Les grandes familles de mots




« La conversion de l’adversaire »

La famille VERS


Patriarche indoeuropéen[1] : *WER-T-, « tourner, renverser, enrouler, courber »


Les branches

1. Les principaux ancêtres de cette famille sont des mots latins comme versare, « faire tourner, retourner », versio, « action de tourner », versus, « action de tourner la charrue au bout du sillon, tour, ligne, sillon, ligne d’écriture, ligne de poésie », et leurs dérivés préfixés. De nombreux mots français se distinguent par ce radical -vers-, parmi lesquels, en tout premier lieu, vers (n.m.), et vers (prép.), et aussi :

versant, versatile, verser, verset, versification, version, verso, adversaire, anniversaire, averse, aversion, bouleverser, controverse, conversation, conversion, déverser, divers, envers, inverse, irréversible, malversation, pervers, reconversion, renverser, subversif, tergiverser, transversal, travers, univers, ...


2. Cette famille a d’autres ancêtres latins comme vertebra, « articulation, vertèbre », vertere, « tourner, convertir, traduire, changer (en) », ou encore vertex, « tourbillon, point le plus élevé, sommet de la tête ». Un assez grand nombre de mots français se distinguent par ce radical -vert-, parmi lesquels :

vertèbre, vertical, vertige, avertir, convertir, divertir, introverti, pervertir,...
Les invités masqués

1. Au radical -vert-, il a, dès le latin, préféré la forme ancienne -vort- : divorce, du latin divortium, « séparation (des époux) », dérivé de divortere, variante de divertere, « se détourner, se séparer de, être différent de », verbe également à l’origine de divers, divertir, diversion et divertissement. Dérivé : divorcer.


2. De contraction en altération, il est devenu méconnaissable : prose est issu du latin prosa, substantivation de l’adjectif prosus, « qui va en ligne droite ». Prosus est lui-même l’altération de l’archaïque prorsus, « tourné en ligne droite, en prose », issu, par contraction, de pro, « devant » et de vorsus, variante ancienne de versus. La prosa oratio était « le discours droit », sans les inversions typiques du vers. Ainsi vers et prose ont une même origine. Ah ! Si Monsieur Jourdain avait aussi « appris cela » ! (Voir Annexe). Dérivés : prosateur, prosaïque.

Curiosités

1. bouleverser est un composé tautologique formé des verbes bouler, dérivé de boule signifiant « renverser, abattre », et de verser, même sens. Le verbe bouler ne s’emploie plus guère que dans la locution envoyer bouler (qqn), « (le) rejeter, repousser », et son participe passé dans la locution nominale un roulé-boulé.


2. dos est issu du latin populaire dossum, du latin dorsum, « dos horizontal, échine, croupe des animaux ». Dorsum est un mot populaire employé par les esclaves dans le théâtre de Plaute, et qui a supplanté le mot normal tergus (cf. fr. tergiverser). On ne lui connaît pas de meilleure étymologie que celle qui le rattache à deorsum, composé de de et de vorsum, variante de versum, « en bas, vers le bas ». Dérivés : adosser, dossier, dorsal, tournedos.


3. sus est issu du latin susum, variante de sursum, « vers le haut, en haut » (cf. l’exclamation d’encouragement sursum corda, « haut les cœurs ! »), composé de su(b)s et de versum, « dans la direction de, vers ». L’expression courir sus à l’ennemi est sortie d’usage au XVIIe s. On ne trouve plus guère sus que dans la locution en sus (de), utilisée en langue du droit avec le sens de en plus (de).


4. verste : emprunt au russe верста, versta, « virage, tournant d’une charrue », puis « mesure de longueur » (1.067 m) qui correspondait à l’origine à la distance que parcourait une charrue pendant le labour, jusqu’à ce qu’elle fasse demi-tour et refasse la même distance en sens inverse.


5. vice versa : dans cette locution latine, où versa est le participe passé féminin de vertere, vice vient du latin vicis, « place occupée par quelqu’un, succession », dont il est le cas ablatif. Vice versa signifie littéralement « après changement de place », et par suite « inversement ».

Le mot vicis a une petite descendance française intéressante : vice- (vice-roi, vice-amiral, etc.), vicaire, vicissitude, fois (cf. esp. vez) et les composés de ce dernier : autrefois, parfois, quelquefois, toutefois. Le latin vicis et l’anglais week, « semaine » (d’où week-end) sont issus de la même racine indo-européenne *WEIK-.



Homonymes et faux frères

1. Il y a vers, ver, verre, vert et vair !
- ver est issu du latin vermis. Probablement apparenté à l’anglais worm et à l’allemand Wurm. Dérivés : véreux, vermisseau, vermine, vermoulu, vermeil, vermillon, vermicelle.
- verre est issu du latin vitrum. Dérivés : verrière, vitre, vitrail, vitrifier, vitriol, vitreux.
- vert est issu du latin viridis. Dérivés : verdir, reverdir, verdure, verdoyant, verdâtre.
- vair est issu du latin varius, « bigarré, tacheté ; petit-gris (écureuil de Russie) ». D’où la pantoufle de vair de Cendrillon, très chaude et très confortable. Perrault n’ignorait certainement pas le sens du mot mais l’écrivit « verre ». On connaît la suite…


2. ouvert et couvert, part. pass. des verbes ouvrir et couvrir : il y avait en lat. classique deux verbes antonymes formés sur la même base : aperire, « ouvrir » (> fr. apéritif) et operire, « fermer » (> fr. opercule). Ces mots sont issus d’une racine indoeuropéenne *WER- homonyme (voir note 1). En lat. vulgaire, pour exprimer le sens de « couvrir, fermer », le dérivé cooperire a complètement éliminé operire ; quant à aperire, tout en gardant le sens d’ « ouvrir », il est devenu *operire sous l’influence de cooperire. En d’autres termes, à un couple hypothétique *avrir / *ouvrir issu du latin sans changements de sens, la langue française a préféré un couple ouvrir / couvrir et est allé chercher dans la fermeté l’expression de la fermeture.
Dérivés : ouverture, couvert, couverture, couvercle, découvrir, découverte, ...

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. advertir, atravesar, aversión, divorcio, pervertir, prosa, tergiversar, través, universo, verso, vértebra, verter, vertical, vértice, vértigo

port. advertir, através, atravessar, aversão, divórcio, perverter, prosa, tergiversar, través, universo, verso, vértebra, verter, vertical, vértice, vértigem

it. attraverso, avvertire, conversazione, divertire, versare, versato, verso, vertebra, vertice, vortice

angl. adverse, advertise, anniversary, avert, controversy, converse, convert, evert, prose, toward, universe, versatile, version, vertigo, vortex, -ward, weird

all. Prosa, Universum, Version, vertikal, werden

rus. верста, версия, вертикаль, конвертировать, универсальный

Annexe

Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 4 (extrait)

MONSIEUR JOURDAIN. ... Il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Fort bien.

MONSIEUR JOURDAIN. Cela sera galant, oui ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire?

MONSIEUR JOURDAIN. Non, non, point de vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Vous ne voulez que de la prose ?

MONSIEUR JOURDAIN. Non, je ne veux ni prose ni vers.

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

MONSIEUR JOURDAIN. Pourquoi ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose ou les vers.

MONSIEUR JOURDAIN. Il n’y a que la prose ou les vers ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Non, Monsieur : tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose.

MONSIEUR JOURDAIN. Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. De la prose.

MONSIEUR JOURDAIN. Quoi ? Quand je dis : «Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit», c’est de la prose ?

MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. Oui, Monsieur.

MONSIEUR JOURDAIN. Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela.

Notes :

1 On remarquera que seule la branche latine a une descendance française. Cette racine a une branche germanique et des descendants sanskrits, lituaniens et slaves, mais, curieusement, pas de branche grecque. Il faut aussi noter qu’il y a au moins cinq racines indoeuropéennes homonymes dénommées *WER- – dont notre *WER-T est une extension –, et les sources divergent passablement quant au rattachement de certains mots à telle ou telle racine. (Voir Homonymes et faux frères, 2, et aussi la famille GARE.)








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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