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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3509 Lieu: Nissa
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écrit le Sunday 30 Dec 07, 19:12 |
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Préambule
On reconstitue un état primitif des langues eurindiennes où existait ce qu'on appelle des particules, mots invariables dont la place dans la phrase était libre et qui y apportaient une précision contextuelle (localisation, direction, intention, etc.).
Dans l'évolution des langues, la place des particules a eu tendance à se fixer. Restées plus ou moins libres, elles ont donné lieu à des prépositions ou à des adverbes mais elles se sont aussi positionnées si régulièrement avant des substantifs ou des verbes qu'elles se sont agglutinées à eux, donnant lieu à des préfixes ou des préverbes.
C'est ainsi qu'on aura en français « sur la table », « surcot » (= sur cotte) ou « survenir » et qu'une langue germanique comme l'allemand conserve de façon très archaïque la notion de préverbe séparable.
Le mot du jour est le sanskrit सु [su] (स्व् [sv] avant une voyelle) dont l'éventail de sens est si large que je préfère citer ici les principaux lexicographes :
bon, bien, beau, agréable, convenable, abondant, aisé, à un haut degré (Renou)
gut, wohl, recht, schön (Mayrhofer)
good, excellent, right, virtuous, beautiful, easy, well, righty, much, greatly, very, any, easily, willingly, quickly (Monnier-Williams)
En védique, où on la trouve aussi sous la forme sū, la particule est encore très libre :
juṣasva sū no adhvaram « réjouis-toi parfaitement de notre sacrifice » (Ṛgveda)
namaḥ su te « hommage sincère à toi » (Vājasaneyi Saṃhitā)
jarām su gacha « au vieil âge, va en toute sécurité » (Atharvaveda)
Mais, en sanskrit classique, elle s'est déjà spécialisée comme préfixe nominal ; je n'en donnerai que quelques exemples mais suffisamment nombreux pour rendre perceptible le sens très général de la particule :
sukula- « de famille noble »
sukṛti- « bonne action »
sugata- « pour qui les choses se sont bien passées, bouddhiste »
sugupta- « bien caché »
sugraha- « ayant un bon manche (facile à saisir) »
sutapas- « qui pratique de sévères austérités »
sutīrtha- « aisément guéable »
supraja- « ayant de bons ou de nombreux enfants »
subhānu- « qui brille au loin »
surāṣṭra- « contrée de l'Ouest » (mod. Surat)
suvīra- « grand héros »
suśravas- « fameux » (cp. grec eukle(w)ḗs)
sustha- « en bon état, heureux »
suhṛd- « ami » (hṛd- « cœur »)
svasti « porte-toi bien ! » (cf. svastika)
sviṣṭa- « bien sacrifié » (yaj-, yajati « sacrifier »)
En eurindien, on reconstitue une forme *h₁su où la laryngale initiale tombe dans toutes les langues sauf en grec et en hittite :
- indo-iranien : outre le sanskrit su, on a l'avestique hu- (conservé en iranien moderne) et le sogdien hw- ; en avestique on connaît l'adjectif humaya- « rusé (à la magie puissante) » qui survit en vieux-perse dans l'anthroponyme *Humāya, gendre de Darius (élamite Umaya, grec Humaíēs).
- hittite : aššu- « bon ».
- celtique *su- : vieil-irl. su-, so-, gallois hy-, cornique, breton he- (hegredig « crédule » < kred « croire »), gaulois Sucellos « le Bon frappeur » (théonyme).
- lituanien : sveĩkas « en bonne santé, guéri ».
- grec eu (eū avant un groupe consonantique, ev avant une voyelle) aussi bien adverbe :
eũ oíd' hóti « je le sais bien »
eũ pántes « tous sans exception »
eũ zẽn « vivre heuresement »
que préfixe ou préverbe, et je prendrai ici mes exemples parmi les mots français d'origine grecque :
eugénisme « engendrement d'enfants sans tares » < génos « naissance, famille, race » (cp. Eugène « bien né »)
euphémisme « parole édulcorée » < phẽmí « dire »
euphorique « porté à la joie, au bien-être » < phérō « porter »
euthanasie « mort paisible » < thánatos « mort »
évangile « bonne nouvelle » < ángelos « messager »
etc.
et, bien sûr, un grand nombre d'anthroponymes : Évandre, Eudoxie, Évergète, Évhémère, Eulalie, Euménides, Eusèbe, Euterpe, Euphrosyne, etc. ainsi qu'une île, l'Eubée « riche en bœufs ».
Il y a cependant en grec deux légères difficultés :
- de la chute du s dans h₁su > *esu, on attendrait un transfert d'aspiration *heu ; il est vrai que ce transfert souffre quelques exceptions (on appelle psilose une chute de l'aspiration initiale) mais, en général, elles sont surtout dialectales (éolien, Homère) ;
- il existe des formes qui présentent le degré zéro hu-, par exemple hugiḗs « sain, bien portant » (< *gʷei- « vivre », > fr. hygiène), qui seraient peu compatibles avec un e provenant de la laryngale h₁.
Pour ces raisons, on a aussi cherché l'origine du eu grec dans un eurindien *wesu (skr. vasu- « bon », avest. vohu-, gaulois Bellovesus, mycéniens wejarepe, wejekea ?) mais cela ne résout pas tout et les problèmes restent ouverts. Chantraine évoque la possibilité d'une contamination grecque entre *h₁su et *wesu et il y a également une étude de Françoise Bader sur cette question (mais je ne l'ai pas lue, désolé). |
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Cuauhtémoc
Inscrit le: 22 Feb 2007 Messages: 102 Lieu: Metz (Divodorum)
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écrit le Monday 28 Jan 08, 21:25 |
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Ce su a beaucoup de sens différents mais reste toujours positif...
N'y a t-il pas là un rapport direct avec certains mots latins commencant par "su"? Pourtant, tu ne fais aucun parallèle avec ça, c'est peut-être faux donc mais bon :
- suavis, "doux, agréable, suave"
- suaviter, "agréablement, délicieusement"
- mea suavitudo, "ma chérie, mon amour"
- suadeo, "se bien pénétrer d'une chose"
- suasio, "action de conseiller, discours en faveur d'une loi
- suadere de pace, "parler en faveur de la paix" |
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Xavier Animateur

Inscrit le: 10 Nov 2004 Messages: 4087 Lieu: Μασσαλία, Prouvènço
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écrit le Monday 28 Jan 08, 22:21 |
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suave est apparenté à l'anglais sweet, à l'allemand süß et au grec hédonisme.
Ces termes sont issus d'une racine indo-européenne *swād- (doux)
Ces deux racines sont-elles liées ? Ont-elles un rapport ?
Ce n'est pas impossible, mais cela ne semble pas prouvé. |
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Outis Animateur
Inscrit le: 07 Feb 2007 Messages: 3509 Lieu: Nissa
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écrit le Friday 01 Feb 08, 14:08 |
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C'est une hypothèse intéressante mais aucun des auteurs que j'aie pu consulter ne la mentionne, probablement en raison de plusieurs difficultés phonétiques et de l'absence de constructions parallèles permettant éventuellement de les résoudre.
Il semble que le sens primitif du thème *suād-/*suad- soit « avoir bon goût » comme en témoigneraient quelques emplois peu compatibles avec le « sucré » :
- grec hḗdusma « assaisonnement, sauce », attique hẽdos « vinaigre »
- lituanien sūdyti « assaisonner, salser »
Sur un tel sens on pourrait penser à « agréable à manger » et invoquer la racine *h₁ed- « manger » mais, hélas, un composé **h₁su-h₁ed- ne fournit aucune explication au vocalime a du latin et du grec … |
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Alexandre
Inscrit le: 27 Sep 2008 Messages: 56 Lieu: Marly le Roi
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écrit le Wednesday 10 Dec 08, 22:17 |
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Outis a écrit: | Pour ces raisons, on a aussi cherché l'origine du eu grec dans un eurindien *wesu (skr. vasu- « bon », avest. vohu-, gaulois Bellovesus, mycéniens wejarepe, wejekea ?) mais cela ne résout pas tout et les problèmes restent ouverts. Chantraine évoque la possibilité d'une contamination grecque entre *h₁su et *wesu et il y a également une étude de Françoise Bader sur cette question (mais je ne l'ai pas lue, désolé). |
On trouvera une excellente explication chez De Lamberterie, "Les adjectifs grecs en -ús".
Le grec a un εúς et un ηúς (en composition) de même sens mais distincts, issus du verbe être indo-européen, dans un supplétisme parallèle à celui de l'allemand ist et war. |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11235 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 13 Dec 16, 0:49 |
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Outis a écrit: | En eurindien, on reconstitue une forme *h₁su où la laryngale initiale tombe dans toutes les langues sauf en grec et en hittite
- indo-iranien : outre le sanskrit su, on a l'avestique hu- (conservé en iranien moderne) et le sogdien hw- ; en avestique on connaît l'adjectif humaya- « rusé (à la magie puissante) » qui survit en vieux-perse dans l'anthroponyme *Humāya, gendre de Darius (élamite Umaya, grec Humaíēs). |
On retrouve la branche iranienne dans un mot que l'arabe lui a emprunté : همايونيّ humāyūniyy “impérial”, du persan humāyūn “béni, sacré, auguste, royal, impérial”, nom de roi, dérivé du pehlevi humāy “oiseau de bon augure, phénix, aigle”, nom de reine, apparenté à l’avestique hu-mâyâ qui, d'après mes sources, avait le sens de “bien, béni”.
Curieusement, alors qu'il vient de dire "sauf en grec et en hittite", Outis affiche la présence de la laryngale initiale en sogdien et en iranien. Petit lapsus : il voulait sans doute dire "sauf en grec, en hittite, en sogdien et en iranien". Je la vois apparaître également dans plusieurs langues celtiques. À moins que je ne fasse erreur sur le sens de "laryngale initiale". Moi, ce que je vois tomber, quand le h est conservé, c'est le s. Quant au grec, je n'y vois ni h ni s ! Le profane que je suis aimerait bien des éclaircissements.
Outis a écrit: | ... ainsi qu'une île, l'Eubée « riche en bœufs ». |
Ainsi qu'un fleuve, l’Euphrates, « (le fleuve) bon à traverser ».
L'absence de branches latine et germanique pour cette racine est troublante. |
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dawance
Inscrit le: 06 Nov 2007 Messages: 1897 Lieu: Ardenne (belge)
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écrit le Tuesday 13 Dec 16, 19:06 |
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Serait-il possible de mettre ces textes érudits un peu plus à la portée des néophytes, ce qui est un des buts de ce forum, en indiquant simplement la prononciation du u.
Dans le présent sujet, il est repris sous diverses formes : [u], ú grec (inconnu pour beaucoup), le ü allemand (généralement connu), mais surtout u non traduit phonétiquement. Dans ce dernier cas, il n'est pas possible de distinguer le u français du [u] en API.
Merci. |
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Jeannotin Animateur
Inscrit le: 09 Mar 2014 Messages: 879 Lieu: Cléden-Poher
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écrit le Thursday 23 May 19, 11:07 |
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Papou JC a écrit: | À moins que je ne fasse erreur sur le sens de "laryngale initiale". |
Outis l'expliquerait sans doute beaucoup mieux que moi, mais ce qu'on appelle laryngales dans la reconstruction du proto-indo-européen sont trois consonnes dont on ignore les réalisations exactes : *h₁, *h₂ et *h₃, mais qu'on a postulées pour expliquer des irrégularités dans l'alternance vocalique de la langue reconstruite. Leur existence a ensuite été confirmée par le déchiffrement du hittite ; c'est un peu la planète Le Verrier de la linguistique indo-européenne. L'article de la Wikipedia anglophone me semble une bonne introduction à ce problème, ainsi que les cours de Outis :
Eurindien 2 : le problème du a
Eurindien 3 : correspondances phonétiques
Donc pour répondre à ta question sur le celtique (je suppose qu'il s'est produit la même chose dans les langues iraniennes), la laryngale de *h₁su est bien tombée pour aboutir au proto-celtique *su, attesté en gaulois (voir su-auelo "bon vent" dans le MdJ avel). Puis, au Vème siècle, ce s est passé à h comme tous les s des langues brittoniques dans cette position. Le h initial du breton hegredig n'est donc pas le reflex de la laryngale *h₁ de *h₁su mais du *s.
Outis répondait déjà dans son post initial à ta question sur le grec eu :
Outis a écrit: | Il y a cependant en grec deux légères difficultés :
- de la chute du s dans h₁su > *esu, on attendrait un transfert d'aspiration *heu ; il est vrai que ce transfert souffre quelques exceptions (on appelle psilose une chute de l'aspiration initiale) mais, en général, elles sont surtout dialectales (éolien, Homère) ; |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11235 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Thursday 23 May 19, 12:39 |
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Merci !
Outis a écrit: | - celtique *su- : vieil-irl. su-, so-, gallois hy-, cornique, breton he- (hegredig « crédule » < kred « croire »), gaulois Sucellos « le Bon frappeur » (théonyme). |
Gastal me permet d'ajouter Subronia (belle poitrine) n. de femme, Sucarus (bien aimable), Sumaro (calme) n. d'homme, Sumena (au bon cours ?) n. de rivière (Somme, Sumène, Semène, Semnon,...).
Et Nourai me permet d'ajouter le persan hovaydâ (clair, évident). (Pour -vaydâ, voir le MDJ voir.) |
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