Les grandes familles de mots




«  Oui, voilà l’alibi de mon alter ego »

La famille ALIAS


Patriarche indoeuropéen : *AL- 1, « là-bas, au-delà »


Les branches

1. Les principaux représentants de la branche latine sont des mots en al- comme alius, « autre », alias, « une autre fois, autrement », alibi, « dans un autre endroit » alienus, « d’autrui », aliqui, « quelque », alter, « autre de deux », mais aussi des mots où la voyelle a laisse la place à une autre voyelle, comme ultimus, « le plus éloigné, dernier, extrême », ultra, « au-delà (de) », ille, « celui-là », illa, « celle-là », illico, « sur la place, en place », etc. Leurs descendants français sont reconnaissables à leurs radicaux -ali-, -alt-, -ult-, -il-, -le-, ou -la- :

alias, alibi, aliéné, aliéner, aliénation, inaliénable, ...

altérer, inaltérable, désaltérer, alterner, alternatif, alternance, subalterne, altercation, altruisme, altérité, ...

il, ils, illico, le, la, les, leur, elle, elles, là, delà, voilà

ultimatum, ultérieur, ultra, ultraviolet, ultrason, ultime, pénultième, adultère, ...


2. Chez trois des plus anciens descendants français de la branche latine le l du radical s’est vocalisé en u : il s’agit de autre (< latin alter), de la préposition outre (< latin ultra) et du pronom eux (illos, accusatif masculin pluriel de ille). Parmi les dérivés des deux premiers, citons

autrement, autrui, autrefois

outremer, outrepasser, outrer, outrage, outrance, outrancier, ...


3. Quant à la branche grecque, son principal représentant est l’adjectif αλλος, allos, « autre ». Ses descendants français, tous plus ou moins « savants », se reconnaissent à leur radical -all-:

allergie, parallèle, allégorie, allophone, allogène, allomorphe, allopathie, parallaxe, hypallage, ...

Les invités masqués

Ce sont tous des mots grammaticaux dont on se sert sans cesse et qui, de ce fait, se sont beaucoup transformés. Au point qu’il n’est pas toujours facile de reconstituer leur histoire.


1. aussi est probablement issu d’une forme de latin populaire *alid sic ou *alesic, composée de formes issues de aliud, neutre de alius, et de sic, « ainsi ».


2. aucun est très probablement un emprunt au latin populaire *alcunus ou *alicunus, altération du latin classique aliquem unum, « un certain », aliquem étant l’accusatif de aliqui.


3. ailleurs semble venir d’une forme ailleur issue du latin alior, dérivé de alius, dans une locution hypothétique *in aliore loco.


4. lui, qui a connu une forme intermédiaire li, est issu d’un latin tardif illui, réfection de illi, datif singulier de ille.


5. oui (Voir Curiosités ci-après).

Curiosités

1. oui, qui a connu les formes intermédiaires o il et oïl, est issu du latin hoc ille, « ceci il », phrase elliptique de réponse, dans laquelle le verbe de l’interrogation doit être tenu pour sous-entendu. Au sud de la Loire, oui se disait oc, du latin hoc, sans adjonction de ille ; d’où l’opposition entre langue d’oïl et langue d’oc (ou occitan) et le nom de la province du Languedoc, dont le gentilé est languedocien.


2. hidalgo : emprunt à l’espagnol composé de hijo, « fils » et de algo, « quelque chose », algo étant issu du latin aliquod, neutre de aliqui. À l'origine, ce hijo de algo s'oppose à l’infanzón : ce dernier est noble par sa parenté, il est hijo de alguien, c’est-à-dire « fils de quelqu’un », alors que l'hidalgo est noble par ce qu'il a, par ses propres biens (propriétés, etc.) et n’est donc que « fils de quelque chose ». [1]


3. hypallage : est un emprunt au bas latin hypallage, lui-même au grec hupallagê, υπαλλαγή « échange, interversion ». Terme de rhétorique désignant une figure de style qui consiste à attribuer à certains mots d’une phrase ce qui – dans la même phrase – convient à d’autres. Il y a une célèbre hypallage dans ce vers de Virgile (Enéide, VI, 268) :

« Ibant obscuri sola sub nocte per umbram »

(= Ils avançaient à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire)


4. Le français utilise encore couramment quelques locutions latines dans lesquelles se trouve l’un des ancêtres cités plus haut :

– l’alter ego de quelqu’un (= un second moi-même) : personne de confiance qu’on peut charger de tout faire à sa place. C’est un peu un synonyme de bras droit.

– N et alii (= et d’autres) : dans une bibliographie ou en documentation, lorsqu’un livre a plusieurs auteurs, on ne cite souvent que le premier (N) mais on ajoute « et alii ».

– le nec plus ultra de n (= rien au dessus) : ce qu’il y a de mieux en matière de n.


5. Une célèbre citation de Térence, auteur de comédies ayant vécu au IIe s. avant J.-C. : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto. » (= Je suis homme et je considère que rien de ce qui concerne l’homme ne m’est étranger.)

Homonymes et faux frères

1. Il y a adultère et adulte !

adulte est issu du latin adultus, “qui a fini de grandir”, participe passé du verbe adolescere, “grandir”, dont adolescens, “qui est en train de grandir” (> français adolescent) est le participe présent. (Voir ci-après alto, etc.)


2. Il y a alter (ego) et haltères !

haltères est un emprunt au latin impérial halteres, du grec haltêres, « balanciers pour le saut ou la danse », dérivé du verbe hallesthai, « sauter », mot apparenté aux verbes latins salire et saltare.


3. Il y a outre et outre !

outre (n.f.) est un emprunt au latin uter, utris, « peau de bouc cousue pour conserver des liquides ». Il est possible que ce mot ait un rapport avec le grec hudria, « vase à eau, urne », dérivé de hudôr, « eau » (cf. français hydrique).


4. alto, altier, altitude, altesse : tout comme adulte et adolescent (voir 1 ci-dessus), ces mots sont issus d’une racine homonyme *AL- 2 qui signifie « croître, nourrir ».

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. adúltero, ajeno, alegoría, alergia, alienar, allá, alterar, alternar, altruismo, el, ella, ellos, alguien, algo, hidalgo, la, otro, paralelo, último, ultra, ultrajar

port. adulterar, alegoria, alergia, algum, alienar, alterar, alternar, altruísmo, ele, ela, lá, outro, paralelo, ultimar, ultra

it. adulterare, alcuno, alienato, alieno, alterare, altercare, alternare, altrimenti, altro, egli, ella, loro, lui, oltraggio, oltre, ulteriore

angl. adulterate, alien, alter, alternate, altercation, else, other, outrage, ultimate

all. Alibi, Allegorie, Allergie, Alternative, ander, Elend, Parallele, Ultramarinblau

rus. альтернатива, ультрафиолет

Notes

1. Cette étymologie - traditionnelle - a été contestée par Américo Castro dans son España en su historia (ch. II, Islam e Iberia). A. Castro pense que algo est issu de l’arabe al-khoms, “le cinquième (des terres conquises)”, converti en propriété de l’État selon une prescription coranique. Ceux qui cultivèrent ces terres et leurs descendants furent appelés bani-l-akhmas, “fils des cinquièmes”, au singulier ibn-al-khoms. De ce nom, seule la première partie fut traduite ce qui donna fijo de al-khoms, qui serait devenu au fil des siècles fidalgo puis hidalgo, par contamination avec algo.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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