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LIRE (latin-ancien français)

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Cligès



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Lieu: Pays de Loire

Messageécrit le Thursday 01 Apr 21, 20:29 Répondre en citant ce message   

Au début, ce devait être une courte étude sur le modèle du « mot du jour » mais, chemin faisant, l’objectif de cette étude s‘est élargi : il s’est agi, tout en m’en tenant aux divers sens du mot, de mener une petite initiation à la littérature des siècles d’or du Moyen Âge (XIIème-XIIIème siècles), que je connais le mieux. Voilà pourquoi certaines citations sont plus longues qu'il ne faudrait...

J’écrirai d’autres sujets sur la langue et la littérature médiévales pour peu que l’on estime que ce n’est pas trop contraire à l’esprit de Babel.

Les textes cités proviennent des éditions H. Champion (Paris).


Le verbe lire vient du latin legere qui, comme le grec λέγειν, dérive de la racine indo-européenne *leg, dont le sens est « rassembler », « recueillir »(1). Tel est bien le sens premier de ces verbes ; en latin(2), legere nuces signifie « cueillir des noix », legere ossa, « recueillir des ossements ». Un sens dérivé est celui de « parcourir » : quand on parcourt un chemin ou une contrée, on choisit un itinéraire à l’exclusion de tous les autres. On trouve ainsi legere vestigia, « suivre des traces » ; legere pontum, « parcourir la mer », legere litora, « côtoyer le rivage ». De « recueillir » à « choisir », il n’y a qu’un pas, franchi dans les expressions legere judices, « choisir des juges », legere legatos, « choisir des légats ». Ce sens survit dans notre verbe élire, tiré de eligere, un verbe composé de même sens.

Comment passe-t-on de « choisir » à « lire » ? Ernout-Meillet(3) notent que l’évolution sémantique « n’est pas claire ». Pourtant lire, n’est-ce pas « parcourir », « suivre » les interminables lignes d’écriture des volumina pour cueillir en chemin les lettres et les syllabes qui dévoilent les mots et les phrases non séparés dans l’écriture ? Une expression comme legere oculis, « parcourir des yeux », est significative de ce travail d’exploration visuel et intellectuel qu’on peut deviner parfois bien difficile, qu’on lise pour soi ou pour les autres. D’après Ernout-Meillet, legere aurait signifié « recueillir les noms d’une liste », donc « énumérer » ce qui aurait conduit au sens de « lire ». Malheureusement, le seul exemple invoqué est l’expression legere senatum employée dans un passage de Tite-Live qui semble mal avoir été compris : les censeurs dont il est question ne font nullement « l’appel des sénateurs », ce qui ne correspond du reste pas à leur rôle, mais choisissent les noms à porter sur l’album sénatorial en écartant les membres indignes(4) ; l’expression est du reste plusieurs fois employée en ce sens par Cicéron. Il me semble donc que cet emploi du verbe ne peut nullement servir d’intermédiaire entre les sens de « recueillir » et de lire.

L’emploi de legere au sens de « lire » est abondamment attesté chez Cicéron et chez Quintilien, mais il est certainement antérieur. Chez l’orateur, il s’applique exclusivement à la lecture silencieuse, qu’il vaudrait mieux appeler « pour soi » car une syllabation orale pouvait aider à la compréhension du texte. Il va sans dire que les discours politiques ou judiciaires étaient prononcés sans le moindre support écrit ; ils n’étaient transcrits, après remaniement, que par la suite, en vue de l’édition. Les philosophes, les historiens ou les « scientifiques » comme Pline l’Ancien avaient couramment recours à des écrits antérieurs pour l’élaboration de leurs propres œuvres. Mais ces intellectuels étaient évidemment très peu nombreux, et il est évident que les œuvres littéraires n’étaient accessibles à la plupart des Romains que par le moyen des séances de lecture publique.


Durant le Moyen Âge, les progrès techniques qui font passer du liber ou du papyrus au parchemin, plus cher mais plus durable, et surtout du volumen au codex(5) vont permettre un développement de la littérature, donc de la lecture, qui va toucher peu à peu les couches laïques de la société (cours, bourgeoisie à partir du XIIIème siècle). Cet élargissement culturel va du reste de pair avec le développement d’une littérature originale en « français » : la lecture ne concerne donc plus les seuls gens d’église ou les intellectuels férus de latinité. Malgré tout, comme on le sait, durant toute la période médiévale, les litterati ne sont encore qu’une faible minorité, surtout dans la période qui va des invasions germaniques à la renaissance carolingienne.

Certes, comme dans l’Antiquité, cette littérature est surtout connue par l’oral (texte lus, récités ou interprétés devant un public), mais les occurrences trouvées dans les textes montrent aussi qu’il faut faire une part importante à la lecture silencieuse, rendue plus aisée par la séparation des mots et une meilleure disposition du texte sur le feuillet, d’autant que les œuvres, poétiques ou non, sont presque toutes versifiées jusqu’au XIIIème siècle. On ne va plus déchiffrer syllabe par syllabe mais saisir d’un seul coup d’œil des mots entiers ou des syntagmes, comme dans la lecture moderne. On va aussi pouvoir plus aisément revenir en arrière et se repérer dans un texte grâce aux lettrines et à la pagination (souvent postérieure dans les manuscrits les plus anciens)(7)


Au début était le livre, pourrait-on dire, et tout y retourne : dès les romans antiques(8), mais même dans le roman breton et les récits, dans les bestiaires et les lapidaires, l’auteur mentionne une source souvent très ancienne qu’il
« traduit » ou dont il s’inspire. Même si c’est pour l’auteur une manière de conférer de l’authenticité à son récit et que cette source peut être fictive, il n’en demeure pas moins que le clerc lit beaucoup depuis la constitution des bibliothèques monastiques ou de celles des cours renommées.

Les allusions à la lecture « pour soi » sont donc nombreuses dans les œuvres médiévales ; elles concernent soit des personnages, soit le narrateur lui-même, comme dans ce passage du Comput de Philippe de Thaon (début du XIIème). L’auteur, évoquant la légende de Castor et Pollux à propos de la constellation des Gémeaux, ne manque pas de nommer la source dont il s’est inspiré :

E ço truvum lisant (et cela, nous le trouvons en lisant)
en Ovide le grant ;
ço fud entendement (entendement = façon de se représenter les choses)
de la paiene gent.

v. 1291-4

Mais si la lecture « pour soi » se rapporte avant tout à l’auteur, en général un clerc(9) capable de lire couramment le latin classique, elle concerne aussi de plus en plus les « borgois », dont beaucoup savent lire et écrire le français à mesure que l’on avance dans le XIIIème siècle. Dans la partie du Roman de la rose écrite par Jean de Meung, à la fin du siècle, on trouve ces conseils au mari cocu qui marquent l’influence de la farce et du fabliau :

Et se nus li envoie lestre, (= et si quelqu’un lui (= à sa femme) envoie une lettre)
il ne se doit pas entremestre
du lire ne du reverchier (de la lire, ni de la tourner en tous sens)
ne de leur secrez encerchier (ni d’essayer de s’enquérir de leurs secrets).

v. 9673- 6

On le voit, l’infortuné mari est censé ne pas savoir seulement déchiffrer, mais aussi « lire entre les lignes » !

Mais revenons à l’auteur. Dans cet extrait de Floire et Blanchefor, récit datant du milieu du XIIème, il est intéressant de voir comment s’effectue le passage d’une source écrite à l’œuvre par l’intermédiaire d’une transmission orale. L’auteur (anonyme) est en effet censé transcrire l’histoire qu’il a entendue de la bouche d’une dame qui le tenait elle-même d’un clerc qui en avait lu l’histoire. Même si cette situation est probablement fictive, elle nous montre néanmoins comment s’opère la genèse de l’œuvre médiévale, qui se présente avant tout comme le relais d’une parole ancestrale, et bientôt comme une « conjointure » dont l’auteur mettra en valeur, parfois un peu orgueilleusement, l’originalité et le caractère abouti(10).

L’aisnee d’une amor parloit
a sa seror, que molt amoit,
qui fut ja entre .II. enfans, (ja = autrefois)
bien avoit passé .II. cens ans,
mais uns boins clers li avoit dit, (lui avait conté [cette histoire]
qui l’avoit leü en escrit.

v. 49-54.

Mais la lecture, nous l’avons dit, ne concerne pas que l’intellectuel en tête à tête avec ses livres ; quasiment tous ceux qui n’écrivent pas ne connaissent une œuvre que pour l’avoir entendu lire ou raconter, comme les deux sœurs du texte précédent(12). La lecture oralisée est en effet le seul moyen de toucher un public suffisamment large, notamment dans les cours, à partir du XIIème. Même si l’on sait lire, les manuscrits ne sont pas en nombre suffisant et on trouve toujours plus agréable d’écouter à plusieurs un bon lecteur que de lire soi-même dans la solitude.
Quel meilleur exemple d’une séance de lecture que l’image prise « sur le vif » d’un seigneur et de son épouse, tout au plaisir d’écouter leur fille lire un roman au sein d’un verger ?

Et mes sire Yvains lors s’en antre
el vergier, après li sa rote ; (= son escorte)
voit apoié desor son cote (= sur son coude)
un riche home qui se gisoit (= un personnage de haut rang)
sor un drap de soie et lisoit
une pucele devant lui
en un romans, ne sai de cui ; (= de qui)
et por le romans escoter
s’i estoie venue acoter
une dame ; et s’estoit sa mère,
et li sires estoit ses père.

CdT, le Chevalier au Lion, v. 5354-64.

Admirons aussi l’humour de Chrétien : ce livre, dont le narrateur ignore l’auteur, c’est évidemment celui que nous avons entre les mains !

Dans la société médiévale, la lecture orale est aussi utilitaire : un document, souvent une lettre, transmis par un messager est toujours lu à voix haute. Outre le fait que le destinataire n’est pas nécessairement capable de déchiffrer des écrits dont la langue est parfois complexe, et que cette tâche est de toute manière au-dessous de sa condition, tout comme celle d’écrire d'ailleurs, il faut évidemment que le lecteur connaisse le contenu du message de manière aussi directe que possible. C’est donc un personnel dédié qui est chargé de la lecture, comme dans la Vie d’Alexis (vers 1040), où l’on rencontre la première occurrence du verbe :

Li chanceliers, cui li mestiers en eret, (= dont c’était la fonction)
Cil list la chartre ; li altre l’escolterent (list = lut).

v. 376-7.

Mais de la lecture oralisée d’un texte à la récitation avec ou sans support pour guider la mémoire, il y a peu, comme le montre le sens de lire que l’on rencontre fréquemment dans l’évocation des scènes religieuses. Dans ce passage du Roman de Thèbes (XIIème), qui décrit un moment des obsèques d’Atys, le compagnon d’Ismène, les leçons (passages des Écritures récités) s’opposent aux répons, parties chantées.

Li oseques grant piece dure, (= les obsèques durent un long moment)
par ordre le font o grant cure, (= avec grand soin)
chantent respons, leçons font lire,
puis le metent el cimetiere. (le= Atys)

v. 1153-6.

Au XVIIIème siècle, le mot survivra dans les fameuses leçons des ténèbres des temps de Pâques.


On évoquera enfin le sens le plus éloigné de lire, qui semble s’être développé parallèlement à l’essor de l’enseignement universitaire, à la charnière des XIIème et XIIIème siècles ; lire, c’est donner des leçons, donc tout simplement enseigner. On parle ainsi de "clerc lisant" pour qualifier un clerc qui enseigne. Référons-nous encore à la seconde partie du Roman de la Rose :

car Platon lisoit en l’école (= enseignait)
que donee nous fut parole
por faire nos volairs entendre. (nos volontés, et plus généralement, nos pensées).

v. 7069-71.

Qu’on ne s’imagine pas ici qu’il s’agisse de la lecture d’un cours rédigé ; une leçon, au XIIIème siècle consiste d’abord en une lecture d’un passage des Écritures ou des Pères de l’Église au programme du jour, puis en un commentaire grammatical, enfin en une exploration du sens symbolique ou allégorique du texte. Il s’agit donc d’un cycle qui, partant du livre (entendez le Livre), y retourne après avoir fécondé les esprits par la parole chargée de l’expliciter, mais aussi de le transformer en parole vivante, à l’instar de celle de Jésus ou des apôtres. Exercice difficile, d’autant que les étudiants ne disposent pas tous du texte, et que les notes ne sont pas envisageables : comme dans l’Antiquité, c’était la mémoire qui était cultivée. Après une restitution sans faute de ce que le professeur avait dit (le fameux par cœur, tant moqué par Rabelais), les étudiants étaient prêts pour la disputatio, à partir d’un sujet de casuistique invitant à argumenter pro et contra… Et le tout en bon latin !


On peut donc dire finalement que si la lecture silencieuse est beaucoup moins fréquente que la lecture oralisée dans l’Antiquité et dans la période « classique » du Moyen Age, ce n’est pas parce que la technique de « décodage », comme on dit dans la pédagogie moderne, n’est pas assez sûre, c’est parce que la lecture, comme les autres activités culturelles, est une pratique fondamentalement sociale, qu’on retrouve dans tous les sens du verbe lire que l’on a dégagés. Mais dès la seconde moitié du XIIIème siècle, on voit apparaître de volumineux cycles en prose, comme celui du Lancelot-Graal (à ne pas confondre avec l’œuvre de Chrétien de Troyes), qui ne se conçoivent que lus individuellement(13). Progrès dans l’instruction des couches dominantes ? Évolution des goûts due aux mutations politiques et sociales ? Apparition d’un individualisme désabusé (la période sombre ne s’ouvrira vraiment qu’au siècle suivant) ? Il est difficile d'aborder ici cette question.

Notes :

(1) Tableau des racines indo-européennes de J. Pokorny, en ligne sur le site Lexilogos.

(2) Les exemples ainsi que le classement des sens sont empruntés au dictionnaire Gaffiot (Hachette).

(3) A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (Klincksieck).

(4) Censores fideli concordia senatum legerunt […]. Princeps lectus est ipse censor
M- Aemilius Lepidus pontifex maximus […] tres eiecti de senatu. « Les censeurs, dans leur souci de rester fidèles à la réconciliation, dressèrent la liste des sénateurs […] trois furent exclus du Sénat ». (Tite-Live, Ab urbe condita, XL, 51, 1, (les Belles lettres).

(5) Le codex, apparu dès le 4ème siècle, est formé d’un ensemble de feuillets reliés : c’est donc déjà le livre moderne. Mais il va sans dire que seuls les privilégiés peuvent en acquérir avant l’apparition de l’imprimerie.

(6) On ne confondra pas la date d’attestation d’un mot et sa date effective d’entrée dans le lexique, nécessairement très antérieure et de toute manière impossible à fixer : on ne passe pas du jour au lendemain de legere à lire…

(7) Autant de choses qu’il était difficile de faire avec des rouleaux de plus de 20 mètres écrits en scriptio continua et en boustrophédon afin d’éviter d’avoir à « rembobiner » le rouleau à chaque changement de ligne.

(8) On appelle ainsi les romans d’Enéas, de Thèbes, d’Alexandre et de Troie, écrits au milieu du XIIème siècle et tous adaptés de textes anciens (l’Énéide pour le premier).

(9) Au Moyen Âge, un clerc a une culture religieuse et philosophique, mais il n’entre pas nécessairement dans les ordres et n’est nullement astreint à un service religieux quelconque. C’est tout simplement un intellectuel.

(10) Je songe au prologue d’Érec et Énide, de Chrétien de Troyes. Pour un auteur médiéval, l’inscription dans une tradition remontant d’une part à la Bible, d’autre part à l’Antiquité « païenne » est une obligation quasiment déontologique : l’auteur ne se distingue pas par la nouveauté du sujet traité, mais par sa mise en œuvre.

(11) Les Humanistes dont Rabelais et Montaigne, puis Molière au siècle suivant, se sont beaucoup moqués de ces procédés pédagogiques, mais ils n’en connaissaient que le reflet abâtardi du XVème que les temps difficiles avaient dénaturés.

(12) Une autrice comme Marie de France tire presque tous ses lais de sources orales.

(13) Le volumineux Roman de la Rose (près de 22000 vers !), avec ses nombreux excursus moraux, sociaux, philosophiques, n’est assurément pas fait non plus pour la lecture orale.


Dernière édition par Cligès le Tuesday 13 Apr 21, 21:44; édité 4 fois
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Messageécrit le Thursday 01 Apr 21, 20:47 Répondre en citant ce message   

Très intéressant à... lire pour soi ! Merci.
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