Dossier

 

Un village gardois de 1900 à nos jours : Montpezat

 

Montpezat - carte postale - coll. René Domergue

 

 

Texte d’une conférence donnée par René Domergue à l’initiative de

la Société d’Histoire moderne et contemporaine de Nîmes et du Gard. Année 1999.

 

 

      

        Montpezat est un village situé à 17 kilomètres de Nîmes. Durant dix ans, j’ai mené une enquête auprès de la population afin d’étudier la vie quotidienne et le changement social, du début du siècle à aujourd’hui. Les témoignages ont été recueillis avec le souci de préserver le langage des personnes interrogées, d’où une abondance d’expressions en occitan ou, plus souvent, en francitan (1).

 

Au fil des anecdotes, un constat du basculement des années 60

 

         Montpezat est un village essentiellement catholique, et de nombreux rites religieux sont encore très vivants dans les années 50. Rites empreints de croyance magique. Ainsi de la feuille du laurier bénit lors de la cérémonie du dimanche des Rameaux qu’on utilise pour protéger la maison, les récoltes, ou encore pour favoriser la réussite du greffage. Du cierge bénit le 2 février, lors de la Chandeleur, allumé les jours de gros orage, afin de se protéger de la foudre. De l’eau bénie lors de la messe du samedi saint, qui peut aider à la guérison d’un malade.

         Si la disparition de certains rituels à caractère magique est impossible à dater - car progressive, et avec certaines formes de subsistance aujourd’hui dans la population âgée - l’abandon de pratiques plus ostentatoires comme les processions peut en revanche être aisément repéré : au début des années 60, « y avait plus dégun », plus personne. Les diverses processions ont disparues les unes après les autres entre 1962 et 1965.

 

         Dans les années 50 encore, les jeunes maintiennent la coutume du réveillon du samedi soir. Après un éventuel « tour de cave », une expédition est organisée afin de « raouber des galines », de voler des poules (2). Une fois la galine mangée, et quelques bouteilles de vin descendues, la soirée se prolonge de la manière la plus ludique possible. Un jeu en vogue est le martélet, terme qu’on peut traduire par petit marteau.

         Ce jeu consiste à accrocher à la porte de la victime un bout de fil de fer, terminé par un caillaou (pierre), un deuxième fil, très long, attaché à la pierre permet d’actionner le mécanisme à distance. En tirant puis relâchant le second fil « on peut faire bomber (taper) le caillaou contre la porte ». Le but est de réveiller les gens, généralement en pleine nuit. Le jeu est d’autant plus excitant que la victime « se met à bader (à gueuler) et, mieux encore, se lève et te campèje (poursuit) » les jeunes dans les rues du village en hurlant : « Vous allez voir si je vous agante (attrape) ! »

         Le courage des exécutants s’exprime de manière inversement proportionnelle à la longueur du fil utilisé pour actionner le martélet. Le courage réside aussi dans le fait d’aller accrocher le caillaou, car « celui qui entend bousiguer (trafiquer) à sa porte » peut se douter de quelque chose et se lever prestement. L’acte héroïque consiste à aller raccrocher la pierre si elle tombe : « Le type peut être rescondu (caché) derrière sa porte, et attendre le bon moment pour t’aganter. »

         Ces rites de jeunesse sont abandonnés au début années 60. A cette époque, les réveillons deviennent très rares. Ils se pratiquent seulement à Noël ou à Nouvel an, et les parents donnent de l’argent à leurs enfants pour leur éviter de voler, certaines mères prennent même le soin de préparer des plats.

 

         Le contrôle de la propreté des mains, des ongles, des oreilles, des cheveux, est effectué méticuleusement par les instituteurs jusque dans les années 60. Après 1968, il devient plus rare et moins rigoureux. Quelques années plus tard, les pésouls (les poux) réapparaissent dans la tête des écoliers.

         Pour sanctionner un élève, le maître « d’ancien temps » recours volontiers aux punitions corporelles. Elles ne sont pas réservées aux aïssables, les turbulents, ou aux closques, les fortes têtes, mais font partie des méthodes pédagogiques de base. Ce type de punition est alors bien accepté. « Les enfants punis s’amatent », ils ne contestent pas le maître, pas plus qu’ils ne se plaignent chez eux. « Si on prenait un atous (gifle), on le gardait. » Cette conduite est dictée par la prudence car « les parents donnaient toujours raison à l’instituteur ». Après 68, quelques maîtres aux méthodes anciennes perpétuent cette tradition. Mais la plupart hésitent désormais à frapper un enfant.

         Dans les années 1910-1920, un garçon sur deux environ obtient son certificat d’études. Les autres quittent l’école sans diplôme. Celui-ci ne présente d’ailleurs qu’une valeur très symbolique. En effet « de ce temps, les enfants restaient à la terre ». A partir du début des années 50 un changement a lieu, mais la tradition pèse encore de tout son poids. « Beaucoup de mes élèves sont entrés en sixième, mais beaucoup aussi n’y sont pas allés alors qu’ils en avaient les capacités... Notamment des fils de paysans, que le parents préféraient mettre à la propriété » (Monsieur Lesage, ancien instituteur). Toutefois, le mouvement amorcé s’accélère et de plus en plus d’enfants poursuivent leur scolarité. Très vite les filles rejoignent en nombre les garçons. Vers la fin des années 60, on compte une dizaine d’enfants du village qui poursuivent des études supérieures, dans le but d’exercer une activité professionnelle.

         L’attitude des parents a changé, ils ne tentent plus de retenir leurs enfants à la propriété. Lorsqu’ils emmènent les garçons à la vigne ce n’est pas pour exécuter les taches les plus nobles : « Mon père me faisait gaveller, il m’a pas appris à pouder, » il me faisait ramasser les sarments, travail de femme, mais ne m’apprenait pas l’art de tailler. Le travail de la terre est associé à une idée de déchéance : « Si tu es pas capable de réussir à l’école, tu iras foïre ! » Tu iras piocher, fouir !

 

         Traditionnellement, les « bassins » (les lavoirs) sont un lieu réservé aux femmes, les enfants y sont mal reçus. « Lorsqu’on tentait de s’approcher, les femmes nous faisaient sirguer », filer. Aux bassins, les langues de pétas s’en donnent à cœur joie. Un pétas, c’est un rapiéçage. Le commérage est un divertissement. Dans une société fermée, c’est aussi l’expression d’un fort contrôle social. Les femmes s’escacalassent (rient très fort), s’espoussent (s’engueulent), discutent à voix haute, les conversations vont bon train. La bâtisse jouant le rôle de chambre d’écho, leurs éclats de voix portent très loin, jusqu’au centre du village, aux Platanes, le lieu de rencontre des hommes. « Des Platanes on les entendait cascailler. » Lorsque le paysan laboure dans un terrain pierreux ou très sec, le soc de la charrue émet des sons métalliques, on dit que ça cascaille.

         Vers le milieu des années 50 l’eau courante arrive dans les maisons. « Beaucoup ont installé un petit bassin en béton dans leur cour ou dans une buanderie. » Puis, l’équipement en machines à laver le linge porte le coup de grâce aux bassins. Dans les années 70, on n’y voit plus que quelques immigrées de fraîche date.

 

 

La fin des paysans.

 

         Aussi loin que remontent les investigations on constate la disparition de coutumes anciennes : la disparition des grandes veillées se situe dans le siècle passé, celle des veillées funèbres par sexe et classe d’âge, au début de ce siècle. Mais un basculement a lieu dans les années 60, en relation avec la fin de la société paysanne. Il s’observe à différents niveaux de la société. On vient de le voir, c’est à ce moment qu’aux yeux des paysans, l’avenir de l’agriculture apparaît définitivement compromis, les enfants de paysans ne sont plus destinés à la terre, bien au contraire « rester à la terre » devient signe d’infamie. De nombreux rites de jeunesses disparaissent, mais également de nombreuses coutumes ayant trait à la religion, à l’école, à la famille, à la toilette, à l’esthétique du bâti, etc. Dans bien des cas l’explication prend sa source dans les changements de la société globale. Par exemple les changements affectant l’église et l’école semblent largement déterminés de l’extérieur. Rappelons que le Concile Vatican II a lieu au début des années 60, que le renouveau pédagogique découle des profondes remises en cause des années 68. De même, la suppression du passage au conseil en 1966 ne peut qu’entraîner la disparition des rites qui lui sont intimement associés. Plus généralement, la perte d’influence de la religion et l’abandon de l’essentiel des rituels se constate au moment où la société paysanne du village s’équipe en matériel moderne, découvre engrais et pesticides, époque où ses enfants rejoignent le lycée et se familiarisent avec les lois de la science, rendant caduque aux yeux de beaucoup de villageois l’explication magique du monde et les pratiques qui en découlent, comme l’utilisation du laurier bénit, ou les processions des rogations (3). On assiste à la perte des rituels de jeunesse au moment précis de l’éclatement du groupe fondé sur la classe d’âge, et de son ouverture sur l’extérieur : une part croissante de jeunes fréquente l’internat des différents lycées donc s’absente du village en semaine ; désormais certains possèdent des automobiles et ne restent pas au village le samedi soir.

         En même temps que disparaît la sociabilité induite par la religion (participation aux processions, multiples préparatifs lors des grandes fêtes, repas de communion), disparaissent également la vie de groupe des jeunes, les multiples liens tissés par les membres de chaque classe d’âge. En fait, toute la sociabilité ancienne est remise en question par la fin de la société paysanne. Cette perte de sociabilité se marque en particulier par la disparition des espaces qui lui étaient réservés : forge, bassins, épiceries, Platanes.

         Les mêmes causes qui conduisent à la disparition de l’intense vie sociale conduisent à la disparition du contrôle social et même, peut-on dire, de l’oppression. L’ouverture de la société rend l’individu autonome, le commérage n’a (presque) plus de prise sur la réalité. La fin des bassins, lieu s’il en est de sociabilité jubilatoire et de commérage exacerbé, symbolise ce changement : du village, on ne les entend plus cascailler.

         La cassure, amorcée dans les années 60, prend fin au début des années 80. Cette chronologie rejoint le découpage établi par le sociologue Henri Mendras dans son livre, La deuxième révolution française (4).

 

Les sources documentaires

 

         Ma démarche, à caractère ethnographique, imposait de commencer les investigations aux environs de 1900, époque la plus lointaine où puisse remonter la mémoire orale. Au moment où j’ai commencé des entretiens systématiques (1985), une dizaine d’anciens étaient capables de me fournir des informations précises et susceptibles d’être recoupées. Bien entendu les sources documentaires n’ont pas été négligées, mais elles ont toujours été confrontées à la mémoire orale. Voici quelques exemples.

 

         Le recensement de 1901

         Les anciens m'ont toujours parlé de deux bouchères, Marianette et Bernade, et de trois épicières, Madelon, Chabertoune et Marie Compan. Deux boucheries sont bien recensées, mais l'une est attribuée à Marie Marignan, l'autre à Eugène Trintignan. Une seule épicerie est notée, attribuée à Marie Chabert. Après discussion avec mes informateurs, il ressort que le diminutif Marianette vient de Marignanette, diminutif couramment utilisé pour désigner Marie Marignan, et Bernade est le diminutif de Marguerite Bernard, femme d'Eugène Trintignan ; Bernard a donné Bernarde puisqu'il s'agit d'une femme, puis par commodité, Bernade. La mémoire du village est donc en accord, sur le plan statistique tout au moins, avec le recensement, à ceci près que l'activité professionnelle de Bernade est attribuée à son mari. Dans la colonne profession, est accolée à Bernade la mention « néant ». Ce n'est pas un cas particulier; en règle générale l'activité de la femme est attribuée à l'homme. S'il n'en est pas de même pour Marianette et Marie Chabert, c’est qu’elles sont veuves. C'est cette dernière que les anciens désignent sous le nom de Chabertoune.

         Il y a d'autres épicières que Chabertoune, mais elles ne sont pas mentionnées : Marie Compan, la femme de Zéphirin Richard et Madelon (Delphine Chabal). Toutes deux sont inscrites avec la mention « sans profession », alors que figure la profession du mari : propriétaire. En fait l'un est agriculteur exploitant et l'autre maréchal des logis à la retraite - l’unique retraité du village ! - et sa propriété se réduit à peu de choses.

         Enfin, aucune information n'est fournie sur les doubles activités. Du coup, il n'est fait aucune allusion aux deux cafetiers existant à l'époque, alors qu'il y a deux cafés : le café des républicains tenu par Stobiac, officiellement boulanger, et le café des blancs tenu par Loubat, officiellement maçon. La femme de Loubat n'apparaît pas davantage comme tenant le café, elle est considérée comme « sans profession ». Pierrou Cruveiller et Sandret Compan sont mentionnés comme propriétaires - donc, implicitement, agriculteurs exploitants - mais sans spécification de l'activité de transporteur en diligence du premier, de gérant de moulin d'huile du second. Rien n'est dit de l'activité secondaire d'autres paysans, or il est bien connu qu'à l'époque le grand-père Carrière « fait la baricaille », c'est-à-dire qu'il livre du vin  à des restaurants de Nîmes dans des petits fûts (des barriques), et que Jules Chaze, dit Tiaset, effectue des charrois. Ils sont tous deux considérés comme propriétaires.

         A plus forte raison, le recensement ne fournit-il aucune information sur les activités non officielles : repasseuse, bugadière, couturière, coiffeur occasionnel, charcutière occasionnelle (lors de la fricace, jour où l’on tue le cochon), accoucheuse, alumétaïre, bouscatier, et bien d'autres qui existent sans doute à ce moment là, comme la remailleuse de bas. Par ailleurs, des femmes confectionnent des châles pour des commerçants de Sommières ou de Nîmes.

         En définitive, le recensement conforte l’image stéréotypée que l’on a souvent d’une société paysanne figée, composée de cultivateurs et d’ouvriers agricoles, alors qu’il s’agit d’une société où les activités non agricoles jouent un grand rôle, en particulier les activités commerciales et artisanales. Or, les recherches que j’ai pu mener avec précision,  sur une période certes un peu plus tardive, la fin des années 20, montrent que de nombreuses familles touchent plus ou moins aux activités commerciales : « Tot  lo mounde, un journ, a fach quicòm mai que la vinha. » Tout le monde a un jour fait quelque chose de plus que la vigne. « Avián un a-costat. » Ils avaient un à-côté. On est frappé, en effet, par le nombre considérable de personnes pratiquant, à un moment ou un autre, une activité commerciale ou artisanale au village. Cela représente à peu près la moitié des familles de l'époque,... même si « la plupart d'entre eux comptaient pas là-dessus pour vivre ».

         Cette image de dynamisme est parfois brouillée, pour des gens de ma génération tout au moins, par le souvenir de la routine des années 50, liée à la monoculture viticole, à la pratique de la vente en commun qui décharge l’agriculture du souci de commercialisation du vin, et à l’absence de nombreuses activités secondaires évoquées ci-dessus.

 

         Le cahier des délibérations de la mairie

         Dans bien des domaines sensibles, la pratique de la langue de bois est de règle dans les compte rendu des séances du conseil municipal.

         Le 14 juillet est une date a priori très symbolique dans les années 1910-20, et même dans les années 30 encore, où l’opposition est vive entre républicains, qui souhaitent un 14 juillet célébré avec éclats, et blancs qui honnissent cet anniversaire (au début du siècle, ils tiennent même à marquer leur différence en fêtant la Saint Henri, le lendemain).

         Jusqu’à la Libération, la mairie est tenue par les blancs. Toutefois, dans les années 20-30, on note le vote de dépenses pour la fête du 14 juillet. On lit aussi une interdiction des bombardes et lardons, jugés trop dangereux. En parlant avec les anciens ont apprend qu’en fait les dépenses sont dérisoires. En 1937, Roland Bardi à son retour de Saint-Mamert où, avec sa famille, il a passé quelques années, considère que « le 14 juillet n'est pas fêté au village. » A Saint-Mamert, chef-lieu du canton, où les républicains sont majoritaires, ont lieu un grand feu d'artifice et un bal. A Montpezat le premier grand feu d'artifice n'est tiré qu'après la libération.

         Les anciens nous apprennent également que l’interdiction des bombardes et des lardons visait en fait les républicains : « La veille du 14 juillet les jeunes de familles républicaines faisaient péter des bombardes dans le village. » Ils utilisent une sorte de pipe dans laquelle ils introduisent du salpêtre et une amorce. Ils collectent le salpêtre le long du mur de la bouscatière, remise où Stobiac range le bois pour le four, d'où son nom. Les amorces sont des amorces de cartouches ou de pétards. Ces bombardes produisent un bruit épouvantable en éclatant. Le jour du 14 juillet les jeunes allument des lardons, sortes de petites fusées qui partent au ras du sol dans tous les sens, ce qui est très spectaculaire ; il paraît que le lardon, attiré par les déplacements d'air, a tendance à suivre celui qui part en courant, d'où des manifestations de panique. Le maire interdit de tels divertissements sur la Place, ce qui n'est pas du goût des républicains ; en 1923 ou 1924 une  bagarre a été évitée de peu.

         Encore plus significatif de la situation me semblent certains récits anecdotiques. Lucie et Andréa, filles de républicains, étaient bien amies avec Marie-Louise, fille de blancs. « Mais à certaines occasions comme les élections ou le 14 juillet, on se fougnait », ce qui signifie qu'elles s'évitaient, se faisaient la tête. « Andréa chantait : ‘le quatorze juillet, le peuple est en fête, on ne voit partout que fleurs et drapeaux.’ Pendant quelques jours, on se fréquentait plus, puis ça passait. »

         La prise en compte de l’emplacement du monument aux morts dans la cahier des délibérations est un autre thème particulièrement intéressant. A l’issu de la terrible guerre de 14, Montpezat, comme toutes les communes de France, décide d’ériger un Monument. Cette décision est prise par une équipe municipale uniformément blanche, mais caractérisée par un clivage entre les tenants de Louis Robert, qui selon les accords préélectoraux devait être maire, et ceux de Julien Crespy, qui finissent par l’emporter. Dès lors une profonde inimitié caractérisera les relations entre les deux hommes. Lors de la séance où doit être choisi le lieu d'implantation du monument aux morts, Louis Robert incline pour l'ancien cimetière, derrière l'église ; cet espace n'est plus utilisé depuis plusieurs décennies. Selon Julien Crespy, il convient de choisir un endroit plus central, afin de mieux rendre hommage aux morts. Il propose la placette. A en croire le cahier des délibérations c'est la première idée qui est retenue ; or, dans la réalité, le monument est construit sur la placette, à l'emplacement proposé par Crespy. Ainsi l'étude des archives ne donne pas une idée exacte de la réalité des projets municipaux. Elle suffit encore moins à rendre compte de la réalité sociale. En effet, le monument se trouve quasiment en face de la maison de Louis Robert, il occupe un espace que celui-ci, un peu à l'étroit du fait de son activité de charroies, avait coutume d'utiliser pour garer ses charrettes.

 

         Le cahier des délibérations de la coopérative

         Alors que le cahier des délibérations de la mairie est muet sur les événements de 1936, nous en trouvons une trace dans le cahier des délibérations de la cave coopérative. Il apparaît assez clairement qu’en prévision des vendanges de 1936, les responsables ont le souci de recruter une équipe excluant tout agitateur. « En vue de prévenir certaines difficultés concernant la main d'oeuvre pour la période des vendanges le conseil d'administration est d'avis... de traiter de gré à gré avec une équipe d'ouvriers locaux si possible et de fixer à 9 F la tonne la somme qui sera allouée à forfait, sans l'intermédiaire d'aucun entrepreneur, pour les travaux de déchargement des tombereaux. » L'argumentation prend tout son sens si l'on sait d'une part que, ordinairement, les travaux sont donnés en adjudication à un chef d'équipe qui choisit librement son équipe, d'autre part que, d'une année à l'autre, le forfait varie entre 4,5 F et 5 F la tonne, tarif qui d'ailleurs est de nouveau appliqué dès 1937. Recrutement soigneux et sur-paiement des ouvriers : le conseil de la coopérative prend ses précautions face à une éventuelle agitation dans les campagnes !

         Bien plus que le cahier de délibération de la mairie, celui de la coopérative témoigne de la vie quotidienne, des espoirs et des déceptions. Il nous dit beaucoup sur les luttes pour le pouvoir, et sur le comportement des roustisseurs : ceux qui essayent de gagner un peu, sur le compte des autres, en trichant sur leurs apports.

 

         Les photos

         L'observation des photos de courses de taureaux prises vers 1920, peut semer la confusion, car sur la piste se déploie parfois une profusion de tenues blanches, laissant penser que Montpezat possède une arène de première catégorie fréquentée par de nombreux raseteurs. Il s'agit en fait de garçons ou d'hommes du village ou des environs, en tenue de fête de l'époque : pantalon blanc et chemise blanche. Ayant « tombé  (ôté) la veste », ils ont, vus de loin, tout à fait l'allure des raseteurs contemporains. Les quelques hommes vêtus d'un pantalon sombre et que l'on pourrait prendre pour des villageois s'amusant à raseter, sont en réalité les raseteurs. Ces derniers portent un pantalon bleu, semblable à celui des paysans au travail. Un détail toutefois ne trompe pas : la plupart des hommes en tenue blanche sont coiffés d'un canotier, coiffure chic des jours de fête de l'époque ; les vrais raseteurs, eux, portent une casquette, bleue ou blanche. « Une casquette leste (légère) : une casquette d'été. »

         L’étude d’une photo de classe est particulièrement intéressante. En règle générale seules quelques rares filles - les filles de protestants - fréquentent l'école laïque. Or, sur une photo de classe prise en 1905 ou 1906 l'institutrice, Madame Arnaud, pose au sein d'un groupe important de filles ; effectif étrangement renforcé d'ailleurs par la présence d'un péquélet (petit) et d'une personne portant un bébé dans les bras. Ma tante Lucie reconnaît Hélène et Titine Albigès, Magdeleine et Paule Compan, Augusta, Madeleine et Marguerite Jean, Olga et Fernande Stobiac, ainsi qu'Yvonne Vassier ; toutes catholiques. Elle se souvient alors qu'à l'époque des luttes relatives à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, « leurs parents, catholiques républicains, les ont levées de l'école des Soeurs pour les mettre à l'école laïque ».

         De mémoire d'ancien, l'école laïque n'a jamais compté autant de filles ! A force de discuter, il apparaît qu'une dizaine de filles présentes sur la photo étaient alors trop âgées pour aller encore à l'école. S'agissait-il de faire une simple photo souvenir ou plutôt, dans le feu de la lutte politique et anticléricale de l'époque, d'illustrer la puissance nouvelle de l'école laïque ? La forte implication des républicains de l'époque ajoutée aux convictions républicaines de la famille Arnaud renforcent la deuxième hypothèse. Dans ce contexte on comprend mieux aussi la présence du péquélet et du bébé. « Avián ramassat tot lo monde », ils avaient ramassé tout le monde.

 

Pour conclure

 

         Divers aspects de ma recherche, détaillés ici, n’apparaissent qu’en filigrane dans l’ouvrage paru en 1998 (5), assez nettement toutefois pour que le spécialiste les repère. De même, la multitude des informations fournies dans le livre permet l’élaboration d’une réflexion sur la relativité des normes et des valeurs, produit de l’étude d’une société aussi lointaine de la nôtre... que la société paysanne d’il y a quelques décennies. Mais aucune analyse thérorique n’est faite à cet égard. En effet, l’ouvrage se veut expression de la  culture paysanne du midi, et celle-ci semble indissociable du parler des acteurs. Ainsi, la rédaction du livre se caractérise par un parti pris de narration qui donne la primauté au langage des gens.

 

                                                                                 René Domergue

 

 

Note 1 : Dans le texte, les premières sont repérées par des italiques noirs, les secondes par des italiques gras.

Note 2 : A ceci près que, pour les anciens, dans ces circonstances tout au moins, raouber n’est pas voler. On voit en quoi ces anecdotes alimentent une réflexion sur le thème de la relativité des normes et des valeurs.

Note 3 : La lecture d’Eugen Weber, auteur de La fin des terroirs, est pleine d’enseignements à cet égard.

Note 4 : Sans entrer dans le détail, rappelons que, pour l’auteur, la deuxième révolution française est délimitée par les deux dates symboliques 1965 et 1984. La deuxième révolution Française, éd. Gallimard, 1988. Du même auteur, La fin des paysans, éd. Actes Sud, réédition complétée en 1984.

Note 5 : Des Platanes, on les entendait cascailler, éditions Edisud, Aix-en-Provence, 1998 (rédition RD, 2003)

 

Paru dans le Bulletin de décembre 1999, de la "Société d’Histoire moderne et contemporaine de Nîmes et du Gard".

 

 

 

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