Les grandes familles de mots




«  Le cerf, la licorne, et le rhinocéros  »

La famille COR


Patriarche indoeuropéen : *KER-, « objet dur et protubérant, corne, tête »


Les branches

1. L’ancêtre le plus prolifique de la famille est le nom latin cornu, « corne » ou plus exactement son pluriel cornua qui a donné le singulier collectif corna. En sont issus – directement ou via les dérivés du français corne – la quasi totalité des nombreux mots en -corn- :

cornaline, cornard, cornée, corner (v.), corner (n.m., emprunt à l’anglais), cornet, cornette, corniaud, corniche, cornichon, cornier, cornière, cornu, bicorne, biscornu, cornue, écorner, encorner, licorne, racornir, salicorne, tricorne, Capricorne, ...


2. Moins prolifiques mais néanmoins fertiles, les noms latins cervus, « cerf », cervix, « cou » et cerebrum, « cerveau » ont une petite descendance. En sont en effet issus le mot cerf, tous les mots en -céréb- et la quasi totalité des mots en -cerv- :

cérébral, cérébralité, cérébelleux

cerveau, cervelas, cervelet, cervelle, cervical, cervidé, cervier, écervelé



3. La branche grecque n’est pas en reste. La famille lui doit un petit nombre de mots en -car-, -ker- (ou -cèr- ou -cér-) et -cran-, qui sont issus de καρα, kara, « tête » (cf. espagnol cara), κερας, keras, « corne », et κρανιον, kranion, « crâne » :

carotide, carat (et peut-être carotte, issu de καρωτον, karôton, même sens)

kératine, kératose, chélicère, rhinocéros

crâne, crâner, crânerie, crâneur, crânien, craniotomie, olécrane


4. La branche germanique n’est représentée en français avec certitude que par un seul mot, le nom féminin hornblende, terme de minéralogie emprunté à l’allemand Hornblende – composé de Horn, « corne », et de Blende, nom d’un minerai de zinc – la hornblende ayant l’apparence de la corne. Mais il est bien possible que soient un jour rattachés à cette branche le mot heurt, du francique *hurt, « bélier », et ses dérivés heurter et heurtoir.

Les invités masqués

1. Il s’est allégé de la dernière syllabe de corne (branche 1) : cor. D’abord attesté sous la forme corn (1080), il a signifié « extrémité, coin » (d’où coron, probable dérivé, propre aux dialectes du Nord). Il est issu de cornu, « corne » d’où « objet en corne ou en forme de corne », spécialement « corne du pied des animaux » et « instrument de musique à vent ». D’où aussi bien le cor de chasse que le cor aux pieds.


2. En Provence, le c de corne (branche 1) s’est durci en g : bigorne. C’est un emprunt au latin bicornis, « qui a deux cornes », probablement par l’intermédiaire de l’ancien provençal bigorna, « enclume ». Dérivé : bigorneau.


3. Celui-ci a durci le k de krania (branche 3) en g, et deviner son lien avec crâne, sauf peut-être par le sens, n’est pas évident : migraine. Après aphérèse et via le bas latin médical hemicrania, « mal de tête », il est issu du grec ημικρανια, hêmikrania, « moitié de tête ». Dérivé : migraineux.


4. Il est issu du grec kara (branche 3) via le latin cara, « visage » mais le cache bien sous son chè- et en se faisant passer pour un autre : chère. (Voir Curiosités).

Curiosités

1. carat : utile pour les échanges commerciaux, l’objet qu’il désigne a beaucoup voyagé et son évolution s’en ressent. C’est un emprunt à l’italien carato, d’un latin médiéval caratus, lui-même emprunté à l’arabe qirāţ قيراط, « graine de caroubier » et « petit poids ». Le mot arabe, comme le bas latin ceratium, est emprunté au grec κερατιον, keration, « petite corne, antenne de langouste », dérivé de keras (branche 3).
Sachant que le carat (symbole ct) est une mesure de pureté de métaux précieux tels que l’or – un carat représente 1/24e de la masse totale d’un alliage – on ne sera pas surpris d’apprendre l’existence parallèle du terme de droit maritime quirat, formellement plus fidèle à son étymon, qui signifie : « part de propriété d’un navire indivis ». Lorsqu’un navire n’appartient pas à une seule personne, mais à plusieurs, on le suppose décomposé en un certain nombre de parties égales (ordinairement vingt-quatre) appelées « quirats », et les divers copropriétaires le sont pour un quirat, ou pour deux, ou pour trois, etc.

2. cerf-volant : ce nom composé désigne deux objets différents, un insecte coléoptère et un jeu. Il s’agit en fait de noms composés homonymes, car si l’insecte, avec ses mandibules dentelées, a bien à voir avec le cerf et ses bois, le nom du jeu est quant à lui d’origine obscure : une hypothèse analyse cerf comme une altération de serpe issu de serps, attesté dès le latin chrétien pour serpens. Cette appellation serpent-volant ferait allusion aux nombreux textes et légendes au sujet de serpents et dragons volants déjà dans la Bible et aurait été appliquée par métaphore au cerf-volant artificiel. Cette hypothèse est appuyée par les noms du cerf-volant dans différentes langues, où ils font penser à un oiseau, à un serpent ou à un dragon.


3. chère : le français n’étant pas en peine de dénominations pour le visage (cf. visage, figure, face, mine, minois), le sens latin de « visage » a décliné avant le XVIe s., se maintenant plus longtemps dans quelques locutions du type faire bonne / mauvais chère à qqn, ce qui voulait dire lui « faire bon / mauvais visage », c’est-à-dire « bon ou mauvais accueil ». De l’idée d’ « accueil » on est passé par métonymie à celle de « repas d’accueil » ; par extension le mot a pris le sens général de « repas, nourriture », évolution favorisée par l’homonymie de chair ; la locution faire bonne chère, restée vivante mais totalement détachée de son origine à partit de l’époque classique, exprime l’idée de « faire un bon repas ».


4. licorne : l’animal est aussi fabuleux qu’est mystérieuse l’histoire du mot qui le désigne. D’abord attesté en français sous les formes locorne, lycorne puis alicorne, ce mot est un emprunt à l’italien alicorno, lui-même issu du latin unicornis via des formes intermédiaires comme unicorno, lunicorno, et liocorno. Les sources manquent qui expliqueraient les transformations successives subies par le premier élément de ces diverses formes. Si le changement de genre peut être dû à une probable confusion entre l’a(licorne, masculin) et la (licorne, féminin), on comprend mal l’origine de ces mêmes formes en al-. Une possible influence de l’article arabe a été évoquée. [1]

Homonymes et faux frères

1. Il y a cerf et serf !

serf est issu du latin servus, « esclave, serviteur », à l’origine personne probablement chargée de garder le bétail, de s’en occuper. L’étymologie de servus n’est pas très claire, l’origine et l’évolution de l’esclavage antique restant peu connues. Nous nous sommes néanmoins rangés du côté de la tradition qui apparente le mot à servare. (Voir famille GARE).


2. Il y a chère, chair, chaire et cher !

chair, comme son doublet carne, vient du latin caro, gén. carnis, « morceau de viande, viande, chair ». Nombreux dérivés en -charn- et -carn- : charnel, carnivore, etc. (Voir famille CORIACE).

chaire vient du latin cathedra, lui-même issu du grec καθεδρα, kathedra, « siège, banc », dérivé de εδρα, hedra, « siège, place qu’on occupe ». (Voir famille SÉDIMENT).

cher est issu du latin carus, qui a, comme le français, le double sens de « chéri, aimé » et de « précieux, coûteux ». Dérivés : chérir, cherté, chèrement, enchère, charité, caresse, caritatif, ...


3. Il y a cor et corps !

corps : du latin corpus, même sens. Dérivés : corporel, incorporer, corpulent, corpuscule, corporation, corsage, corset...


4. Cérès : déesse latine de la croissance des plantes, celle qui fait naître les moissons. Elle était aux Romains ce que Déméter était aux Grecs. Son nom est apparenté à crescere, qui se rattache à la racine *K(E)RĒ-, « faire croître ». Dérivés : céréale, céréalier. (Voir famille CRÉER).


5. sincère : du latin sincerus, « pur, intact, naturel », composé de sin-, qui se rattache à la racine *SEM- (“un”, d’où similaire, ensemble), et de -cerus, apparenté comme Cérès à crescere. Le sens originel de ce mot serait donc quelque chose comme “semence d’un seul jet”. Dérivés : sincèrement, sincérité.


6. cervoise : du latin cerevisia ou cervesia, mot d’origine gauloise désignant cette boisson ancêtre de la bière. Le mot est apparemment sans rapport avec cerf ou Cérès.


7. corned-beef et cornflakes : emprunts à l’anglais, où beef signifie « bœuf » et flakes « flocons » ; corned est un dérivé de corn, « grain de sel, de sable, ou de céréale », lequel est apparenté au français grain.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. capricornio, cara, carótida, cerebro, cervical, ciervo, cornalina, cornisa, cornudo, cráneo, cuerna, cuerno, migraña, quilate, rinoceronte, unicornio

port. capricornio, carótida, cérebro, cervical, cervo, cornalina, cornija, cornudo, crâneo, crânio, cornetim, corneto, corno, quilate, rinoceronte, unicórnio

it. cerebro, cerebello, cervello, cervellata, cervice, cervo, cranio, cornice, corno, cornuto, unicorno

angl. Capricorn, carat, carotid, carrot, cerebrum, cervine, cheer, cornea, corner, cornet, cranium, hart, horn, hornet, keratin, migraine, rhinoceros, unicorn

all. Hirn, Hirsch, Horn, Zervelat-wurst

rus. горн, горнист, карат, карниз, кератоз, корнишон, корнет, мигрень, сервелат, церебральный

Note

1 À ceux qui s’intéresseraient plus à l’histoire du signifié qu’à celle du signifiant, nous recommandons la lecture dans Wikipédia des très riches articles licorne et corne de licorne.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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