« L’astrologue et le légionnaire »
La famille LÉGENDE
Patriarche indoeuropéen : *LEG-, « cueillir, rassembler, choisir »
Les branches
1. Le principal ancêtre latin de cette famille est le verbe
legere, « cueillir, choisir, rassembler ; lire [
1] ». On retrouve ce radical -
leg- dans
legio, « choix, légion, division de l’armée romaine » et dans les suffixes -
legus, « qui recueille », et -
legum, « action de recueillir ». En sont issus un certain nombre de mots français qui contiennent ce radical -
leg- :
légendaire, légende, légion, légionnaire
élégance, élégant, élégamment
florilège, sacrilège, sortilège
2. Dans les composés préfixés de
legere, par exemple
eligere et
intelligere, on voit que le radical -
leg- est devenu -
lig-. En sont issus :
diligence, diligent, éligible, intelligence, intelligent, intelligible,
négliger, négligence, négligent, négligé, négligeable
3. Le participe passé de
legere et de ses composés est en -
lectus. On retrouve ce même radical -
lect- dans
lectio, « lecture », et
lector, « lecteur », et dans un certain nombre de mots français qui en sont issus :
lecteur, lecture, collecte, collectif, collection, collectionner, collectionneur, élection, intellect, intellectuel, prédilection, sélect, sélection, sélectionner, ...
Les autres mots français en -
lect- sont bien eux aussi de la même famille indoeuropéenne mais par le participe passé d’un verbe grec,
λεγειν, legein, « cueillir ; dire [
2] » :
dialecte (de
διαλεκτος, dialektos, « conversation, manière de parler »),
dialectique, dialectal, sociolecte, idiolecte, analecte, ....
4. De la même famille que ce verbe
legein, l’autre grand ancêtre grec de cette famille est le nom
λογος, logos, « parole, discussion, raison ». En sont issus tous les mots français en -
log- :
logique, logistique, logiciel, logorrhée, analogie, analogue, anthologie, astrologie, biologie, cardiologue, catalogue, dialogue, écologie, éloge, épilogue, homologue, horloge, météorologie, monologue, nécrologie, néologisme, prologue, psychologie, syllogisme ...
5. Les formes latines -
legere et -
lectus ont beaucoup évolué au fil des siècles. Comme on l’aura compris, elles sont devenues respectivement -
lire et -
lu. Rappelons les mots appartenant à la petite famille de
lire :
lire, lisible, lu, élire, élite, élu, illisible, réélire, relire
6. Le verbe
colligere, « recueillir », dérivé préfixé de
legere, et son participe passé
collectus ont eux aussi beaucoup évolué : ils ont respectivement donné les radicaux -
cueil- et -
colt- que l’on trouve dans :
accueil, cueillir, cueillette, récolte, recueil, recueillement, ...
Les invités masqués
1. Il a changé
lect- (branche 3) en
leç- :
leçon, du latin
lectio, lectionis, « lecture ».
2. Avec son
lex-, il a un peu l’air latin mais en fait il est grec, et, comme
logos, de la même famille que
legein :
lexique, de
λεξις, lexis, « action de parler, parole, mot ». Dérivés :
lexical, lexicographe, dyslexie, et
lexicologue, ce dernier mot ayant donc la particularité d’être membre de la famille à double titre.
3. Avec son -
leg-,
prolégomènes a l’air d’origine latine (branche 1) mais c’est en fait un emprunt au grec προλεγομενα [prolegomena], participe passé substantivé de προλεγω [prolegô], « déclarer d’avance ».
Curiosités
1. -
logue ou -
logiste ? On dit
archéologie / archéologue mais
biologie / biologiste. En passant de la science au savant, il ne semble pas qu’il y ait de règle déterminant l’emploi de tel ou tel suffixe. Pour le vérifier, il faudrait constituer quatre listes, dont les trois premières en colonnes : 1. sciences en -
logie, 2. spécialistes en -
logue, 3. spécialistes en -
logiste, 4. autres mots en -
logue (
monologue, décalogue, etc.) et observer ce qui se passe pour tenter de trouver une explication, si tant est qu’il y en ait une [
3]...
2.
diligence : emprunt (fin XIIe s.) au latin
diligentia, « soin scrupuleux », du latin
diligere, « prendre de côté et d’autre, choisir, distinguer ; estimer, aimer, honorer, par un sentiment fondé sur le choix et la réflexion » (cf. fr.
prédilection, et aussi la
Dilecta de Balzac, à savoir Mme de Berny, le premier, grand, durable mais non exclusif amour du jeune Honoré qui la surnomma ainsi.) D’abord synonyme de « soin, minutie »,
diligence a développé le sens de « hâte, empressement » (
faire diligence) et est passé dans le langage de la procédure pour y désigner une « poursuite », une « requête » (d’où le terme juridique
diligenter). Son emploi spécialisé dans
carrosse de diligence, carrosse rapide (début XVIIe s.), est à l’origine du sens de « voiture hippomobile assurant un service régulier de transport de voyageurs » (1680).
3.
ligneux a été emprunté au XVIe s. au latin
lignosus, « semblable à du bois », de
lignum, « bois (à brûler) ». Son pluriel
ligna désignait les bûches. Selon une théorie plausible qui remonte aux Anciens, il est lui aussi issu de
legere parce qu’on « ramassait » les branches mortes pour le feu. Dérivé :
lignite.
4.
religion est un emprunt au latin
religio, dont l’étymologie est en revanche controversée depuis l’Antiquité. L’origine du signifiant est donc aussi mystérieuse que celle du signifié. Certains rattachent ce mot à
legere, donc à la famille de ce chapitre, mais d’autres à
ligare, « attacher » (voir ci-dessous), et d’autres encore à un *
religere, « recueillir », qui n’est attesté que par un participe,
religens, « qui observe scrupuleusement le culte des dieux ». Dérivés :
religieux, religieusement.
Homonymes et faux frères
1. Il y a
Léon et
Léon !
– La ville espagnole de
León [
4] et la région bretonne du
Léon conservent dans leurs noms la trace d’un cantonnement de la
légion, division de l’armée romaine.
– mais les prénoms
Léon, Léonard, et
Lionel viennent du latin
leo, leonis, « lion ».
2. Il y a
Éloi et
Éloïse !
– Le prénom du « bon saint Éloi », sage conseiller du roi Dagobert si l’on en croit la chanson, est un doublet d’
élu (< lat.
electus), et comme tel, il est bien de la famille.
– Ce n’est pas le cas du prénom de « la très sage Éloïse », ou
Héloïse [
5] , autres formes de
Louise, féminin de
Louis, prénom d’origine germanique (
hold, « glorieux », et
wild, « combattant ») qui a pris diverses formes selon les temps et les lieux :
Clovis, Ludovic, Ludwig, Lewis ...
3. Il y a
lit et
lit !
– (il)
lit, troisième personne du présent du verbe
lire, est bien évidemment de la famille.
– Le n. masc.
lit est quant à lui issu du lat.
lectus, même sens. Dérivés :
litière, literie [
6].
4. Leur radical -
leg- est sans rapport avec celui des mots vus plus haut (branche 1) :
– sans aucun doute pour
léger, issu du latin
levis, même sens, et pour
légume, issu du latin
legumen, même sens.
– et probablement [
7] pour les mots issus du latin
lex, gén.
legis, « loi » :
légal, légataire, légiférer, législatif, législature, légiste, légitime, léguer [
8],
allégation, collège, collègue, délégué, privilège, reléguer, ...
5. Leur radical -
lig- est sans rapport avec celui des mots vus plus haut (branche 2). Ils sont en effet issus
– soit du latin
ligare, « attacher » :
ligament, ligature, ligoter, ligue, liguer, obligation, obligatoire, obliger, ...
– soit du latin
linea, féminin substantivé de l’adjectif
lineus, « de lin », de
linum, « lin ».
Linea désigne d’abord un fil de lin, puis n’importe quel fil, et enfin, par analogie, une ligne. Dérivés :
lignée, aligner, souligner, ...
6.
écueil n’a, malgré les apparences, aucun rapport avec les mots
accueil et
recueil (branche 6). D’abord relevé sous la forme
escueil, emprunt à l’ancien provençal
escueyll, il est issu comme l’italien
scoglio et le catalan
escull, d’un latin populaire *
scoclu, altération du latin classique
scopulus, « écueil », lui-même emprunté au grec
skopelos, « hauteur, lieu pour guetter ; écueil ». (Voir la famille
SPECTACLE).
7. L’
électricité n’est pas plus la qualité de l’
électrice (branche 3) que celle de la terrible sœur d’Oreste [
9] ! Ce mot est issu du grec
êlektron, « ambre jaune », substance qui, frottée, a la propriété d’attirer les corps légers. Dérivés :
électron, électrique, ...
8.
colt est sans rapport avec
récolte. Le nom de la célèbre arme des cow-boys lui vient de celui de son inventeur, l’américain Samuel Colt.
9.
délire est sans rapport avec
lire. C’est un emprunt au latin
delirium, « délire », dérivé de
deliro, -are, « sortir du sillon ; divaguer, délirer », lui-même dérivé du terme d’agriculture
lira, « billon, ados, sillon ».
Dans d’autres langues indoeuropéennes
esp.
antología, coger, colecta, cosecha, decálogo, dialecto, diálogo, diligencia, ecléctico, elegir, epílogo, inteligencia, lección, lectura, leer, legión, leyenda, lógica, monólogo, prólogo, reloj, sacrilegio, sortilegio
port.
analogia, colher, dialeto, diálogo, eleger, inteligência, ler, lógica
it.
cogliere, colletta, dialetto, diligente, eleggere, elezione, intelligente, leggere, legione, lezione, negletto, orologio, scegliere, scelta
angl.
analogous, anthology, apology, catalog, collect, dialect, dialogue, diligent, dyslexia, eclectic, elect, elegant, florilegium, intelligent, lecture, legend, legible, legion, lesson, lexicon, logic, neglect, prologue, select
all.
Dialog, elegant, Intelligenz, Katalog, Legende, Legion, Lektion
rus.
аналогия, диалектика, интеллигент, каталог, легенда, лекция
Notes
1- On est passé de l’idée de "choisir" à celles de "lire" (en latin) et de "dire" (en grec) par une évolution de sens qui reste assez obscure. Le
Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) propose quelques hypothèses au début de son article LIRE.
2- Voir note précédente.
3- «
Il ne faut pas qu’une langue soit abstraitement logique. Une langue tout à fait logique fixerait un état de pensée qu’il ne serait plus possible de dépasser. » (Jean Weber, in L. Couturat,
Sur la structure logique du langage, éd. Vigdor, 2003). C’est l’un des arguments de Jean Weber contre l’invention de langues artificielles.
4- ... qui a elle-même donné son nom à d’autres villes au Mexique et au Nicaragua
5- La plus célèbre jeune fille de ce nom le fut par son amour pour son précepteur Abélard (XIIe. s.).
6- Cet homographe du part. passé de
legere serait, selon certains, issu d’une racine indoeuropéenne *LEGh- d’où descendraient également les mots anglais
lie, lay, law...
7- Les avis divergent à ce sujet.
8- Le nom
legs ne se rattache pas à
léguer, comme on le croit spontanément, mais à
laisser. C’est en effet l’altération, sous l’influence du latin
legatum, de même sens, de l’ancien français
lais, « ce qu’on laisse à un héritier ».
9- Fille d’Agamemnon et de Clytemnestre,
Électre incita son frère à assassiner leur mère et son amant Égisthe afin de venger le meurtre de leur père.