Voir le sujet précédent :: Voir le sujet suivant |
Auteur |
Message |
R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 0:08 |
|
|
Il y aurait tant de choses à dire : orthographe (esquimau / eskimo), usage, traductions. Ce mot mérite plus qu'un article de revue, une monographie en fait...
Toutefois, je me bornerai à rassembler ici la matière d'échanges menés sur l'ethnonyme (nom de peuple) correspondant, dans un fil peu adapté (je suis fautif): "Slave", rubrique "Mot du jour"; j'ajoute quelques pistes et ma trouvaille du jour. En y mettant bon ordre.
Louis-Jacques Dorais, dans son ouvrage Parole inuit: langue, culture et société dans l'Arctique nord-américain, Peeters Press, Louvain-Paris, 1996, Chap. 1, p. 8:
Citation: | (...) les Esquimaux de notre enfance, dont le nom avait été emprunté aux Innus (Indiens montagnais) par les Français, qui l'avaient ensuite transmis aux autres peuples européens. Selon les interprétations qu'on en a données, ce nom signifiait "les locuteurs d'une langue étrangère" (Mailhot 1978 ; Mailhot et al. 1980), "les fabricants de raquettes à neige" (Goddard 1984 ; le mot aurait d'abord désigné une population algonquienne) ou, selon l'étymologie populaire, "les mangeurs de viande crue". Tombé en quasi-désuétude au Groenland (où il n'a jamais été beaucoup employé) et dans l'est de l'arctique canadien, on l'utilise cependant encore dans la région du Mackenzie, en Alaska et en Tchoukotka russe. (...) |
1) S'agissant de José Mailhot, anthropologiste québécois parlant montagnais, voici le résumé de son article paru dans la revue scientifique Études Inuit / Inuit Studies 2-2:59-70. intitulé "L'étymologie de «Esquimau» revue et corrigée" :
Citation: | La campagne qui vise à remplacer l'usage de « Esquimau » par celui de « Inuk » et « Inuit » dans les langues européennes s'appuie sur une théorie erronée. Il ressort de l'étude des termes des langues algonquiennes pour désigner les Inuit que l'algonquin et l'ojibwa sont les seules langues où on leur applique un terme signifiant « mangeur de viande crue ». Mais ce terme n'est nullement à l'origine du mot « esquimau ». Dans la presque totalité des autres langues, les Inuit sont désignés par un terme d'origine proto-algonquienne qui, dans une région qui a pour centre l'embouchure du Saguenay, désigne les Indiens micmacs de la Gaspésie. C'est de ce groupe de langues qu'aurait été emprunté le mot « esquimau » et son sens serait « parlant la langue d'une terre étrangère ». | (c'est moi qui souligne - RC)
2) Pour l'étymologie de Goddard, nous avons la synthèse procurée ici-même par les soins de gilou (je modifie un peu la mise en forme) :
Citation: | Ives Goddard, qui a étudié les dénominations des populations autochtones du Canada le fait remonter à un terme montagnais āy-ask’imēw (ou k' note un k palatalisé, écrit k avec un petit y en exposant dans le texte original) et dont le sens est "snowshoe-netter" ("poseur de [pièges à] filets aux chaussures à neige (raquettes)"?). Le terme en question n'est d'ailleurs pas employé par les Montagnais pour pour désigner une population inuit, d'après les documents d'époque, mais un autre groupe algonquin, probablement le groupe micmac. La désignation des Inuit par le terme montagnais déformé en esquimau étant sans doute le fait des européens. Référence de gilou : American Indian Languages de Lyle Campbell (à moins que ce ne soit The Languages of Native North America de Marianne Mithun | (c'est moi qui souligne - RC)
3) Reste à documenter l'étymologie populaire. Je n'ai pas accès à l'article de Mailhot pour l'instant, mais voici la trouvaille annoncée. Une citation du désormais fameux Essai sur l'origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (chap. IX ; accessible en ligne sur l'excellent site québécois de J.-M Tremblay classiques.uqac.ca):
Citation: | L'estomac ni les intestins de l'homme ne sont pas faits pour digérer la chair crue : en général son goût ne la supporte pas. À l'exception peut-être des seuls Esquimaux dont je viens de parler, les sauvages mêmes grillent leurs viandes. | (idem pour le soulignement - RC)
Je précise que la date de 1781 indiquée sur le site de Tremblay n'est qu'une date de publication d'une des versions de ce texte, lequel fut vraisemblablement rédigé entre 1754 et 1763 (les données sont rassemblées et abondamment étayées par J. Derrida dans sa Grammatologie).
Il faudrait donc se reporter aux articles correspondants de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Peut-être dénoncent-ils la source de cette rumeur ? Rumeur sur l'étymologie du mot lui-même, pas sur la désignation de "mangeurs de viande crue" effectivement attestée par Mailhot (à en juger par son résumé ci-dessus). |
|
|
|
|
Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11203 Lieu: Meaux (F)
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 5:23 |
|
|
A la fin de l'article esquimau du TLF on trouve cette référence :
Benveniste (É.). The Eskimō name. International journal of American linguistics. 1953, t. 19, pp. 242-245.
Ce serait intéressant de savoir ce que Benveniste avait à dire sur la question en 1953. |
|
|
|
|
Tjeri
Inscrit le: 13 Sep 2006 Messages: 996
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 11:01 |
|
|
Les missionnaires du 17 ème siècle chez les algonquins, désignaient comme excommuniqués, ceux qui n'étaient pas encore convertis, plus au nord...altéré en escoumains, puis esquimaux. |
|
|
|
|
Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11203 Lieu: Meaux (F)
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 11:35 |
|
|
Si c'est vrai c'est amusant ! J'ai hâte de savoir ce qu'en dit Benveniste ... |
|
|
|
|
R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 12:13 |
|
|
Benveniste rejette la thèse des "escoumains"<"excommuniés" due à W. Thalbitzer - grand bonhomme, au demeurant! - et que rappelle tjeri ci-dessus (visible gratis sur la page d'accueil du IJAL). Il serait étrange, remarque Benveniste entre autres arguments préliminaires, qu'on ait donné le nom d'excommunicati à ceux qu'on s'efforçait d'accueillir dans les bras de l'Église !
Sa trouvaille à lui est une toute première mention en 1584 (date assurée), sous la plume du géographe Richard Hakluyt, peut-être sous l'influence de Frobisher que ses expéditions au Labrador avaient rapproché des Inuit.
La toute première forme étant 'Esquimawes', l'hypothèse - déjà peu probable - d'une déformation de "excommuniés" via "Excomminquois" (également attesté) tombe.
Benveniste terminait sur des lignes qui furent considérablement renouvelées par les études qui ont suivi (cf. mon message plus haut), et que je traduis ci-dessous :
Citation: | "Cela pourrait suggérer un réexamen de la forme indienne présumée à l'origine de cette dénomination occidentale. Il devrait être possible à présent de déterminer laquelle des formes citées jusqu'à maintenant est meilleure candidate au rôle de forme d'origine. Est-ce l'abenaki eskimantsik "mangeur de viande crue"? Ou le chippewa ashkimeq, ou wiyaskimowok "mangeur de chair fraiche" de la langue crie, ou, toujours du cri, ayaskimewok "ceux qui font les choses en secret"? " |
Article disponible sur demande. (je crois qu'on ne peut pas attacher de PDF aux messages du forum)
Mais je n'ai pas d'attestation antérieure à celle de Rousseau du lieu commun qu'on disait. Bon, voir l'Encyclopédie devient urgent...
Edit. Si, Benveniste indique la source des mangeurs de viande crue (en référence à des langues algonquiennes) - Biard, 1611. |
|
|
|
|
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 15:05 |
|
|
Bon, j'ai retrouvé la source exacte, American Indian Languages de Lyle Campbell, page 394.
Citation: | The name Eskimo is often erroneously assumed to have come from an Algonquian language with a meaning of something like 'raw eaters'. However, early European attestations seem to indicate a Montagnais (Algonquian) source of a·y-askʸime·w, connected to the meaning 'snowshoe-netter' (Goddard 1984:6). The earliest uses of the name apparently refer to other Algonquian groups, notably Micmac, rather than to Eskimoan speakers (Ives Goddard, personal communication). |
(le sens en a déjà été donné plus haut, je ne le retraduis donc pas)
La référence donnée pour l'article de Goddard est: 1984. Synonymy. In Arctic, ed. David Damas. Vol. 5 of HNAI, ed. William C. Sturtevant, 5-7. Washington, D.C.: Smithsonian Institution. (HNAI = Handbook of North American Indians). Je n'ai pas accès à cet ouvrage, et donc ne peux donner l'argumentation de Goddard avec plus de détails. |
|
|
|
|
R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 17:11 |
|
|
Super, merci.
Poursuivant le volet archéologique, je cite l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1ère édition, tome 5, page 953), orthographe d'origine :
Citation: | Eskimaux, (Géog) (...)
Ce sont les sauvages des sauvages, & et les seuls de l'Amérique qu'on n'a jamais pû apprivoiser ; petits, blancs, gros, & vrais anthropophages. On voit chez les autres peuples des manières humaines, quoiqu'extraordinaires, mais dans ceux-ci tout est féroce et presqu'incroyable.
Malgré la rigueur du climat, ils n'allument point de feu, vivent de chasse, & se servent de flèches armées de pointes faites de dents de vaches marines, ou de pointes de fer quand ils peuvent en avoir. Ils mangent tout crud, racines, viandes, & poisson. Leur nourriture la plus ordinaire est la chair de loups ou de veaux marins ; ils sont aussi très-friands de l'huile qu'on en tire. |
Auteur : Chevalier (Louis de) Jaucourt, contributeur si prolixe de l'Encyclopédie, d'ailleurs auteur d'un article courageux sur la Traite des nègres (1766) largement diffusé sur internet y compris.
Jaucourt cite les sources utilisées, mais le passage est illisible sur les clichés accessibles en ligne (lettres baveuses). Je ne dois pas avoir ce fascicule chez moi, ou alors il est trop bien enfoui.
Il me restait à trouver les descriptions de Pierre BIARD, Père supérieur de la Compagnie de Jésus "en Canada" de 1611 à 1613 (source: E. B. O'Callaghan, Relations des Jésuites sur les découvertes et les autres événements arrivés en Canada, et au nord et à l'ouest des Etats-Unis (1611-1672) , 1850, trad. de l'anglais avec quelques notes, corrections et additions... En ligne sur Gallica, pp. 15-16.
Voici , glané sur Google books, le passage de la Relation de Biard sur les "Excomminquois". Le texte ne mentionne pas de consommation de viande crue, ni de mot algonquien:
Citation: | Quelques peuples ont maintenant une implacable guerre contre nous, comme les Excomminquois, qui habitent au costé boreal du grand golfe S. Laurens, et nous font de grands maux.
Il n'y a que trois peuples qui nous soient familiers et bons amis, les Montagnais, les Souriquois et les Eteminquois. Pour les Etechemins et Souriquois, j'en suis tesmoin, car j'ay demeuré parmy eux ; pour les Montagnais, j'en ay ouï parler. Quant aux autres peuples, il n'y a point de confiance : aussi les François ne les hantent que pour descouvrir leurs rivages, et encore s'en sont-ils mal trouvez, horsmis Champlain en ses dernieres descouvertes contre-mont la grande riviere, qui ne s'en plaint pas. |
- Quel fut donc la source d'information de Jaucourt et Rousseau (consommation de viande crue) ?
- A quel moment a-t-on fait référence aux vocables étrangers signifiant "mangeurs de viande crue"?
- Et qui à substitué à ces vocables existant celui de "eskimo"/"esquimau"?
Dernière édition par R_Camus le Tuesday 10 Aug 10, 18:44; édité 6 fois |
|
|
|
|
Zwielicht
Inscrit le: 30 Jan 2007 Messages: 1227 Lieu: la rencontre des eaux
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 17:56 |
|
|
Ce sujet avait déjà été abordé ici:
http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?t=3040
La plus vieille référence que j'ai à ce sujet vient de Moeurs des sauvages, par Joseph-François Lafitau (1724), missionnaire ethno-naturologue jésuite.
Sinon, quand Dorais dit que "eskimo" n'est pas utilisé au Groënland, ce n'est pas vrai pour les Danois qui y vivent, qui utilisent abondamment ce terme.
Dernière édition par Zwielicht le Tuesday 10 Aug 10, 17:58; édité 1 fois |
|
|
|
|
R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 17:58 |
|
|
merci!
J'ai édité mon message. L'archéologie se poursuit. |
|
|
|
|
R_Camus
Inscrit le: 19 Apr 2010 Messages: 230
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 18:16 |
|
|
Je vous cite :
Zwielicht a écrit: | Sinon, quand Dorais dit que "eskimo" n'est pas utilisé au Groënland, ce n'est pas vrai pour les Danois qui y vivent, qui utilisent abondamment ce terme. |
C'est intéressant!
Il est vrai que toute description de cette situation s'inscrit - ou s'inscrivait - dans des discussions houleuses, on peut penser que Dorais ne voulait pas trop insister sur ce point (si bien sûr il ne l'ignorait pas purement et simplement). Même dans le fil que vous citez, le ton monte un peu...
Dans son beau livre Le corps inuit (SELAF / PUB, 1987, chap. "Esquimaux, eskimos, Inuit?", p. 144), ma collègue Michèle Therrien écrivait :
Citation: | De nombreux autochtones ont émis le souhait que soit à jamais abandonnée cette appellation étrangère jugée péjorative ("mangeurs de viande crue" [Therrien rappelle auparavant que cette étymologie est tendanciellement rejetée par les savants, mais les Inuit eux-mêmes y croient]), à la faveur de l'auto-désignation que se donnent ces groupes depuis un lointain passé : Inuk "un être humain", Inuit "des êtres humains".
[...] La conférence circumpolaire de Barrow en 1977 [...] vote en faveur de la généralisation du terme Inuit (comprenant également les groupes se désignant eux-mêmes Kalaallit, Tunumiit, Inuit, Inugsuit, Inuinnait, Inuvialuit, In~upiat, Yup'ik, et autres "Sugpiaq" (ou Alutiiq) des Îles aléoutiennes - RC) |
|
|
|
|
|
Zwielicht
Inscrit le: 30 Jan 2007 Messages: 1227 Lieu: la rencontre des eaux
|
écrit le Tuesday 10 Aug 10, 19:15 |
|
|
R_Camus a écrit: | Benveniste rejette la thèse des "escoumains"<"excommuniés" due à W. Thalbitzer - grand bonhomme, au demeurant! - et que rappelle tjeri ci-dessus (visible gratis sur la page d'accueil du IJAL). Il serait étrange, remarque Benveniste entre autres arguments préliminaires, qu'on ait donné le nom d'excommunicati à ceux qu'on s'efforçait d'accueillir dans les bras de l'Église ! | Ce rejet est d'autant plus étayé que le nom Escoumains / Escoumins est devenu un toponyme québécois dans une région située à des lieues d'où vivent les Inuit. Cet endroit correspond aussi au lieu décrit par Biard. Le peuple les désignant serait apparenté aux Montagnais (Innus), mais pour des raisons inconnues, auraient été en conflit avec les Français tandis que les Innus en général ne l'étaient pas.
Déjà en 1611 Champlain donnait un lieu nommé Lesquemain au même endroit, qui est devenu Escoumins. C'est donc un nom qui prédate l'arrivée des français. Son origine peut être autochtone ou même basque, mais difficilement provenir du verbe français excommunier.
Sur Escoumin:
l'interprétation traditionnelle fait remonter ce nom au montagnais iskomin, de isko, «jusque là», et min, «fruit» ou «graine». Il se serait agi d'airelles, Vaccinium vitis-idaea, un petit fruit rouge apparenté au bleuet qui a la propriété de se conserver sous la neige. Quand l'hiver avait été long, les Innus se rendaient aux Escoumins pour cueillir ces fruits.
http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/dossiers/noms-intrigants/200907/11/01-883412-les-escoumins-guet-coquillages-ou-fruits.php |
|
|
|
|
|