Outis Animateur
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écrit le Wednesday 24 Oct 07, 9:21 |
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Le problème du *a en eurindien
Un problème longtemps débattu a été de savoir s'il fallait ou non postuler une voyelle *a dans la reconstruction de l'eurindien. À quelques détails près, la réponse est aujourd'hui négative et je vais indiquer ici de façon simplifiée quelques uns des points qui amènent à cette étonnante conclusion.
Comme la voyelle a est largement présente dans les langues eurindiennes, il faudra évidemment examiner son histoire dans chacune d'elles mais, afin d'éviter les répétitions, je vais examiner les origines de cette voyelle qui sont communes à plusieurs langues.
La laryngale *h₂
Les trois laryngales ont été postulées par Saussure en 1878 pour expliquer certaines alternances vocaliques.
La seconde d'entre elles, *h₂, dite aussi « à coloration a », a subi les évolutions suivantes :
- à l'initiale avant consonne elle disparaît partout sauf en grec, arménien et hittite où elle donne a ;
- entre deux consonnes elle donne a, sauf en sanskrit où elle donne i et en balto-slave où elle disparaît ;
- avant e elle donne toujours a (qui, en slave, devient secondairement o) ;
- après e elle donne toujours ā (qui, en balte et en germanique, devient secondairement o) ;
- avant ou après o la coloration n'a pas lieu et la voyelle garde son timbre.
On explique ainsi des alternances internes et/ou externes comme :
- *h₂ei-dʰ- : gr. aithḗr « la partie la plus rayonnante, pure, élevée de l'atmosphère » (> fr. éther) / *h₂i-dʰ- : gr. itharós « pur, clair, serein » ;
- *h₂m-el-g- « traire » : gr. amélgō, all. melk-en, lat. mulg-eō (< *h₂m-l-g-) ;
- *ph₂tḗr « père » : gr. patḗr, lat. pater, angl. father, irl. athair (< celt. *atīr), skr. pitā ;
- *dʰugh₂tēr « fille » : gr. thugátēr, skr. duhitā, lit. duktė, vx-slave dъšti ;
- *h₂e-g-ō « pousser devant soi » : lat. agō, gr. ágō / *h₂g-es-ō : lat. gerō « porter (sur soi) » ;
- *leh₂-gʷ- « prendre » : gr. lẽmma (< *lāb-ma) « ce qu'on prend > prémisse » (fr. lemme) / labē (< *lh₂-gʷ-eh₂) « poignée, prise » ;
- *h₂ek-ro-s : gr. ákros « pointu » / *h₂ok-ri-s : gr. ókris « pointe », lat. ocris « sommet escarpé ».
Dans la dérivation, *h₂ a été un important producteur de a par l'intermédiaire des deux suffixes *-eh₂ et *-ieh₂, formateurs de féminins :
*neu-os « nouveau » (skr. navas, gr. néos, lat. nouus) > fém. *neu-eh₂- (skr. navā, gr. néa, lat. noua) ;
*bʰngʰ-u-s « abondant, épais » (skr. bahus, gr. pakhús) > fém. *bʰngʰ-(e)u-ih₂ (skr. bahvī, gr. pakheĩa).
La vocalisation des nasales en grec et en sanskrit
En eurindien, les deux nasales, m et n, pouvaient être sommets de syllabe (fonction vocalique). La plupart des langues ont développé des voyelles d'appui pour les soutenir, um, un en germanique, em, en en latin (im, in à l'initiale), etc., mais le grec et le sanskrit les ont complètement vocalisées sous le timbre a :
- *gʷm-ti- « action de marcher » : skr. ga-ti- « marche, démarche », gr. básis « pas » (cp. lat. con-uen-tiō « assemblée », all. Zu-kun-ft « avenir ») ;
- *sm-gʷelbʰ-o- « dont la matrice est la même » : gr. adelphós « frère » (avec h < s dissimilé par ph) ;
- *n-mr-to- « non mortel » : skr. a-mṛ-ta, gr. ábrotos (cp. lat. im-mortālis, all. un-sterblich sur une autre racine).
Le a en grec
C'était une question ordinaire d'oral à l'Agrégation de Lettres Classiques que de demander l'origine d'un α dans un mot grec. En effet, les cas vus ci-dessus ne sont pas les seuls, il semble bien que les Grecs aient eu un goût prononcé pour le son a (à l'exception du dialecte ionien-attique où la plupart des ā longs ont évolué vers ē).
Par exemple, la désinence eurindienne d'accusatif singulier est *-m (*-n en grec) comme on le constate avec les thèmes vocaliques :
- *-o-m : skr. -am, lat. -um, gr. -on.
Après les thèmes consonantiques, le sanskrit et le latin ont inséré une voyelle d'appui *e mais le grec a simplement vocalisé le n en a :
- *h₃d-ont-m « dent (acc.) » : skr. dant-am, lat. dent-em, gr. odónta.
Le a a également servi de voyelle d'appui dans l'évolution des liquides r et l quand celles-ci étaient sommets de syllabe, un trait qu'il ne partage qu'avec le hittite et l'arménien (le sanskrit conserve ṛ et ḷ, les autres langues utilisent diverses voyelles). En grec même, le phénomène n'est pas général car les dialectes mycénien, arcado-cypriotes et éoliens utilisent o.
En principe, les réalisations sont ar et al en début ou fin de mot et ra, la en syllabe l'intérieure mais des réfections analogiques ont quelquefois généralisé le traitement ar, al :
- *h₂rtko- « ours » : gr. árktos (hitt. hartagga-, skr. ṛkṣa-, lat. ursus) ;
- *iekʷr- « foie » : gr. hẽpar] (skr. yakṛ-t-, lat. iecur) ;
- *der-k- « regarder » : gr. présent (degré e) dérkomai, parfait (degré o) dédorka, aoriste (degré zéro) édrakon ;
- *krd- « coeur » : gr. hom. kradíē, gr. class. kardía ;
- *mld-u- « mou » : gr. bladús (< *mladús), skr. mṛdu-, lat. mollis (< *molduis).
D'autres a grecs seront vus plus loin …
Le a en sanskrit
Une des raisons qui avait longtemps conduit à supposer un *a eurindien est l'extrême abondance des a en sanskrit alors qu'on considérait (faussement) que cette langue était le plus proche modèle de l'hypothétique eurindien. Les titres des deux principales épopées indiennes, Mahābhārata et Rāmāyaṇa, donnent une idée de cette abondance.
On s'est vite aperçu que, le plus souvent, ces a sanskrits correspondaient à des e et des o des autres langues. Par exemple, au parfait grec δέδορκα [dédorka] vu plus haut, le sanskrit répond par dadarśa. La déduction était facile à faire : l'eurindien n'aurait possédé primitivement que la voyelle a, les e et o des autres langues n'en étant que des évolutions phonétiques déterminées par le contexte …
Un raisonnement facile, mais qui s'est révélé faux par l'examen de la palatalisation des labio-vélaires : le sanskrit avait connu des e et o brefs dans son passé et on pouvait encore les discerner grâce au phonème *kʷ qui gardait son occlusion k avant o mais devenait une affriquée c (prononcer /tch/) avant e :
- *kʷo-d « quoi » : skr. kad (lat. quod, angl. what) ;
- *-kʷe « et (enclitique) » : skr. -ca (lat. -que, gr. -te).
Une autre distinction entre les anciens e et o peut aussi se constater en syllabe ouverte où e > a alors que o > ā :
*gonu- « genou » : gr. gónu, skr. jānu- ;
mais l'argument était moins pertinent car on pouvait supposer que ce n'était que le signe d'une ancienne alternance vocalique *gonu- / *gōnu-, l'argument étant soutenu par le fait que d'autres langues (latin, hittite) présentent le de gré e : *genu-.
On notera que le sanskrit a reconstitué des voyelles e et o mais ce sont toujours des longues car elles résultent de l'évolution d'anciennes diptongues ai et au (issues de *ei, *oi ou *eu, *ou). Les graphies ai et au ont été conservées pour les anciennes diphtongues à premier élément long, āi et āu.
Je tiens à signaler que ces contractions ne sont pas des reconstructions mais qu'elles sont toujours vivantes en sanskrit dans les phénomènes de sandhi (altérations phonétiques de contact) : « et ces frères » se dira et s'écrira bhrātaraśceme (bhrātaras + ca + ime), « bêtes et plantes » paśavaścauṣadayaśca (paśavas + ca + oṣadayas + ca).
Le a en germanique
Le germanique a hérité des a issus de *h₂ mais d'autres se sont créés, soit à travers la fusion de timbres *a, *o > a (alors que, symétriquement, la fusion *ā, *ō > ō en faisait disparaître d'autres), soit par une évolution *ē > ǣ qui se poursuit jusqu'à ā à l'Ouest et au Nord :
- *kʷod « quoi » : lat. quod, germ. *χwat (got. ƕa, angl. what) ;
- *h₃ekteh₃ « huit » : lat. octō, germ. *aχtō (got. ahtau, all. acht) ;
- *seh₁-mn « graine » : lat. sēmen, vx-haut-all. sāmo (all. Samen).
Mais beaucoup de ces a n'ont pas survécu dans les langues modernes, le vocalisme du germanique ayant été profondément bouleversé par divers phénomènes de diphtongaison et d'apophonie (all. Umlaut, changement de timbre d'une voyelle sous l'influence d'une voyelle consécutive).
Le a en latin
Le latin n'ajoute pas de nouveaux a à ceux hérités de l'eurindien, au contraire un certain nombre d'entre eux disparaissent.
En syllabe intérieure ouverte, les a brefs deviennent généralement i, mais e avant r et u avant un u consonantique :
- statuō « placer, dresser » > restituō « remettre en place » (fr. statue, restituer).
- dare « donner » > reddere « rendre » ;
- lavō « laver » > abluō (graphie pour *abluuō) « ôter en lavant » (fr. laver, ablution).
En syllabe intérieure fermée, les a brefs deviennent e dans tous les cas :
- aptus « propre à » > ineptus « impropre à » (fr. apte, inepte).
Le suffixe en ā des féminins (< *-eh₂) s'est abrégé en latin (1re déclinaison : rosa).
Le reliquat morphologique
On a maintenant plus ou moins fait le tour des a dont on pouvait reconstituer l'origine par l'analyse interne ou le comparatisme et il ne nous reste plus que les mots qui présentent un a pour toutes les formes et dans toutes les langues où ils sont attestés. Parmi eux sont particulièrement importants ceux qui relèvent de la morphologie et où le a fait partie d'une désinence. Il n'y a que deux tels cas, mais ils ont longtemps été les plus solides bastions de la défense d'un *a eurindien. Ils ont cependant fini par tomber et les a en question se sont révélés issus de *h₂. Les démonstrations sont assez techniques et je ne donnerai ici que la plus simple à exposer.
Il s'agit de la désinence -a de la 1re pers. du sg. du parfait, en grec et en sanskrit : gr. dédorka = skr. dadarśa « j'ai regardé ».
La clef est venu ici des langues anatoliennes (qui ont en partie conservé les laryngales) où cette désinence est -χa en lycien et -hun en hittite (< -ha + -un) qui indique une forme *-h₂e. Et, comme toutes les bonnes avancées théoriques, cette découverte a permis par contre-coup de comprendre une irrégularité jusque là inexpliquée. Comparons les formes suivantes de parfaits aux 1re et 3e personnes :
- gr. dédorka] « j'ai regardé » / dédorke] « il a regardé » ;
- skr. dadarśa « j'ai regardé » / dadarśa « il a regardé » ;
- skr. papaca « j'ai cuit » / papāca « il a cuit » ;
À la 3e personne, le ā long de papāca opposé au a bref de dadarśa est expliqué depuis longtemps : en syllabe ouverte un *o eurindien donne ā en sanskrit alors qu'il donne a avant un groupe de consonnes. Mais alors, pourquoi un a bref à la 1re personne papaca ? Simplement parce que, si l'on pose :
- *pepokʷ-h₂e « j'ai cuit » / *pepokʷ-e « il a cuit »
on constate bien qu'à la première personne, le o est suivi de deux consonnes, il n'est pas en syllabe ouverte !
Le reliquat lexical
Enfin, il reste encore quelques correspondances irrésolues. On peut les classer en plusieurs groupes.
Les onomatopées ou ce qu'on appelle en général des mots expressifs :
- skr. kakhati, gr. kakházō « rire bruyamment » sont à ramener à ha ha ha ;
- skr. barbara- « qui bredouille », gr. bárbaros « qui ne parle pas grec », lat. balbus « bègue » évoquent bla bla bla.
On remarque aussi qu'y apparaissent souvent des phonèmes très rares par ailleurs, ici *kʰ ou *b.
Les mots qui apparaissent avec des alternances non autrement attestées :
- lat. aper « sanglier », caper « bouc », thrace hébros] « bouc », gr. kápros « sanglier », all. Eber « verrat » ;
On a expliqué cette incohérence par des tabous de chasse mais il peut aussi s'agir d'emprunts à une langue de substrat où le k initial était particulièrement débile …
- lat. lacrima, gr. dákru « larme » ;
On a tenté d'expliquer à l'intérieur du latin une évolution d > l de mots anciennement empruntés au grec (cp. gr. Odusseús, lat. Ulixēs « Ulysse ») mais l'existence en grec même de doublets isolés (gr. labúrinthos, myc. da-pu₂-ri-to- [daphurintho- ?] « labyrinthe ») et la restriction au latin et au grec de ce nom de la larme rendent plus probable un emprunt à une langue locale …
Les mots du langage familier :
- gr. átta, lat. atta, hitt. attaš, got. atta « papa, grand-papa » ;
Hélas, on n'a qu'une très mauvaise connaissance des formes populaires de l'eurindien. Toutes nos sources anciennes sont liées à l'écriture et celle-ci ne nous a évidemment transmis, à part de très rares grafittis, que des textes sérieux : religieux, épiques, comptables, historiques, etc. L'eurindien que nous reconstruisons n'est jamais basé que sur ce qu'était la langue des clercs …
Enfin, il faut bien voir que les mots inexpliqués ne sont jamais que des mots non encore expliqués. La recherche se poursuit et, régulièrement, certains d'entre eux sont éclaircis. Par exemple, en 2004, Ranko Matasović propose l'interprétation :
- *lok-u-s, gén. *lk-eu-s : lat. lacus « lac », gr. lákkos « fosse, réservoir », v.irl. loch « loch », v.slave loky « pièce d'eau » ;
où le grec et le latin seraient des réfections de la déclinaison basées sur le degré zéro du génitif avec une voyelle d'appui prenant le timbre a par dissimilation du trait labial.
Conclusion
Dans leur grande majorité, les a des langues eurindiennes peuvent s'expliquer sans recourir à l'hypothèse d'un *a eurindien primitif. Celle-ci étant donc inutile, il est préférable de s'en passer.
Bien sûr, ceci n'empêche nullement d'utiliser le a dans les formes reconstruites, soit par ignorance de son origine, soit plus simplement parce que la préciser est inutile dans tel ou tel contexte …
Dernière édition par Outis le Thursday 01 Nov 07, 16:29; édité 1 fois |
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