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Remarques sur un étrange Lucrèce - Forum latin - Forum Babel
Remarques sur un étrange Lucrèce
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Ion
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Messageécrit le Saturday 09 May 20, 18:00 Répondre en citant ce message   

Nous sommes donc au chapitre 3 du premier Traité de la Parenthesis de Paracelse. Il est question de l’influence des astres sur les êtres vivants.
Citation:
« […] le firmament et les astres ont été formés de telle sorte que les hommes ni les créatures animales ne pourraient vivre sans eux. Néanmoins, ils (scil. le firmament et les astres) n’accomplissent rien par eux-mêmes. L’exemple suivant vous fera comprendre. La semence jetée en terre produit d’elle-même son fruit, car elle porte, cachée en elle, l’Entité de la Semence. Si toutefois, pendant ce temps, le Soleil n’avait pas réchauffé la semence, celle-ci n’eût pas germé. […] Car c’est par la digestion (=en absorbant des éléments nutritifs) que le fœtus s’augmente dans la matrice. Ainsi donc le fœtus n’a besoin d’aucune planète, d’aucun astre pour cette opération. La matrice elle-même lui sert de Planète et d’étoile. […] Car les astres n’ont aucune capacité à incliner l’homme vers eux et cet homme n’a aucune raison pour recevoir cette inclination.
Écoutez encore ceci : de deux soldats également féroces et irrités, lequel engendre l’autre ? Aucun. De deux jumeaux se ressemblant parfaitement, lequel a apporté à l’autre cette similitude ? Aucun. Pourquoi donc nous appelons-nous Jupitériens ou Lunariens puisque, suivant l’exemple des jumeaux, nous avons en nous notre raison d’être ?

(trad. Grillot de Givry, Paris, 1913)

L’allusion aux jumeaux n’est pas seule : elle suit une allusion à deux soldats animés de la même agressivité. Paracelse donne des exemples d’êtres dont la ressemblance ne doit rien à l’action de l’un sur l’autre, et qu'ainsi l’éventuelle ressemblance d’un être avec un astre n'est pas nécessairement due à l’action de celui-ci.

Conclusion : contrairement au dit de M. Foucault, Paracelse n’a pas en vue la « pliure du monde ». Pas trace non plus de comparaison. M. Foucault force un peu le sens en écrivant "sans qu'il soit possible à personne de dire lequel a apporté à l'autre sa similitude", ce qui impliquerait que la similitude est apportée à l'un par l'autre. Paracelse dit que les jumeaux sont semblables sans influence de l'un sur l'autre.
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Ion
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Messageécrit le Friday 03 Jul 20, 11:18 Répondre en citant ce message   

Complétons notre dossier Lucrèce.
Les Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, ont publié en juillet 2019 un compte-rendu du Lucrèce de P. Vesperini. Le texte est long, bien écrit, précis – il mentionne le numéro des pages consultées – , donnant une grande impression de sérieux. D’autre part, c’est une véritable brassée de fleurs lancée à l’ouvrage : « luxuriant d’érudition, foisonnant de références, minutieux, rigoureux et précis, convaincant », etc. etc.

Ainsi, malgré sa longueur, le compte-rendu ne rend pas compte des multiples faiblesses de l’ouvrage, qui m’ont mis hors de moi (voir les messages précédents).

Un seul petit couac : « [...] au 19e siècle : Plessy, Flaubert, Fusil reconstituent une Antiquité imaginaire, [...] » 1° Ce n’est pas Plessy mais Plessis. 2° Flaubert, Fusil : rapprochement étonnant. En effet, notre Casimir-Alexandre est un auteur assez obscur des années 1920-1930, donc du XXe et non du XIXe, plutôt un romaniste, qui a produit quelques articles dont l’un sur Lucrèce et les philosophes du XVIIIe siècle et un livre sur Rousseau. Flaubert et Fusil n'appartiennent pas vraiment à la catégorie des grands chercheurs en sciences de l'Antiquité qui s'efforcent de produire des exposés fiables à partir de données vérifiables.

Regrettable : le compte-rendu reprend à son compte la présentation venimeuse et d’ailleurs sans objet du personnage et de l’oeuvre de Poggio Bracciolini. Celui-ci a retrouvé, fait recopier et fait connaître un manuscrit de Lucrèce, faisant ainsi redécouvrir Lucrèce aux érudits du XVe siècle italien. Qu’il eût été par ailleurs un personnage moralement abject et culturellement moyennâgeux, qu’il eût été seul ou non lors de la découverte ne change absolument rien au fait.


Dernière édition par Ion le Friday 03 Jul 20, 19:03; édité 1 fois
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Ion
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Messageécrit le Friday 03 Jul 20, 16:47 Répondre en citant ce message   

Complément au compte-rendu de Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique (voir le lien ci-dessus).

Faiblesses du Lucrèce de P. Vesperini

a. L’invention par P. Vesperini lui-même du mythe qu’il dénonce.
P. Vesperini, Lucrèce... p. 11 : Il existe aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler un mythe de Lucrèce. Ce mythe raconte qu’il y eut à Rome, à la fin de la République, un homme – philosophe ou poète, on ne sait pas bien – animé de conviction épicuriennes, qui, désireux de transmettre sa foi à ses contemporains, aurait composé un poème didactique : le De rerum natura (« Sur la nature des choses »). Ce poème, trop « radical » pour son temps, trop « moderne », serait passé largement inaperçu, comme son auteur. Il aurait suscité aussi la méfiance du régime impérial, puis de l’Église, ce qui expliquerait qu’il ne soit presque jamais cité au Moyen Âge. Heureusement, à la Renaissance, la redécouverte du poème par les humanistes aurait permis à l’Europe de s’initier aux théories d’Épicure, contribuant ainsi à la destruction du monde médiéval, et donc à l’avènement du monde moderne.

Aucune référence. Où sont les textes qui racontent le mythe tel qu’il est exposé ci-dessus ? Pour ma part je n’ai rien trouvé, même sous forme allusive, ni dans les histoires de la littérature comme celles de Bayet, de Schanz-Hosius, de Fuhrmann, ni dans la Real-Encyclopädie, ni dans les études de Boyancé ou Martha… ni dans le beau petit ouvrage cité par P. Vesperini et intitulé Lucrezio. Il De rerum natura e la cultura occidentale, de Lisa Piazzi (2009). On devrait pourtant en trouver des traces, même à titre d’élucubrations à rejeter.
Les auteurs soucieux de vérité historique soulignent surtout la rareté et le peu de solidité des renseignements biographiques, ils ne parlent jamais des convictions d’un homme désireux de transmettre sa foi. Ils ne se risquent pas dans l’intériorité du personnage.

La littérature scientifique suggère plutôt la conception suivante :
Nous connaissons par quelques manuscrits un poème latin en hexamètres dactyliques qui expose la physique épicurienne dans une perspective d’éradication de la crainte des dieux et de l’au-delà. Ce poème est l’oeuvre d’un personnage très mal connu, T. Lucretius Carus, en français Lucrèce. À Rome, ce poème est devenu un classique, non pour son contenu philosophique, mais en raison de ses qualités poétiques et littéraires, y compris dans le chef des auteurs chrétiens antiques. Son contenu est pris pour cible par la littérature chrétienne antique qui l'attaque en tant que représentant de l’épicurisme, mais qui parallèlement l'instrumentalise à son profit dans la réfutation du paganisme en général, avec plus ou moins de bonne foi. Oublié au Moyen Âge, le poème est redécouvert au début du XVe siècle. D’abord en Italie, son influence se fait sentir par la suite de diverses façons au point de vue phisosophique, éthique et littéraire dans une bonne partie de l’Europe. Il reste aujourd’hui une lecture rafraîchissante.
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Messageécrit le Sunday 05 Jul 20, 10:31 Répondre en citant ce message   

Pour un compte rendu de très haut vol qui vient de l'Université de Cambridge : https://www.persee.fr/doc/asdi_1662-4653_2018_num_13_1_1134_t15_0234_0000_2

J'y reviendrai dès que possible, mais vraiment, chapeau !
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Ion
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Messageécrit le Thursday 09 Jul 20, 17:38 Répondre en citant ce message   

(Complément au compte rendu des Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique)
C'est très long, mais je n'ai pas pu faire autrement.

b. La polémique contre X.
Dans une trentaine de passages, soit à peu près une page sur dix, le terme « savant » apparaît dans des contextes dépréciatifs, soit comme substantif dans l’expression « les savants » (syn. « commentateurs, chercheurs »), ou comme adjectif (syn. « académique »). Ces expressions très générales sont bien sûr impossibles à étayer, ne le sont effectivement pas et sont sans valeur du point de vue scientifique. L’insulte n’est pas un argument.

Dès la p. 11, P. V. relève à propos de Lucrèce une prétendue « concentration d’études savantes » qui est « irrationnelle ». On demandera le bon dosage à P.V.
p. 45 : « Dans le discours savant » on « rencontre souvent » une opposition entre « culture des élites » et « culture populaire ». P. V. réfute cette erreur fréquente.
p. 99 : « l’idée commune chez les savants » que Lucrèce n’a écrit qu’un seul texte. Idiot, bien sûr. Communément.
p. 315 : « le commentaire… à ce passage est typique du regard qu’un savant moderne... » Typiquement faux.
p. 111 : « Étrange affaire, qui a troublé les savants... » Et pas d’estomac, non plus.

p. 128 : « Ici encore, dans la littérature savante, on rencontre cette idée que… les lecteurs de Lucrèce sont des gens terrifiés. » Toujours et en tout lieu.
p. 140 : « le tableau animé de la peste d’Athènes, qui a tant troublé les commentateurs. » Pas Boyancé, en tout cas.
p. 142 : « Le terme de religio est ambigu… Les savants se disputent beaucoup à ce sujet. » Beaucoup. Où ?
p. 143 : « Ce combat… contre les mythes a beaucoup impressionné les savants modernes... » Ces mauviettes.
p. 190 : « Tout ce succès… gêne la mythographie savante autour de Lucrèce... » Non contents de se tromper tout le temps, voilà qu’ils inventent purement et simplement !

p. 195 : « Les savants ne citent presque jamais les très nombreux passages... » Oh ! Oh ! rétention d’informations très nombreuses !
p. 202 : « Cette remarque… révèle… une culture académique… où la beauté esthétique [!]… est disjointe de la pensée… incapable d’apprécier le raffinement d’une culture… qui ne mérite pas… notre condescendance. » Et : « [Le] Moderne [lit] Lucrèce en traduction et [y cherche] surtout ce qui peut le conforter dans sa fierté d’être moderne et de se croire un héritier d’auteurs anciens auxquels, au fond, il ne comprend rien... » Béotien de Moderne académique ! Insensible à la beauté esthétique !
p. 214 « malgré tant de controverses savantes (sur la déf. de la Renaissance), le nom règne, indiscuté [! controverses muettes ?], dans le grand public cultivé comme dans une bonne partie de l’historiographie actuelle (comme en témoigne la littérature savante autour de la réception de Lucrèce). » Beau tir groupé.
p. 214 : « les Homais modernes » Merci, Flaubert !

p. 216 : « Les mythes savants, à l’image de tous les contes sans doute, fonctionnent comme des poupées gigognes. Un conte en cache toujours un autre. Ce théorème de Schéhérazade... » Toujours. Shéhérazade et SNCF.
p. 217 : « Greenblatt… storytelling. » Le mythe à la Hollywood.
p. 219 : « Surtout, ce qui n’est jamais rappelé par les savants qui font de cette lettre... » Manquement sur manquement. À bas les savants !
p. 222 : « l’imaginaire savant »
p. 223 : « fiction savante »

p. 229 : « L. Valla, cher aux historiens modernes... »
p. 235 : « paradigme moderne anachronique » Tandis que l’uchronisme non-savant est si beau !
p. 236 : « l’ombre des recueils poussiéreux pour érudits » Kof, kof, kof !
p. 240 : « une fiction historiographique extrêmement récente » (Avec pour une fois un pedigree : le faussaire serait Eugenio Garin) « dont l’entreprise monumentale visait à donner une place à l’humaniste dans l’histoire de la philosophie de matrice hégélienne. » Se tromper de matrice ! Quelle idée !
p. 241 : « wishful thinking historiographique ».

p. 243 : « Les savants partent à la recherche des âmes hardies qui, après avoir lu Lucrèce, sont devenues ‘épicuriennes’. » Ah ! Les belles généralités si bien tranchées !
p. 245 : « mantra des mythographies de Lucrèce »
p. 247 : « le commentateur moderne peut donner libre cours à ses sentiments » Et sensible, avec ça, le conteur !
p. 248 : « les commentateurs prennent rarement la peine... » Sensibles, mais négligents.
p. 249 : « la seule chose qui intéresse les chercheurs... » Bornés, ceux-là, tous bornés !

p. 249 : « [Pio] est négligé par la critique moderne, et cela tient, je crois, au fait que Pio n’est pas un humaniste facile à intégrer dans la mythographie de Lucrèce. » Quand P.V. dit « je crois », il y a intérêt à bien vérifier ce qu’il dit.
p. 249 : « ce qui donne moins matière, il est vrai, à l’imagination des savants. »
p. 255n8 : « Les mythographes de Lucrèce [comprendre ici Stephen Greenblatt et Alison Brown]… évidemment embarrassés… déforment le sens… [et c’est] en plus absurde. » Hé non, ce n’est pas aussi absurde que ça (détails sur demande). La falsification n’est pas évidente.
p. 258 : « tour d’esprit typique de la mentalité académique moderne » ...qui est un monolithe, n’est-ce pas ?
p. 267 : « dans beaucoup d’entre [les différents atomismes allégués], les tenants du mythe auraient bien du mal à reconnaître leur modernité. » La modernité, cette notion aux contours si nets !

p. 284 : « Ce ne sont pas [les Romantiques] qui ont donné [à Lucrèce] sa place dans notre culture. Ceux qui vont le faire,... ce sont les universitaires... [et c’est un] « sacre ». Mais ils n’en ratent pas une !...
Signalons ici que la référence à Casimir-Alexandre Fusil, auteur bien connu, est fausse. Il ne s’agit pas de 1937 mais de 1917 et P.V. ne s’appuie par sur un ‘article’ mais sur un ‘livre’ de Fusil, en fait sa thèse de doctorat, intitulé La poésie scientifique de 1750 à nos jours, Paris, Scientifica, 1917. Cette référence n’est pas reprise dans la bibliographie de P.V. De minimis non curat praetor.

Et attention !… pour terminer… un point Godwin !

p. 286 : « Comme l’a abondamment montré récemment, après tant d’autres savants, Johann Chapoutot, les nazis n’étaient pas des médiévaux attardés. Ils étaient convaincus de faire œuvre « de progrès » et bénéficièrent, en Allemagne comme en Europe, du soutien de nombreux scientifiques. Pour une fois que de nombreux « savants » font du « bon » travail, c’est pour discréditer des scientifiques « nombreux » et « européens ». Caramba ! Il ressort clairement de l'article de Wikipedia que Johann Chapoutot dit bien autre chose que ce qu'avance imprudemment P.V. ("révolution conservatrice, purifiée des scories humanistes et universalistes...). Vraiment, il devrait s'excuser.


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Messageécrit le Thursday 16 Jul 20, 19:01 Répondre en citant ce message   

(Complément au compte rendu des Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique)
c. Parti pris
(J’inclus ici les généralisations abusives, exagérations et déductions hasardeuses, en tant que choix assumés contestables du fait d’une probabilité insuffisante)

0. Préambule
P. V. (p. 143) y insiste : « personne » ne croyait aux mythes, l’Achéron et ses fantômes ne faisaient peur qu’au théâtre et au théâtre seulement. Et encore. Mais voyons :


Platon, République, I, 330d-e a écrit:
εὖ γὰρ ἴσθι, ἔφη, ὦ Σώκρατες, ὅτι, ἐπειδάν τις ἐγγὺς ᾖ τοῦ οἴεσθαι τελευτήσειν, εἰσέρχεται αὐτῷ δέος καὶ φροντὶς περὶ ὧν ἔμπροσθεν οὐκ εἰσῄει. οἵ τε γὰρ λεγόμενοι μῦθοι περὶ τῶν ἐν Ἅιδου, ὡς τὸν ἐνθάδε ἀδικήσαντα δεῖ ἐκεῖ διδόναι (330e) δίκην, καταγελώμενοι τέως, τότε δὴ στρέφουσιν αὐτοῦ τὴν ψυχὴν μὴ ἀληθεῖς ὦσιν·
« Sache bien, Socrate, que lorsque l’on est près de penser que l’on va mourir, on est envahi par des craintes et des soucis qui ne se manifestaient pas auparavant. Car les histoires que l’on raconte sur l’Hadès, à propos des châtiments qu’on doit y subi pour ses fautes, ces histoires dont on se moquait jusque-là, commencent à troubler l’âme (stréphousi tḕn psukhḗn) : et si c’était vrai ? »


Pour le caractère psychologiquement instable et volontiers contradictoire des croyances personnelles, notamment sur l’au-delà, voir G. Dumézil, la Religion romaine archaïque, p. 362s.

1. Le contexte. (p.117 : « ce qu’était le monde dans lequel vivait Lucrèce »)
P.V. récuse une vision « moderne » du passé qui ne respecterait pas la manière dont les Anciens se voyaient eux-mêmes. Mais cette récusation, outre qu’elle est forcée – car la recherche moderne n’ignore pas le problème – n’ouvre pas la voie royale à la reconstitution du contexte ancien « réel ». Ainsi, on est en droit de soupçonner P.V. d’inventer lui-même, plus ou moins consciemment, un nouveau contexte taillé sur mesure pour servir des idées anti-modernistes, anti-rationalistes et esthétisantes tirées de la pensée de M. Foucault.
Le contexte Vesperini n’est pas plus adéquat qu’un autre, avec en plus la prétention de reconstituer des états psychologiques anciens, convictions, gaieté permanente etc., désormais inaccessibles. Car il est impossible de se remettre parfaitement dans la peau des Anciens, de même qu’il est impossible de retrouver les sentiments des auditeurs des siècles passés à l’audition de la musique ancienne jouée sur instruments d’époque du fait de notre expérience des instruments modernes, dont nous ne pouvons pas faire abstraction.
(À suivre)


Dernière édition par Ion le Thursday 22 Oct 20, 10:20; édité 1 fois
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Messageécrit le Thursday 16 Jul 20, 19:09 Répondre en citant ce message   

2. L’état d’esprit de l’aristocratie romaine
p. 128 : « Nous avons affaire à des gens assoiffés d’honneurs, ou bien de repos, toujours gais, raffinés et sans scrupules. » Caricature outrancière et tendancieuse. Tendancieuse car c’est un maillon de la chaîne d’inférences bancales qui fera du de rerum natura l’exposé incohérent de la totalité des choses.

3. Un trait « cynique » dans le de rerum natura ?
P.V. justifie ainsi le combat de Lucrèce contre la religion à partir de la philosophie cynique et non plus de l’épicurisme (pp. 142-143), dans son grand parti pris de dissocier Lucrèce d’Épicure, avec en vue l’objectif de faire du poème l’exposé incohérent de la totalité des choses.
En vain :
La religion n’est pas le souci principal des cyniques qui ne sont pas des athées militants, tout au plus des agnostiques. Ils ne recommandent pas d'abandonner les cultes. Ils peuvent le cas échéant injurier les dieux mais ne composent pas de doctrine concluant à un statut particulier du divin. Au premier chef, les cyniques s’en prennent à des interlocuteurs pour leur reprocher des insuffisances dans le domaine moral. Le cynique mord son interlocuteur, tandis que Lucrèce semble vouloir aider celui-ci.
D’autre part, les cyniques sont des provocateurs, adeptes des conduites les plus insolites et les plus choquantes pour la bienséance ordinaire, ce qui n’est pas le cas de Lucrèce.

4. Le sujet du poème
a. Pour évoquer « De quoi parle le poème de Lucrèce ? » (ch. IX), P.V., curieusement, ne propose pas de résumé commenté de l’ouvrage. Il prend le parti de faire une réflexion philosophique sur le sens du mot res (« chose »), partant de l’idée que tout ce qui existe est une res, et concluant à un exposé incohérent, par Lucrèce, de la totalité des choses. Il ignore complètement les attestations de natura rerum au sens de "la nature" (tout ce qui se produit sans l'intervention de l'homme).
b. Au même chapitre se trouve une « Pragmatique de l’extrait ». Du fait que le de rerum natura, de par son statut d’oeuvre classique, pouvait être matière à commentaires ou source d’extraits réemployables ailleurs, P.V. tire longuement l’idée que c’était là sa raison d’être, que c’était pour cela qu’il était lu et donc… que c’était pour cela qu’il avait été écrit. Nous rejoignons la conception du poème en tant qu’exposé incohérent de la totalité des choses.
Mais après « De quoi parle le poème de Lucrèce », n’aurait-il pas fallu poursuivre par un « Que dit le poème de Lucrèce » ?
(À suivre)


Dernière édition par Ion le Thursday 22 Oct 20, 10:22; édité 8 fois
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Messageécrit le Thursday 16 Jul 20, 19:22 Répondre en citant ce message   

5. POUR le Moyen Âge, CONTRE les époques suivantes
Moyen Âge : Pour plus de sûreté, P.V. fait commencer son Moyen Âge avec plusieurs siècles d’avance : il peut ainsi y inclure l’auteur chrétien Lactance qui connaissait le de rerum natura de première main. Il prend bien soin également de montrer une époque ouverte et tolérante qui n’a pas traité Lucrèce plus mal que les autres Antiques et qui même, en la personne d’Isidore de Séville (p. 201), l’a utilisé comme source « majeure ». Ici, vérification faite, le « majeure » est de trop et Isidore écrit même une fois male dicit (Etym. 8, 3, 7), « il a tort ». L’évocation de l’oeuvre carolingienne en matière de copie des textes antiques est l’occasion pour P.V. de réprimander un auteur anglais qui s’était permis une remarque ironique sur la faible exploitation du texte de Lucrèce. Il s’ensuit qu’il est indu de distinguer « forme » et « fond » (p. 202). Bien. Finalement, Lucrèce a été peu copié et c’est encore mieux ainsi. Car il est passé dans divers ouvrages, des florilèges, des livres scolaires… L’ennui c’est que ce sont des petits extraits non représentatifs donnés parfois sans nom d’auteur. On ne peut pas prendre cela pour de l’attention prêtée au Lucrèce original. L’image donnée par P.V. relève du parti pris.

Après le Moyen Âge : On tombe de haut. À vouloir se faire une « idée exacte » de l’Antiquité, le mouvement humaniste « met fin à la fantaisie, et aussi, il faut y insister, à la liberté et à la créativité avec laquelle les médiévaux l’employaient. [...] Car les médiévaux voulaient utiliser [l’Antiquité], la remployer, en faire une matière à rêves et à pensées. » (p. 215) Tandis que… « les humanistes tuent le latin. » Une fois de plus, car il était déjà mort à l’époque carolingienne. Mais enfin, à partir de là, P.V. ne voit plus que malheur, modernité, affadissement, modernes encore plus anciens que les Anciens, vols de manuscrits, cupidité, misogynie, antisémitisme, et d’ailleurs les idées de Lucrèce ne se diffusent pas. Seule l’Église garde un peu de sang-froid : Lucrèce n’est pas persécuté, pas censuré, n’est pas subversif, n’est pas à l’Index (mais bien la traduction de Marchetti). p. 262 : le passage sur les libertins n’est pas clair. P.V. souligne la « diversité » des libertinages. Conclusion : « le monde se désenchantait. » (p. 263) Et Lucrèce ? Eh bien, ou bien il est absent des préoccupations, ou bien c’est un auteur « parmi d’autres ». Vous voyez bien, M. Greenblatt, vos héros n’en sont décidément pas ! Et à l’époque des Lumières ? Lucrèce est toujours « un classique parmi les autres ». (p. 273) Mais ce n’est qu’ « un nom » (p. 274), (p. 275) « on lisait beaucoup moins Lucrèce qu’on ne l’invoquait » (Isidore, reviens !) Triste. Éteignons les Lumières.

***

Conclusion : When life gives you lemons, make lemonade « Quand la vie vous file des citrons, dit le proverbe anglais, faites-en de la limonade. » J’aurai au moins trouvé dans le Lucrèce de P.V. ce que lui-même trouve dans le de rerum natura : un joyeux bric-à-brac, un capharnaüm de citations qui m’a permis de bien réjouissantes découvertes.
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