Les grandes familles de mots




« Une chute dans l’escalier  »

La famille CADENCE


Patriarches indoeuropéens : *KAD-, « tomber » et *SKAND-, « monter »


Note préliminaire : nous avons associé ces deux racines car elles nous semblent n’en constituer qu’une seule, la deuxième étant une extension de la première par le préfixe s et par l’infixe nasal n. Sémantiquement, les deux racines sont dans un évident rapport d’énantiosémie révélé par l’étymon de scandale, le grec σκανδαλον skandalon « obstacle pour faire tomber », formellement rattaché à *SKAND- mais sémantiquement rattaché à *KAD-. De la chute à la descente, le glissement de sens est évident et se retrouve certainement dans de nombreuses langues. Quant aux musiciens et aux poètes, ils ne seront pas étonnés – du moins on l’espère – de voir ainsi enfin réunies la cadence et la scansion. Notre hypothèse permet enfin de donner une origine plausible au terme maritime caler « enfoncer dans l’eau, faire descendre », par une évolution, à partir de *kad-, identique à celle qui, à partir de *skand-s-lā, a abouti à scala.


Les branches

1. Le principal ancêtre de cette famille est le verbe latin cadere, « tomber, être abattu, succomber ». Ses descendants français se reconnaissent à leur radical -cad- : cadence, décadence, cadavre, caduc, ...
mais attention ! il y a des faux frères. Et pas seulement dans cette branche, comme on le verra plus loin.


2. Un autre ancêtre important de la famille est le nom latin casus, « chute, circonstance, hasard » (d’où le nom composé fr. d’origine latine casus belli, « motif de guerre »). Ses descendants français se reconnaissent à leur radical -cas- : cas, occasion, cascade, casquer, ...


3. Dans les mots issus des verbes latins dérivés de cadere, comme accidere et incidere, « tomber sur, arriver », le radical -cad- se transforme en -cid-, en français comme en latin : accident, incident, coïncidence, occident, récidive, ...


4. Les vieux mots français issus des mots latins cadere, accidere, casus, etc. se sont beaucoup transformés au fil des siècles, tel le verbe choir, participe passé chu, remplacé par tomber[1] depuis le XVe s., mais dont la plupart des dérivés sont encore bien vivants ; ils apparaissent sous des formes en -chéan- ou -chan- et -chu- :
échéance, échéancier, déchéance
chance, malchance, méchant
chute, rechute, parachute, échu, déchu


5. L’antonyme latin de cadere est le verbe scandere « monter, gravir, scander ». Ses descendants français se reconnaissent à leur radical -scand- : scander, scansion

Pour scandale, d’origine grecque par le latin d’Église, voir Curiosités.

6. Dans les mots issus des verbes latins dérivés de scandere, comme ascendere « monter » et descendere « descendre », le radical -scand- se transforme en -scend-, en français comme en latin :
ascenseur, ascension, ascendant, ascendance, ascensionnel, ascensionniste
condescendre, condescendant, condescendance
descendre, descente, descendant, descendance
transcendant, transcendance, transcender, transcendantal, transcendantalisme


7. Les vieux mots français issus du latin scala « échelle » se sont un peu transformés au fil des siècles ; ils apparaissent sous des formes en -esc- ou -éch- :
escalier, escale, escalade, escalader
échelle, échelon, échelonner, échalier, échantillon, échantillonnage



Les invités masqués

1. C’est un doublet de scandale : esclandre (voir Curiosités).

2. Pour se distinguer de déchu, il a remplacé le -u par -et : déchet. Il a un dérivé de création récente, contemporain de la lutte contre la pollution et pour le recyclage des déchets : déchetterie.


Curiosités

1. méchant est le participe présent adjectivé (v. 1165, mescheant) de l’ancien verbe mescheoir, “arriver malheur”. En ancien français, méchant signifie donc littéralement “qui tombe mal”, d’où “qui n’a pas de chance ; misérable”. Dans ce sens méchant est très proche du sens premier de malheureux, littéralement “celui qui n’a pas l’heur”.
Ce dernier mot est en effet issu du latin classique augurium, « présage (favorable ou non) », d’où « chance (bonne ou mauvaise) ». À la suite d’un glissement de sens dû au recul des croyances païennes, le mot en est venu à signifier « sort, condition, destinée ». Il ne subsiste plus aujourd’hui qu’en composition dans bonheur et malheur, et dans la locution verbale un peu précieuse (ne pas) avoir l’heur de plaire à qqn.

2. échantillon : altération de eschandillon, mot lyonnais apparenté à eschandiller, “vérifier les mesures de marchands”. Du latin vulgaire *scandilia, probablement “échelle pour mesurer”. Un échantillon désigne au XIIIe s. un étalon de poids et mesures, d’où d’abord le sens d’ “épreuve, essai”. Ce n’est qu’au XVIe s. qu’il prendra celui de “coupon d’étoffe”.

3. scandale : du bas latin scandalum, du grec σκάνδαλον skándalon “obstacle pour faire tomber, piège sur le chemin, pierre d’achoppement”, traduit l’hébreu mikchôl, “obstacle qui fait trébucher”, au sens propre dans Lévitique, XIX, 14 ; employé dans l’Évangile (Marc, IX, 12, etc.) au sens figuré de “occasion de péché fournie par un mauvais exemple”.

4. esclandre : d’abord attesté avec des sens, aujourd’hui disparus, proches de ceux de scandale dont il partage l’origine : “piège, cause de ruine”, puis “bruit, indignation, scandale”, avec la variante escandle au XIIe s. Il a aussi signifié “haine, inimitié”, puis au XIVe s. “bruit scandaleux qui circule”, “accident fâcheux”, “dispute, querelle”. Enfin il se spécialise (vers 1400, escande) au sens de “incident scandaleux”, repris à la fin du XVIIIe s. et toujours vivant.


Homonymes et faux frères

1. Il y casque et casquer !

casquer est de la famille ; il est emprunté à l’italien du nord et du centre cascare, “tomber” (XIVe s.) (cf. cascade), plus récemment cascarci, “tomber dans le panneau” (XVIIIe s.). Celui-ci est issu du bas latin *cassicare, fait sur le radical de casus, participe passé du verbe cadere. Le mot, d’abord argotique puis familier, signifie “payer à contre cœur ou pour les autres”.

casque n’est pas de la famille ; il vient de l’espagnol casco, “tesson”, puis “crâne, casque”, dérivé de cascar, “briser”, du latin vulgaire *quassicare, du latin classique quassare, dérivé de quatere, “secouer”, étymon de la famille du français casser. Dérivés : casquette, casse, concasser, fracas, secouer, rescousse, discuter, percuter, répercuter, etc.


2. Il y chute et chut !

chut !, comme chuinter et chuchoter, fait partie d’un ensemble de mots ayant pour base une onomatopée CHU suggérant un murmure, un sifflement assourdi.


3. Ni case ni casse ne sont de la famille.

– Pour casse, voir casque ci-dessus.
– Quant à case, il est issu du latin populaire casa, d’origine inconnue. Dérivés : caser, casanier, casier, casino.


4. Ni -cide ni Le Cid ne sont de la famille.

– Le suffixe -cide est, comme occire, issu du verbe latin caedere, « tuer ». Dérivés : ciseau, décider, homicide, concision, indécis, incision, précis, césure, ciment, etc.[2]
– Quant au surnom du célèbre Rodrigo Diaz de Bivar, il le devait à ses contemporains arabophones, tantôt pour qui et tantôt contre qui il lutta : السيد al-sīd, le Seigneur, le Maître.


5. cadenas, d’origine provençale, est, comme son doublet chaîne, issu du latin catenae, « chaînes ». Dérivés : chaînette, enchaîner, cadenasser, concaténation.


6. Pour cadeau et cadet, voir la famille CAPITAL, et pour les mots en -cadr-, voir la famille QUATRE.


Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. acaso, accidente, cadáver, cadencia, caer, cascada, caso, coincidir, incidencia, ocasión, occidente, recidivo, ascender, descender, escalera, escándalo, trascender

port. acidente, cadáver, cadência, cair, cascata, caso, incidir, ocasiõ, ascender, descender, descer, escada, escaleira, escândalo

it. accadere, accidente, cadenza, cadere, caduco, caduta, caso, gelicidio, occaso, scadere, ascensore, scala, scandalo, scendere, scesa, trascendere

angl. accident, cadaver, cadence, case, casual, chance, decay, incident, occasion, ascend, descend, scale, scandal, scansion, slander, transcend

all. Chance, dekadent, Kadaver, Kadenz, Kaskade, Okkasion, Okzident, Skandal, Skala, skandieren

rus. оказия, декадент, шанс, скандал, скандировать, трансцендентальный, шкала


Notes :

1- D’origine probablement onomatopéique.

2- Ces mots sont issus de la racine *KAƏ-ID-, « couper, trancher ». Certains étymologistes sont très tentés de les rattacher à la famille CADENCE car la racine *KAƏ-ID- n’est pas sans présenter des affinités aussi bien formelles que sémantiques avec la racine *KAD-.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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