Dossier

 

PRÉFACE de Bernard Kayser

pour la première édition du livre, en 1998

 

 

    

         Ce n'était pas le "bon vieux temps". Qui oserait regretter la maladie, le froid, l'isolement ? Mais ce n'était pas non plus le temps du malheur. On était depuis longtemps sorti des affres du Moyen Age et des guerres de religion... Non, Montpezat était, aux premières décennies de ce siècle, un village s'installant en douceur dans la vie moderne, perdant d'un côté ce qu'il gagnait de l'autre : perdant "son âme", diront certains, pour gagner le confort. L'électricité est présente dès 1912.

            Ce qui frappe avant tout, ayant lu ce livre, c'est l'extrême rapidité de l'évolution au regard de l'histoire des siècles. Quoi ! Voici un chroniqueur qui se nourrit de témoignages oraux, écoutant son père et sa grand-mère, et qui nous fait passer en quelques décennies, en quelques pages, de la lampe à huile à l'atomiseur de pesticides, de la féodalité agraire à la société périurbaine. Une révolution ? Une crise ? Pas vraiment. Plutôt une entrée précipitée dans la modernité, au sens d'une ouverture sur le monde et à l'instar de la vie urbaine. La tonalité du récit implique et exprime une adaptation calme, une acceptation intelligente du changement. La "fin des paysans" n'est pas vécue comme un drame.

            René Domergue, observateur, se veut sans parti pris. Certes, il ne cache pas une certaine délectation à évoquer les mœurs d'autrefois ; il n'hésite pas, à chaque occasion, à faire revivre les réjouissantes expressions patoisantes qui tranchent sur la grisaille du parler officiel. Mais avant tout, comme historien et comme anthropologue, il cherche à restituer le vécu d'une société locale. Pas de thèse pesante et contraignante : seulement des faits, recueillis à la source. Son talent d'enquêteur et de rédacteur, ainsi que le caractère "moyen" du village décrit, devraient faire considérer l'étude comme exemplaire.

            La référence au recensement de population de 1901 donne une bonne illustration de la méthode. Un recensement officiel, comme celui-là, est en effet à la base de nombre d'études de sociologie historique. Or Domergue, mettant au jour ses insuffisances, sait restituer, avec les témoignages, la réalité sociale de l'époque. Une épicière seulement d'après le recensement, mais les anciens se souviennent de deux autres, qualifiées de "sans profession" à côté de leurs époux "propriétaires". Pas de café, selon le recensement, alors que les évidents café des Blancs et café des Rouges sont tenus par des personnages exerçant aussi les métiers, l'un de boulanger et l'autre de maçon. Et rien, bien sûr, dans ce recensement, des activités à temps partiel de la repasseuse, de la couturière, de l'accoucheuse, ou encore du coiffeur et du bûcheron. Or que serait la vie même du village sans cette économie parallèle ?

            Au tournant du siècle, Montpezat passe, comme une bonne partie des sociétés locales du monde rural, du féodalisme à la démocratie. Le baron, dont le château se dresse face à l'église, est le maire du village de 1888 à 1904. Propriétaire de trois grands domaines, il peut faire le tour du village sans sortir de ses terres. A l'occasion de sa succession, une grande partie de celles-ci sont vendues. D'anciens fermiers et ouvriers agricoles profitent des bas prix consécutifs aux crises agraires pour devenir propriétaires. Mais la différenciation sociale s'accentue. A côté des plus "petits" qui cherchent des compléments de revenus, une vingtaine de viticulteurs sont à l'aise. Ces pélos donnent le ton et diffusent l'innovation. C'est aussi parmi eux que se maintient et s'exprime la culture paysanne. Et la démocratie, c'est eux, en définitive ; eux, les créateurs de la coopérative. Comment éviter que leurs témoignages imprègnent aussi le récit ?

            De la culture, il est question, d'une façon ou d'une autre, à chaque page, à chaque ligne de ce livre. Et s'il faut en retenir un trait spécifique - caractéristique il est vrai de toutes les communautés de viticulteurs -, c'est la considération du travail bien fait, la nécessité de faire de la belle ouvrage vis-à-vis de soi-même comme vis-à-vis des autres, qui s'impose. Quand il labourait, par exemple, le paysan se devait de veiller à la rectitude des sillons, au nivellement de la surface, à ce qu'il ne reste ni mottes ni herbes et à ce que le cheval ne piétine pas chez le voisin. "L'honneur est en jeu", écrit Domergue qui en fait personnellement l'expérience. Quand son père l'initie à la taille des oliviers, il lui confie ceux du centre de l'olivette, se réservant ceux du bord : ceux qui se voient.

            Contrairement aux souvenirs épurés de certains et aux images entretenues par des passéistes, la société locale à Montpezat est, au cours de ce premier demi-siècle, tout sauf harmonieuse, à l'instar de presque toutes les communautés rurales de notre pays. A vrai dire, cette société est extraordinairement complexe, s'agissant d'un si petit nombre d'habitants (126 foyers en 1930). Les structures sociales sont hiérarchisées et inégalitaires. Une vingtaine de pélos tiennent le haut du pavé. Artisans et commerçants, tous plus ou moins propriétaires de terres, s'échelonnent sur les degrés de l'aisance. Les ouvriers agricoles sont au bas de l'échelle. Mais il y a plus pauvres qu'eux : des femmes seules et des veuves qui survivent avec très peu.

            Cette hiérarchie est recoupée par des facteurs discriminatoires non moins prégnants. Les catholiques sont très majoritaires, mais les protestants "se soutiennent entre eux" et les mariages mixtes, exceptionnels, sont scandaleux. Les autochtones méprisent les "estrangers", dont ils ont besoin, pour les travaux agricoles surtout : des "Gavots" descendus des Cévennes, des Italiens et des Espagnols qu'on envie aussi dès qu'ils s'enrichissent tant soit peu... et le montrent ; plus tard, des Pieds-noirs et des Portugais. La politique, enfin, divise profondément les villageois au cours des premières décennies de la IIIe République. Les blancs, sous la houlette du baron, forment les deux tiers du corps électoral. Les républicains - tous les protestants le sont - sont radicaux ou socialistes à la mesure de leur fortune. Au début du siècle, blancs et républicains possèdent chacun leur café, leur boulangerie, leur forge. Le Conseil municipal répugne à organiser la célébration du 14 juillet.

            Après la guerre de 14, le souvenir des querelles du temps des inventaires s'estompe. L'identification par l'appartenance politique s'impose moins. Mais pas un républicain n'entrera à la municipalité avant la Libération. La société locale peut-elle donc être qualifiée de conflictuelle ? Ce n'est pas si simple, pas si sûr. De fait, au-delà de tous les clivages, les nécessités de la vie commune imposent une solidarité : elle s'exprime dans les coups de main entre voisins, dans les rencontres quotidiennes, dans les réactions collectives face à des malheurs individuels. A l'occasion de la création de la coopérative par un socialiste convaincu, celui-ci n'hésitera pas à demander aux blancs de participer. Et rien n'est plus révélateur que le rassemblement des hommes, sous les platanes, aux heures convenues de la journée. Là, pas d'exclusion... sauf celle des femmes. On parle travail et chasse, on raconte des blagues, souvent cruelles pour les absents, on plaisante grassement les passantes. Et l'on s'engueule dès qu'il s'agit de politique. Mais on est là. Les Platanes sont au cœur de la vie sociale. Les veillées, elles, dont on fait a posteriori tant de cas, ne sont à côté que des réunions de voisines qui ne concernent jamais l'ensemble de la communauté.

            Dès l'entre-deux-guerres et plus encore au cours des années cinquante, la transformation économique, sociale et culturelle de Montpezat est en cours. Les signes n'en manquent pas : le recul de l'importance relative de l'agriculture et la diminution du nombre des viticulteurs marquent la mutation. Le grand tournant se situe au cours des années soixante, en synchronisme avec le début de la "seconde révolution française" (1) que Mendras situe avec précision à l'année 1965. Dans les années soixante, écrit Domergue, les couillonnades des jeunes cessent, les processions sont abandonnées, les enfants de paysans ne succèdent plus à leurs pères, les stratégies matrimoniales ne sont plus fondées sur la propriété. En un mot, "la société paysanne a disparu". Et les Platanes demeurent souvent déserts !

            La modernité a envahi le village dont la population, pour sa plus grande partie, est entrée de plein exercice dans la culture de consommation : téléviseurs et congélateurs, minijupes et pastis... L'ancienne épicerie est devenue un libre-service. Tous les enfants, garçons et filles, entrent en sixième au collège. Le château d'eau, autrefois orgueil du village, est désormais considéré comme une offense à l'environnement. Des bourgeois, acheteurs de maisons anciennes, décroûtent les façades, font apparaître les vieilles poutres et installent des cheminées de pierre. Tandis que le formica conquiert l'espace domestique.

            C'est que la société villageoise, ici comme ailleurs, se "recompose" (2). La population augmente d'un quart entre les recensements de 1968 et 1982. Elle est désormais faite en majorité d'une part de personnes actives travaillant à Nîmes et d'autre part de retraités. Nîmes n'est en effet qu'à 17 km. L'aller et retour, souvent à pied, demandait une journée autrefois. La diligence ne passait que trois fois par semaine avant que le car, dans les années cinquante, n'assure un service régulier. A 17 km, aujourd'hui, on est dans le "périurbain". La preuve en est dans la multiplication des constructions de villas par les Nîmois désirant vivre à la campagne et dans la décision municipale d'édicter un P.O.S. - plan d'occupation des sols - et de créer un lotissement.

            POS et lotissement fournissent à l'observateur matière à intéressantes réflexions. Le POS d'abord : il donne lieu à ce conflit classique qu'on peut dire "à fronts renversés". Les agriculteurs et les propriétaires fonciers, autochtones ou leurs descendants, sont partisans de la liberté de construire et donc ennemis du POS : ils ont des terrains à vendre. Mais les représentants des nouvelles classes moyennes - qui n'ont pas de terrains à vendre - considèrent que l'urbanisation anarchique gâcherait leur cadre de vie. Bien que minoritaires, mais disposant d'alliés chez les retraités répugnant à voir le village envahi d'"estrangers", ils ont suffisamment d'habileté et d'entregent pour faire triompher leur point de vue.

            Quant au lotissement, la dénomination de ses rues donne lieu à des malentendus qui ne sont pas sans signification. Le lotissement lui-même est nommé Cantadu, ce qui sonne bien aux oreilles des "estrangers" qui pensent à juste titre y retrouver la racine du mot chant... alors que dans le parler local il s'agit de "pierre dure", du nom du lieu-dit. Mieux encore : une rue est baptisée Canta perdrix. Chante perdrix ? Les nouveaux habitants, ravis, ne se doutent pas que le terme d'origine est cantaperditz dont la traduction correcte serait "pierres perdues (stériles)". Et d'ailleurs, en occitan, perdrix ne se dit-il pas perdigal 

            Ces anecdotes nous conduisent enfin à louer la façon dont René Domergue conduit le lecteur ignorant l'occitan à savourer les expressions patoises qu'il fournit à profusion et qu'on aimerait retenir, citer, utiliser. C'est avec une délicatesse extrême, en effet, qu'il fait suivre ces expressions de leur signification, évitant toutes références pédantes et explications savantes. Conservateur heureux de ce patrimoine verbal, il connaît la valeur de son travail et n'en tire pas pour autant des conclusions aux accents revendicatifs et irrédentistes. C'est avec la plus grande simplicité qu'il reconnaît que l'occitan, apparu récemment, est "plutôt l'apanage d'intellectuels sensibles à la culture locale", tandis que les anciens, ses propres grands-parents, parlaient patois : "Aux Platanes et au café, il se parlait seulement patois". Or ce patois, on l'a vu avec la double signification du mot cantadu, est une de ces innombrables formes de dialecte occitan. Il n'est jamais, pour notre bonheur, de la langue pure. Il est porteur de sociabilité : il est exubérant, foisonnant ; il est généreux et libertaire ; il transpire l'humour. Réjouissons-nous : grâce à Domergue, il vit encore.

                                                                                                       Bernard KAYSER

 

(1) H. MENDRAS, La seconde révolution française, Gallimard, 1988

(2) B. KAYSER, La renaissance rurale, A. Colin, 1990

 

 

 

 

            Bernard Kayser est décédé en 2002. Il a longtemps enseigné la sociologie et la géographie à l’Université Toulouse-Le Mirail

            Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de multiples contributions sur le thème des paysans, des sociétés villageoises ou encore des néo-ruraux, notamment :

                Les sciences sociales face au monde rural, PUF du Mirail, 1989

                La renaissance rurale, sociologie des campagnes du monde occidental, éd. Armand Colin, 1990

                Pour une ruralité choisie, éd de l’Aube, DATAR, 1994

                Ils ont choisi la campagne, éd. de l’Aube, 1996

                Méditerranée, une géographie, éd. Edisud, 1996

 

 

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