière édition par Papou JC le Monday 07 Feb 11, 10:26; édité 5 fois |
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