Cligès
Inscrit le: 18 Jul 2019 Messages: 889 Lieu: Pays de Loire
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écrit le Saturday 12 Feb 22, 13:34 |
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On fait dériver le mot huile du latin ŏlĕum, « huile (d’olive) » selon un processus que nous étudierons à la fin.
A) Du grec au latin.
Le latin a emprunté ŏlĕum au grec ἔλαιον, issu d’un plus ancien *ελαιϜον (cf. mycénien e-ra-wo). La forme féminine de ce nom, ἐλαία, a donné ŏlīva, « olivier » ou « olive », d’où provient le mot français.
Sur olive, voir :
http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?t=3817
Les deux mots grecs proviennent d’une langue « méditerranéenne » inconnue. Les tribus helléniques, venues du Nord ou du Nord-Est, ignoraient l’olivier, tout comme elles ignoraient la mer (θάλαττα en attique). Le latin non plus ne disposait pas de mot, et l’emprunt au grec s’est effectué très tôt (VIIème siècle av. J.-C. ?), comme le montre la parfaite intégration du mot à la phonétique latine.
Les évolutions phonétiques qui mènent de *ελαιϜον à ŏlĕum sont les suivantes (1) :
- le ĕ initial passe à ŏ sous l’influence du l vélaire (devant a). Cet ŏ persistera quand le l sera devenu palatal (devant e) : *ĕlăiwon > *ŏlăiwom ;
- la diphtongue ăi, atone, passe à ĕi sous l’effet de l’apophonie : *ŏlăiwom > *ŏlĕiwom ;
- le w devant o est absorbé par la voyelle et i intervocalique se consonifie alors : *ŏlĕiwom > *ŏlĕiom > *ŏlĕyom. Le w se maintient en revanche devant le a de ŏlīva < *ŏlĕiwa ;
- le yod intervocalique ne se maintient pas : *ŏlĕyom > *ŏlĕom ;
- le ŏ final s’affaiblit et se ferme d’un degré : *ŏlĕom > ŏlĕum.
Ce traitement est en tous points comparable à celui de deivos (attesté en latin archaïque) > deus.
B) Du latin au français.
Si l’on considère l’italien olio, au lieu de la forme attendue *oglio, on remarque que le l ne s’est pas palatalisé au contact du yod, comme c’est le cas au IIème siècle. Ce fait signale une entrée relativement tardive du mot dans le lexique gallo-romain, antérieure cependant à la diphtongaison spontanée du ŏ tonique au IVème siècle. Notons malgré tout qu’il a existé à une même époque (XIIème) des formes savantes non diphtonguées, comme olie [olye̥], d’autres qui supposent un palatalisation, peut-être secondaire, comme euille en Picardie. D’une manière générale, les formes du mot sont nombreuses. Le caractère demi-savant du mot ainsi que son arrivée tardive en pré-roman, au moins dans certains dialectes, viennent sans doute du fait que l’huile végétale était surtout utilisée à l’origine dans la liturgie chrétienne.
Voici l’évolution du mot du latin en français standard (2):
- Latin vulgaire : ŏlĕŭm > *ŏlyŭ : amuïssement du -m final dès l’époque archaïque et résolution du hiatus par fermeture du ĕ en i et consonification du i en yod.
Comme nous l’avons dit, le groupe -ly- n’aboutit pas ici à [ʎ] suivant le phénomène de palatalisation datant du IIème siècle ap. J.-C. ; cf. palĕa > paille (3).
IVème siècle :
a) ŏlyu (ǫlyu) > ǫylyu > ǫylu : comme dans la plupart des groupes consonne + y, un yod d’anticipation se fait sentir avant la consonne amenant la disparition du yod final ;
b) ǫylu > uǫylu : le yod ne constituant pas ici une entrave, le ǫ tonique se diphtongue par segmentation.
Vème siècle :
uǫylu > uǫilọ :
a) l’ancien u bref du latin prend le son du o fermé (GBV) ;
b) Le yod se vocalise sans doute dès cette époque, formant le 3ème élément d’une triphtongue.
VIIème siècle ( ?) :
uǫilọ > uọile̥ : l’aperture du second élément de la triphtongue se rapproche du premier ; le ọ final s’affaiblit, mais persiste sans doute sous l’influence savante (4). On trouve malgré tout ici et là des graphies sans –e final aux XIIème – XIIIème siècles (uel, uil…).
IXème-Xème siècles :
a) uọile̥ > uẹile̥ : le point d’articulation du second élément de la diphtongue avance sous l’influence du troisième ;
b) uẹile̥ > uile̥ > üile̥ : cette élément finit pas se fondre dans le suivant, produisant un i long secondaire qui palatalise le u (le son ü issu du u latin tonique est connu depuis le VIIIème siècle).
fin du XIIème siècle :
üile̥ > ẅile̥ : l’accent se déplace sur le second élément, provoquant la consonification du ü et, de ce fait, la disparition de la diphtongue. On trouve au XIIIème les graphies uil(e), uel, uelie, etc… les deux dernières conservatrices ou demi-savantes (4).
Moyen français :
Un h diacritique est introduit au début du mot afin d’interdire la lecture [v] du son initial, les deux sons ayant la même graphie jusqu’à la Renaissance ; cf. huit < octo, huître < ostrea, huis < ostium, etc…
Les langues romanes ont toutes repris le mot latin à l’exception notable de l’espagnol qui innove avec aceite : (voir la discussion sur le mot olive).
C’est encore le latin, directement ou par l’intermédiaire d’une langue moderne, qui constitue la source dans nombre de langues européennes non romanes : on a ainsi oil en anglais, Öl en allemand, olew en gallois, alyva en lituanien, olej en polonais, öljy en finnois...
Le russe se distingue avec масло [masla], qui signifie aussi « beurre » (on peut préciser en disant сливочное масло : « beurre de crème »), et qui est tiré de la racine indo-européenne *mad- signifiant « tomber goutte à goutter », « graisser » (Pokorny).
Quant au grec moderne, il a légèrement transformé la base ancienne avec λάδι [laδi] < gr. byz. ἐλάδιον.
(1) D’après Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, éd. Klincksieck, développé par mes soins.
(2) J’ai reconstitué cette évolution historique à partir de quelques indications prises à P. Fouché, Phonétique historique du français, vol. 2, éd. Klincksieck. La datation des phénomènes est établie d’après G. Zink, Phonétique historique du français, éd. PUF.
(3) A. Englebert, dans sa Phonétique historique et histoire de la langue, éd. Deboeck), suppose une courte phase palatale au début de l’introduction du mot (cf. euille en Picard ?).
(4) Bourciez (Phonétique française, éd. Klincksieck), est le seul à poser l’étymon ŏlĕa (pluriel de ŏlĕum) pour expliquer la persistance du e final ; dans la liturgie, en effet, on utilise souvent le mot au pluriel (olea sancta).
Dernière édition par Cligès le Monday 14 Feb 22, 18:36; édité 1 fois |
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Cligès
Inscrit le: 18 Jul 2019 Messages: 889 Lieu: Pays de Loire
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écrit le Saturday 12 Feb 22, 19:27 |
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Merci à tous les deux.
Judicieuse question, Papou. Dans les plus anciens textes, on trouve le mot surtout employé au masculin, quelle que soit sa forme. Voici un exemple significatif tiré du Psautier d'Oxford (texte anglo-normand du milieu du XIIème siècle) :
Je truvai David le mein serf, de mun saint olie oins lui: "mun saint" est indiscutablement au masculin.
Je pense que dès le XIIIème, le genre féminin s'impose en raison du développement des formes populaires en -e, mais il faudrait une étude plus poussée. Peut-être y a-t-il eu aussi influence des pluriels neutres en -a (paire, armoire, joie, etc...). C'est toute la difficulté posée par l'héritage des noms neutres latins... |
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