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fumer peut inspirer

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Outis
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Messageécrit le Thursday 31 Jul 08, 10:37 Répondre en citant ce message   

C'est au cours de cet été, en Grèce, qu'en rêvant à une terrasse ombragée, le ciel et la mer comme fond de décor et, au premier plan, la petite table avec le café frappé et le paquet de cigarettes, j'ai été surpris par toute la richesse linguistique d'une simple phrase écrite sur celui-ci.

On trouvera ici le résultat de cette rêverie, une sorte d'exercice d'école où j'ai essayé de pousser aussi loin que possible la dissection de ce misérable insecte, faisant appel, au moins dans la limite de mes connaissances, à la plus grande variété des sciences du langage.

Voici la phrase :

το κάπνισμα μπορεί να σκοτώσει
« fumer peut tuer »
(le fait de fumer peut qu'il tue)


I Niveau phonétique

L'articulation de cette phrase est simple et ne présente aucune difficulté pour les locuteurs de la plupart des langues. Sans chercher trop de raffinement, une transcription API donnerait : /tɔ 'kapnizma bɔ'ri na skɔ'tosi/
(le fait que le second o du dernier mot soit plus fermé n'a aucun rapport avec sa graphie ω, c'est simplement dû à ce que sa syllabe porte l'accent)

Phonétique historique

Comme le français ou l'anglais, le grec moderne a une graphie très archaïsante, celle-ci n'ayant guère évolué depuis le grec ancien, en dépit d'importants changements phonétiques. Les traits principaux en sont l'affaiblissement des occlusives (sonorisation, spirantisation) et la fermeture des voyelles, nombre de celles-ci allant jusqu'à i (iotacisme). Cette phrase, cependant, ne présente qu'un petit nombre de difficultés :

- le groupe σμ (ancien sm) a subi une assimilation régressive de sonorité pour donner zm ;
- le groupe μπ (ancien mp) a d'abord subi une assimilation progressive de sonorité pour donner mb, puis la nasale s'est amuie, surtout à l'initiale, recréant ainsi un phonème b (l'ancien β s'étant spirantisé en v) ;
- la diphtongue ει (ancien ei) s'était dès l'époque classique (à date variable selon les dialectes) contractée en un ē long fermé et sa graphie a même été couramment utilisée pour noter ce phonème quand il résultait de l'allongement secondaire d'un e bref fermé ; plus tard, la fermeture s'est accentuée jusqu'à aboutir à i ;
- toutes les longues se sont abrégées et, en particulier, il n'y a plus aucune distinction phonétique entre ο (ancien o bref) et ω (ancien ō long ouvert).

II Niveau lexical

Je donne ici, à peine modifiées, les entrées du dictionnaire grec-français de Th. Rosgovas :


το art. déf. neutre « le »
κάπνισμα subst. neutre« fumage, fumaison, fait de fumer »
μπορώ verbe« je peux »
να conj. de subord.« que »
σκοτώνω verbe« je tue »

(on notera que, comme en grec ancien, les entrées des verbes se font à la 1re personne du singulier du présent de l'indicatif)

Étymologies

το : du grec ancien τό, d'un ancien démonstratif eurindien *tod (skr. tad, lat. is-tud, angl. that, all. das) ; la chute de la dentale finale est régulière en grec.

κάπνισμα : du grec ancien κάπνισμα « fait d'enfumer ». Il faut partir de καπνός « fumée, vapeur, fumet » (Homère, etc.) pour lequel on pose un étymon *kwapnós qui le rapproche du lituanien kvāpas « souffle, haleine » et du lette kvêpstu « fumer, exhaler » (savoir si le latin uapor « vapeur qui s'échappe d'un liquide chaud » appartient à cette famille est un problème non résolu).
Avec l'arrivée du tabac en Europe, contrairement à la plupart des pays, la Grèce n'a pas importé le nom indigène et c'est καπνός qui a pris également le sens de « tabac », aussi bien pour la plante que pour les feuilles séchées.
Sur καπνός on a formé un verbe dénominatif καπνίζω « enfumer, fumer » au moyen d'un suffixe -ίζω qui a eu un certain avenir puisqu'il a été emprunté par le latin -isāre et a abouti au très productif français -iser (réaliser, atomiser, etc.).
Enfin, sur καπνίζω, on a formé un nom d'action κάπνισμα au moyen d'un suffixe -ma (< *mn, l'accent est sur la racine) formateur de neutres dont la valeur primitive est le résultat de l'action. Par exemple :
skr. kárman, de kṛ- « faire » : le karma est l'ensemble des actions que l'on a effectuées dans sa vie ;
de *h₂eg- « pousser devant soi », véd. ájman « carrière, passage, bataille », lat. agmen « marche, cours, armée en marche » ;
de *bʰer- « porter », gr. φέρμα « récolte, portée (d'un animal femelle) ».
Le grec se distingue en allongeant la forme par un suffixe secondaire -t- ; ça ne se voit pas au nominatif où ce t tombe régulièrement mais le pluriel de κάπνισμα est καπνίσματα (< *-mn-t-h₂).

μπορώ : contraction d'un verbe dénominatif *μπορέ-yω dont la base n'est pas connue avec certitude. On a proposé ἔμπορος « tout homme qui chemine, voyageur, marchand », phonétiquement convenable mais peu compatible avec le sens de « pouvoir », et εὔπορος « d'un passage facile » qui donne un meilleur sens mais dont l'évolution phonétique étonne.
Les deux mots reposent sur la racine *per-, très productive dans les sens généraux de « percer » et, ici, « traverser ».

να : du grec ancien ίνα, d'abord adverbe de lieu « où » (Homère), puis prenant un sens « afin que » qui va en s'affaiblissant jusqu'au grec moderne.
L'origine de ce mot est obscure ; on a pensé à une désinence pronominale d'instrumental sur le thème du relatif *io- au degré zéro, *i-na, mais il n'y a aucun correspondant exact.

σκοτώνω : présent secondaire récent en -νω (indiquant un aboutissement de l'action) formé sur le grec ancien σκοτέω « recouvrir de ténèbres », lui-même dénominatif de σκότος « obscurité, ténèbres ». Les Grecs ont donc conservé ici la vieille image homérique de la mort : « mourir, c'est ne plus voir la lumière du soleil ». De là, « tuer », c'est « envoyer définitivement dans les ténèbres ».
Le grec σκότος semble n'avoir de cognats que dans les langues du Nord-Ouest, le sens général y étant plutôt « ombre » que « obscurité » :
- germanique commun *skaðwaz, *skaðwō > got. skadus, angl. shadow, all. Schatten ;
- proto-celtique *skādo- > irl. scáth, gall. cysgod (< y-sgawd), bret. skeud.

III Niveau morphologique

Comme ses proches ancêtres, grec ancien et eurindien, le grec moderne est une langue flexionnelle et la forme des mots dans la parole diffère de celle du dictionnaire, diverses suffixations et/ou alternances renseignant sur le rôle syntaxique du mot dans la phrase.
Ici, l'article et le substantif étant au nominatif singulier et la conjonction étant indéclinable, ces modifications ne concernent que les deux verbes :

μπορ-εί < *μπορέ-y-ει : -ει est la désinence de la 3e personne du singulier de l'indicatif.
Cette désinence, réservée aux verbes thématiques (formés avec un suffixe alternant -(o/e)-), est irrégulière en grec. L'explication la plus simple est de supposer que le Sg3 des thématiques était initialement sans désinence, réduit à la seule voyelle thématique -e (lituanien -a), la plupart des langues lui ayant ensuite adjoint la désinence -t du Sg3 des athématiques et/ou la marque -i des désinences primaires (indiquant le présent par opposition au passé), le grec se contentant de la seconde. On comparera, par exemple :

athématiques, désinences primaires : eur. -ti ; skr., lit., grec : -ti ; vx-slave - ; hitt. -zi ; lat., got. : -t
athématiques, désinences secondaires : eur. -t ; skr., hitt. : -t ; lat. -d
thématiques, désinences primaires : eur. -e ; skr. -ati ; lit. -a ; grec -ei ; vx-slave -etъ ; lat. -it ; vieil-irl. -id ; got. -
thématiques, désinences secondaires : eur. -et ; skr. -at ; vx-slave, grec -e

On notera enfin que, de la même façon que le français « peut-être » et l'anglais « maybe », le grec moderne utilise aussi la forme μπορεί comme simple adverbe avec le sens d'éventualité « il (se) peut ».

σκοτώσ-εί : la désinence de Sg3 est la même mais elle suffixe ici ce que les grammaires grecques appellent un « subjonctif sur thème d'aoriste ». En grec ancien ces subjonctifs étaient caractérisés par un allongement de la voyelle thématique (on aurait eu σκοτώσ-ηί) mais, par uniformisation de la conjugaison cette distinction a disparu du grec moderne et le subjonctif n'y est plus marqué que par l'usage de la conjonction να.
L'aoriste de σκοτώνω « je tue » est σκότω-σ-α « je tuai », une formation en s qui généralise à de nombreux verbes (en particulier tous les dénominatifs en -νω) le vieil aoriste sigmatique eurindien. Initialement caractéristique des verbes athématiques, cette formation a survécu en de nombreuses langues, indépendamment du changement de classe des verbes et de l'évolution des désinences.
Par exemple, pour la racine *uegʰ- « je mène en char » / « je menai en char » :
skr. vah-ā-mi / a-vāk-ṣ-am
gr. (ϝ)ὀχ-έ-ω / (ε-ϝ)ὤχ-η-σ-α
lat. ueh-ō / uēxī (uēk-s-ī)
vx-slave vezǫ (z < *) / věsŭ (s < *gʰs)

IV Niveau syntaxique

L'analyse syntaxique est sans difficultés, aucune transformation n'est effectuée sur l'hyperstructure et celle-ci peut donner lieu à une présentation arborescente avec une décomposition selon les règles d'une sous-grammaire formelle très simple à présenter (sous la forme de Backus-Naur) :

phrase ::= [ groupe_nominal ] groupe_verbal .
groupe_nominal ::= article substantif .
groupe_verbal ::= verbe [ complément ] .
complément ::= subordonnée .
subordonnée ::= conjonction phrase .

phrase
groupe nominalgroupe verbal
articlesubstantifverbecomplément
|||subordonnée
|||conjonctionphrase
||||verbe
τοκάπνισμαμπορείνασκοτώσει


Il ne reste qu'à préciser la notion de proposition complétive introduite par να en les comparant à celles du français :

- avec un sujet distinct de celui de la principale, elle répond à la complétive conjonctive introduite par que :
θέλω νάρθεις (< να έρθεις) « je veux que tu viennes » ;
- avec le même sujet que celui de la principale, elle répond à la complétive infinitive :
θέλω να πάω « je veux aller » (mot à mot « je veux que j'aille »).

À noter que, historiquement, la construction θέλω να …, « je veux que … », s'est aussi contractée en la particule θα qui forme les futurs du grec moderne :
θα πάω « j'irai »
Dans beaucoup de langues, le futur est un temps très instable, sujet à usure et renouvellement. C'est ainsi que les futurs du grec ancien ont disparu, remplacés d'abord par une construction auxiliarisée analogue à celle de l'anglais « I will … » puis, après contraction, par les subjonctifs précédés de θα. Sans difficultés pour l'économie de la langue puisqu'on sait bien la proximité qu'ont le futur et le subjonctif dans l'expression de l'éventuel.

V Niveau sémantique

Ce niveau est le plus difficile à aborder dans la mesure où il n'est guère possible d'éluder la question auto-référante : « quel est le sens du mot 'sens' ? », sauf à l'aborder sous un aspect purement combinatoire, où il ne s'agit que de vérifier la cohérence interne de chaque nœud de l'arbre syntaxique :
- soit sur le plan morphologique :
« est-ce que telle forme de tel mot est un sujet possible de telle forme de tel verbe ? » ;
- soit sur le plan lexical :
« est-ce que tel mot est un sujet possible de tel verbe ? ».

La vérification en est ici aisée :
- d'une part les deux verbes sont au Sg3 et leur sujet commun est bien un nominatif singulier qui n'est ni le locuteur ni l'auditeur de la parole ;
- d'autre part le verbe principal, auxiliaire d'aspect exprimant la modalité du possible peut avoir des noms d'action comme sujet et complément pour signifier la possibilité d'une relation causale entre les deux actions.

De telles vérifications sont banales en informatique (contrôle de type) où elles permettent d'éliminer des énoncés comme « taille du lapin = 1,4 kg » ou « taille du lapin = 0,4 km » mais il faut bien admettre que, dans le cas des langues naturelles, elles ne font qu'effleurer le sens.

La voie pragmatique est plus efficace, c'est celle de la paraphrase, de l'explication ; dans le cas d'une langue étrangère, de la traduction. C'est bien en ayant donné celle-ci dès l'introduction que le sens de la phrase a été révélé. Encore faut-il que la traduction, exercice théoriquement impossible mais couramment pratiqué, soit fiable, ce qui suppose qu'on fasse un peu de philologie et qu'on use de son principal outil, la critique.

Le premier problème est la traduction de κάπνισμα qui pourrait également se référer au fumage, exposition d'une viande ou d'un poisson à la fumée en vue de sa conservation, ou à la fumaison qui est le nom de cette technique. Rien ne s'opposerait en effet à ce qu'on mette en garde sur le risque de cet archaïque procédé anti-microbien, sauf qu'on voit mal ce que ferait cette information sur un paquet de cigarettes ! Ici, c'est le contexte qui élimine toute ambiguïté.

Un autre problème est de savoir si « tuer », riche en synonymes, est la bonne traduction du grec σκοτώνω. Ainsi que font les bons écoliers, le plus simple est d'aller consulter la partie franco-grecque du dictionnaire. Pour « tuer », celle-ci propose, dans l'ordre :
- σκοτώνω, ce qui est déjà signe d'une bonne cohérence ;
- φονεύω, que nous écarterons car c'est un emprunt fait au grec ancien par le grec dit « épuré » (nationaliste et réactionnaire, il a heureusement sombré dans l'Histoire) et, d'ailleurs, le verbe n'apparaît pas dans la partie grecque du dictionnaire ;
- πεθαίνω, à écarter aussi car il signifie normalement « mourir » et ne prend le sens factitif « faire mourir » que dans des locutions comme αυτή η δουλειά με πεθαίνει « ce travail me tue » (même phénomène en français dans « ce travail me crève »).

La langue grecque possède bien sûr un grand nombre de synonymes de « tuer » dans des emplois particuliers : δολοφόνω « assassiner », θανατεύω « abattre [un animal] », καθαρίζω « épurer » (politiquement ou ethniquement), etc., mais σκοτώνω est bien le terme le moins marqué, bon équivalent de « tuer », y compris dans des sens affaiblis :
θα το σκοτώσω αυτό το παιδί ! « je vais le tuer cet enfant ! »
même si quelques usages sont propres au grec :
τα βιβλία μου, τα σκότωσα « mes livres, je les ai liquidés ».

VI Niveau pragmatique

Ce niveau s'intéresse aux actions autres que l'énonciation qui sont accomplies au moyen de la parole, telles que le « je vous déclare mari et femme » du maire qui, quand il est dit, accomplit le mariage, ou le « casse-toi, pauvre con » qui contraint le gêneur à s'effacer.

Et c'est bien le cas ici : la lecture ou l'élocution de la phrase « fumer peut tuer » ne se réduit nullement à l'énoncé descriptif d'un fait, elle dépasse largement la fonction informative de la parole, elle manifeste une intention, une volonté, celle de dissuader les gens de fumer en utilisant le puissant levier qu'est la peur de mourir. Et elle finit parfois par y réussir. Elle entre ainsi dans la catégorie des énoncé dits performatifs tels qu'ils ont été mis en lumière par John Austin (How to do things with Words, trad. Quand dire c'est faire) au milieu du XXe siècle.

Et c'est bien cette volonté dissuasive qui a conduit un certain nombre de pays à rendre obligatoire l'inscription de cette phrase (entre d'autres du même tonneau) sur les paquets de cigarettes, cigares et tabacs, voire sur les publicités pour ces produits dans les pays où celles-ci sont encore légales (comme la Grèce en 2008). Quant à savoir si cette dissuasion est fondée sur un danger vraiment pertinent ou si celui-ci est exagéré pour diverses raisons (qu'elles soient généreuses ou calculatrices), c'est un débat de nature scientifique et politique, il sortirait donc du cadre d'une analyse linguistique …

Sources pour le grec moderne

- un paquet de cigarettes entamé ;
- ROSGOVAS, Th. (ΡΟΣΓΟΒΑ, Θ.) Nouveau dictionnaire franco-hellénique (Νέο Γαλλοελληνικό Λεξικό) ;
- ΣΑΚΕΛΛΑΡΙΟΥ, Χ., Νέο Λεξικό της Δημοτικής ;
- MIRAMBEL, A., Grammaire du grec moderne ;
- BRILLOUET, G. et KOKKINIDOU-MAXIME, M., 7000 expressions, locutions, proverbes du grec moderne.
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