Les grandes familles de mots




« Fragments de briques réfractaires »

La famille BRÈCHE


Patriarche indoeuropéen : *BhREG-, « briser » [1]


Les branches

1. Les principaux ancêtres latins de cette famille sont le nom fragor, -oris, « action de briser, bruit de l’objet qui se brise », le verbe frangere, participe passé fractus, « briser », et ses dérivés préfixés en -fring- : diffringere, effringere, etc. En sont issus la plupart des mots français contenant les radicaux -frag-, -fract-, -frang- et -fring- :

fragile, fragilité, fragment, fragmentation, fragmenter, irréfragable, naufrage, naufragé, naufrager, naufrageur, saxifrage, suffragant, suffrage, suffragette, …

fraction, fractionnaire, fractionnel, fractionnement, fractionner, fracture, fracturer, fractal, diffracter, diffraction, effraction, infraction, réfractaire, …

infrangible, réfrangible

biréfringence, biréfringent, diffringent, réfringence, réfringent


2. Les radicaux latins -frang- et -fring- ont évolué au cours des siècles et abouti à un radical spécifiquement français, -frein- (sans rapport avec le mot frein issu du latin frenum), que l’on trouve tel quel dans trois mots :

enfreindre, chanfrein, chanfreiner (moyen français chanfreindre)

et un peu modifié dans refrain (voir Invités masqués).


3. La famille ne semble pas avoir de branche grecque mais elle a en revanche une assez riche branche germanique dont l’ancêtre est le verbe reconstitué *brekan, « briser ». Via diverses langues germaniques, en sont issus un certain nombre de mots en -brech-, bric- ou briqu-, broy-, et quelques emprunts à l’anglais break :

brèche, ébrécher

bricole, brique, briquer, briquet, briqueterie, briquetier, briquette

broyer, broyeur, et brioche (dérivé de brier, variante normande de broyer)

break, breakfast

Les invités masqués

1. Dans -frag-, sous l’influence d’effrayer, il a remplacé le g par un y : frayeur est issu du latin classique fragorem, accusatif de fragor, dont le résultat phonétique normal était en ancien français frëor, « vacarme » ; la forme moderne et le sens actuel du mot s’expliquent par un rapprochement avec effrayer. (Voir aussi plus loin Homonymes et faux frères, 2.)


2. Issu de fragilis, comme son doublet fragile, plus conservateur, il n’en a gardé que les consonnes -frl- : frêle, dont la forme ancien français fraisle est probablement due à l’influence de graisle, grêle.


3. De -fract-, il n’a gardé que -frt- : fretin est dérivé de frait, fret, participe passé du verbe ancien français fraindre, du latin classique frangere. Au premier sens de « menus débris », fretin est sorti d’usage. Par analogie, il désigne des poissons trop petits pour être pris en compte dans une pêche.


4. De -frag-, il a perdu le g : orfraie, nom féminin, est la forme altérée d’un ancien français *osfraie, sans doute par assimilation du s au r suivant, issu du latin ossifraga, littéralement « briseuse d’os ». (Cf. saxifrage, « (plante) briseuse de pierres »). Voir aussi plus loin Homonymes et faux frères, 3.


5. Il a changé -frein- en -frain- : refrain est l’altération de refrait, ancien participe passé de de refraindre, « briser », et, en parlant de la voix, « moduler », du latin populaire *refrangere, réfection du latin classique refringere, « briser, déchirer ». Le refrain revenant à intervalles réguliers brise en quelque sorte la suite du chant.


6. De la souffrance, il n’a que le masque : souffreteux est issu d’un latin populaire *suffracta, « choses retranchées », féminin substantivé de *suffractus, participe passé de *suffrangere, altération du latin classique suffringere, « rompre, briser par le bas » (Branche 1), d’où l’ancien français soufraindre, « manquer, faire défaut », dont la variante souffraindre a évidemment subi l’influence de souffrir. Du dénuement à la petite souffrance, il n’y avait qu’un pas que les similitudes formelles ont permis de franchir aisément. C’est un cas typique d’évolution du sens lié à une étymologie populaire.


Curiosités

1. braquemart est la modification, par substitution de suffixe, du moyen français bragamas, emprunt au néerlandais breecmes, « couperet, sarcloir, serpe », composé de breken ou braecken, « casser » et de mes, « couteau ». Le mot a désigné une épée courte à deux tranchants en usage aux XIVe et XVe s., et s’est employé au XVIe à propos d’une arme de l’antiquité. Par métaphore, il est devenu une dénomination plaisante du membre viril, et cet emploi a éliminé les autres.


2. break : ce nom masculin vient de l’anglais to break, “briser, casser”. Il a d’abord été emprunté au XIXe siècle – par des Français anglomanes – pour désigner une voiture légère destinée au dressage des chevaux. (Il semble que to break a horse ait ce sens technique particulier). Il a été étendu ensuite à un certain type de voiture attelée découverte, et enfin à une voiture automobile qui est désignée par un autre nom dans les pays anglophones, estate car (au Royaume-Uni), et station wagon (aux États-Unis et en Australie).

Ce mot a depuis quelque temps un autre sens : il désigne – comme en anglais cette fois-ci – une interruption (dans un match, un morceau de musique), une pause (dans une réunion, un travail).


3. bricole est emprunté à l’italien briccola « catapulte », qui est probablement l’adaptation du longobard *brihhil, « celui qui casse, qui rompt », la catapulte étant destinée à démolir les murailles. *brihhil est restitué par le moyen haut allemand brëchel-, de même sens, seulement employé comme élément de composition, et lui-même dérivé du verbe brëchen correspondant à l’allemand brechen, « casser ».

De la catapulte au bricolage en passant par la petite chose sans importance, on entrevoit que le mot a une riche histoire sémantique.[2]

Dérivés : bricoler, bricolage, bricoleur.


4. suffrage est un emprunt au latin classique suffragium, qui pourrait avoir signifié « tesson de poterie servant au vote », d’où « vote favorable » et « droit de vote », « jugement, opinion ». Le mot prend en latin médiéval le sens de « soutien, aide » et se spécialise dans le vocabulaire juridique et religieux, signifiant « province ecclésiastique », « intercession d’un saint auprès de Dieu », « prière », « prestation en nature ». Suffragium est dérivé de suffragari, « voter pour soutenir une candidature », au figuré « soutenir, appuyer, favoriser », dont le contraire est refragari, « voter contre ». Ce verbe d’origine discutée aurait signifié à l’origine « exprimer son opinion de manière convenue avec un tesson de poterie » ; il est peut-être composé du préfixe sub- et d’un nom *frago, « morceau » de la même famille que frangere. D’autres voient plutôt dans l’élément -frag- une trace de fragor qui exprimerait le bruit des acclamations au moment d’un vote collectif …


Homonymes et faux frères

1. Il y a chanfrein et chanfrein !

- chanfrein (1), déverbal de l’ancien verbe chanfraindre « tailler en demi-biseau », que nous avons déjà vu plus haut (Branche 2), est bien de la famille.

- chanfrein (2) a d’abord désigné la pièce de fer qui couvrait le devant de la tête d’un cheval de guerre. Il désigne maintenant la partie de la tête du cheval comprise entre le front et les naseaux. On rattache le deuxième élément du mot (-frein) au latin frenum, « frein, mors, bride de cheval », mais l’origine du premier élément (chan-) est obscure et controversée.
Autre hypothèse : ce mot, comme le safran du gouvernail, pourrait être issu de l’arabe شفرة [šafra], "lame, tranchant, coutelas, couteau, tranchet, couperet, pale d’hélice".
Autres dérivés de frenum : freiner, freinage, effréné, refréner, enchifrené ainsi que l’anglais to refrain.


2. Il y a frayeur, frayer, défrayer et effrayer !

- frayer : du latin classique fricare « frotter, polir, étriller ».

- défrayer : dérivé de l’ancien français frayer « dépenser », lui-même dérivé du nom frais, d’origine obscure.

- effrayer : du bas latin *exfridare, « faire sortir de la paix », lui-même dérivé du francique *fridu « paix ». Dérivés : effroi, effroyable, beffroi.


3. Il y a orfraie et effraie !

Ce sont deux oiseaux mais l’orfraie – dont le nom savant est pygargue – est de la famille des aigles et l’effraie (ou fresaie) de celle des chouettes. Nous avons vu plus haut l’origine du mot orfraie, mais celui d’effraie est d’origine obscure. C’est – sous l’influence évidente de effrayer – soit une altération de fresaie, soit une altération de orfraie, mot qui semble avoir été employé à tort du XVIe au XIXe s. pour désigner l’effraie, au cri aigu et sinistre. D’où l’expression « pousser des cris d’orfraie », qui entretient la confusion.


4. Il y a souffreteux et souffrant !

- souffreteux est bien de la famille, comme nous l’avons vu plus haut.

- souffrant, comme tous les dérivés de souffrir, appartient à la famille FERTILE.


5. fragrance est issu du latin fragrantia, « bonne odeur », dérivé de fragare, « exhaler », devenu *flagrarer en latin vulgaire, et ce dernier flairer en français.


6. frangipane : de Frangipani, nom d’un seigneur romain du XVIIe s. dont on ne sait pas s’il fut l’inventeur de ce qui fut d’abord un parfum pour gants ou son premier bénéficiaire ; le mot français désigna ensuite d’autres produits ayant la même odeur : liqueur, crème pâtissière, pâtisserie.


7. fringant : participe présent de l’ancien français fringuer, « gambader, se faire valoir, parader, poser », d’origine incertaine. Dérivé : fringué, fringues.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. brecha, chaflán, fracción, fractura, frágil, fragmento, infringir, náufrago, refrán, refractario, saxífraga, sufragar, sufragio

port. brecha, chanfro, fração, fratura, frágil, fragmento, infringir, náufrago, refrão, refratário, sufragar, sufrágio

it. breccia, frammento, frangere, fratto, frazione, naufragio, sbreccare, briciola, sbriciolare, sfracellare, suffragare

angl. brake, breach, break, brick, chamfer, fraction, fracture, fragile, fragment, frail, infringe, ossifrage, refract, suffrage

all. Brache, brechen, Bresche, Brocken, Bruch, Fragment

rus. брак, брикет, брешь, фрагмент, фракция

Notes


1- Malgré les apparences, le verbe briser, d’origine obscure, est sans rapport formel avec cette racine.

2- Voir l’article BRICOLE du Trésor de la Langue Française ou du Dictionnaire historique de la langue française.









Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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