Dossier

 

Le lien social dans un village de garrigue,

Montpezat.

 

 

          Texte d’une conférence donnée par René Domergue lors du colloque La Vaunage au XXème siècle, Atria de Nîmes, 11 avril 1999, à l’initiative de l’association Maurice Aliger.

 

                                                                                 

De gauche à droite : Maurice Agulhon, André Thès, René Domergue et Phillipe Martel.                     Essai de colorisation de carte postale ancienne

                        Photo : Alain Pierrugues

 

 

          L’analyse qui suit prend ses informations dans une recherche menée depuis 1980 auprès de la population de Montpezat (Gard), et qui a débouché sur un livre, Des Platanes, on les entendait cascailler. *

         Les termes occitans apparaissent en italiques noirs gras, ils sont transcrits avec la graphie classique. Les termes francitans (occitan francisé ou, français occitanisé) figurent en italiques gras et sont écrits de manière à être lus à la française.

         Le village de Montpezat est séparé de la Vaunage par une série de collines, occupées par la garrigue. Son territoire jouxte celui de Saint-Côme. A n’en point douter, beaucoup de faits rapportés ci-dessous pourraient concerner n’importe quelle commune de Vaunage, à l’exception de certaines pratiques religieuses caractéristiques d’un village où les catholiques se trouvent en position dominante.

 

1 - Intensité de la vie sociale du début du siècle au milieu des années 60.

         On se donnait la main

         L’image du passé proposée par les anciens est généralement empreinte de nostalgie.

         « Avant c’était pas comme aujourd’hui, les gens s’entraidaient, on se donnait la main (on se donnait des coups de mains).» Au retour du travail, le matin, ou vers 13 heures, après le repas et avant de partir travailler, les hommes se retrouvent usuellement aux Platanes, lieu central du village. Les jours de pluie, « ils se ramassaient à la forge ». Le soir, surtout le samedi, ainsi que toute la journée du dimanche, beaucoup vont au café pour jouer aux cartes ou simplement parler. Les femmes ont également des lieux de prédilection : l’épicerie, la boulangerie, les bassins. Les conversations vont bon train. Quand elles étaient aux bassins, « des Platanes, on les entendait cascailler »

         Montpezat est à forte dominante catholique pratiquante, et de grandes cérémonies comme la procession de la Fête Dieu, réunissent la population. « On tapissait les rues avec des draps. » Le village est décoré, dans chaque quartier un « reposoir » est édifié. Tout le monde participe, « tu voyais même des vieilles qui, à la rage de la chaleur, allaient couper du buis dans la garenne ».

         Au moment de la communion solennelle, tout au long de la journée chaque communiant est accompagné par un péquélet (tout petit) qui symbolise l’ange gardien. Celui-ci est généralement choisi dans une famille amie, ce qui renforce les liens et laisse des souvenirs qu’on évoque toute la vie. « Mon ange, c’était Albert. A l’époque il était amaïri (très dépendant de sa mère) et il a bramé toute la journée. Hier encore, on en parlait. »

 

         On raoubait des galines

         Un même sentiment unanimiste se dégage de nombreux récits relatifs à la fête et aux occupations des jeunes.

          La fête votive, la vota, rassemble toute la population, à une époque où les divertissements sont rares. « Même si l’orchestre c’étaient des raspes (rapes), on était content. » Tout le monde assiste aux courses de buòus, et qu’importe si les taureaux sont plus souvent des bédigues (brebis) que de grands cocardiers.

         Les rituels de jeunesse sont nombreux, ils soudent le groupe des garçons de la même classe d’âge, « ceux de la classe ». Réveillon du samedi soir, précédé du vol de poules : « Peuchère, on avait pas d’argent, alors on raoubait des galines. » Couillonnades, comme le raffut dans les rues du village, ou le martélet (petit marteau). Il s’agit alors de mettre en place un dispositif de fortune permettant de taper à distance à la porte des gens, afin qu’ils se réveillent, se mettent en colère, et si possible poursuivent - campèjent -  les jeunes dans les rues du village. La nuit précédant le premier mai, fête de la jeunesse, les jeunes déploient beaucoup d’énergie pour transporter puis dresser une pivole (un peuplier) au centre du village, la plus haute qu’ils peuvent trouver.

         La vie sociale s’inscrit également dans l’espace et au coeur des relations de parenté.

         Le village est de type médiéval, il n’existe que quatre issues correspondant aux anciennes portes des remparts. Pour éviter de faire des détours il est fréquent d’emprunter l’un des nombreux passadous, petits passages qui cheminent dans des remises, des cours ou même des couloirs. « On passait sans embêter le monde », sans déranger les  propriétaires.

         L’enfant est allaité au sein. Il arrive que la mère manque de lait, alors une femme du village, jeune mère elle aussi, et à qui « il reste un peu de lait », peut le prendre en charge. Les deux enfants deviendront frères ou soeurs de lait, ce qui dans biens des cas constitue un lien de parenté presque équivalent à celui du sang. De même si les deux enfants sont élevés par une même nourrice professionnelle.

         Tout cela vient illustrer un lien social fort, une intense vie sociale caractéristique du temps passé.

         Tu viendras foïre 

         La dernière coutume évoquée ci-dessus s’achève dans les années 20, avec la commercialisation du lait en boîte, mais la plupart des autres persistent jusque dans les années 60. C’est à cette époque qu’à lieu le grand basculement de la société paysanne et, corrélativement, le changement d’attitude des paysans à l’égard de leurs enfants, plus particulièrement de leurs garçons. On assiste à La fin des paysans, pour reprendre le titre du célèbre livre d’Henri Mendras. Un signe ne trompe pas. Jusqu’alors les parents « gardaient les enfants à la terre. » Les enfants les plus doués des familles de pélos (bons propriétaires), étaient éventuellement scolarisés durant quelques années dans un collège, mais à de rares exceptions près, ils finissaient par revenir à la propriété. Désormais il faut aller à l’école. Rester à la terre devient expression de déchéance. On menace celui qui ne ramène pas de bonnes notes ou renacle à faire ses devoirs : « Si tu es pas capable de suivre à l’école, tu viendras foïre », tu iras fouir, piocher.

         A partir des années 60, les jeunes commencent à disposer de voiture et d’un peu d’argent de poche : le samedi soir ils ne restent pas au village pour faire réveillons et couillonnades, ils partent en ville, au cinéma ou en boîte. L’été ils font les fêtes votives du secteur. La fête du village n’est plus un événement, et si l’orchestre ne plaît pas, ils vont voir ailleurs. Le groupe de jeunes est souvent composé d’amis de collège, de lycée, de club sportif..., il n’est plus fondé sur l’appartenance au village.

         L’apparition et la diffusion de la télévision et de la machine à laver le linge, la disparition d’un mode de vie agricole,... bouleversent les habitudes des vieux. Il n’y a plus personne aux bassins et les Platanes sont souvent déserts. Nulle part on n’entend plus cascailler. Les achats ne se font plus guère à l’épicerie du village mais au supermarché de Nîmes, de Sommières, ou de Calvisson.

 

2 - Le revers de la médaille

                21 - D’importants clivages

         La description des temps anciens (en fait des années 1900 à 1950) prend souvent une apparence unanimiste, et se trouvent occultés, ou en tout cas relégués au second plan, les profonds clivages, d’ordre religieux, politique ou même économique.

         Aquelis iganauds

         Au début du siècle, un meneur catholique s’exclame à la sortie de la messe « Aquelis iganauds, i a pa qu’a ié copa la tèsta, a toti ! » Ces protestants, il faut leur couper la tête, à tous. « Quand tu passes devant le temple, tu entends pas le diable qui remue ses chaînes, » disent des catholiques fanatiques à des enfants protestants. On entend encore ces paroles prononcées dans les années 50 par un enfant, qui ne parvient toutefois pas à vraiment convaincre ses amis. L’intolérance se manifeste dans les deux sens. Certains protestants jugent avec beaucoup de mépris les rituels catholiques, ou critiquent ceux qui, parmi eux, entretiennent des liens d’amitiés avec les catholiques.

         Certes les discours intolérants sont l’apanage d’un petit nombre de personnes, et l’intolérance n’est exacerbée qu’en certaines périodes, avec une tendance à l’atténuation au fil des décennies. Pourtant, jusque dans les années 60, un mariage mixte est proscrit, et les quelques unions de ce genre ont généralement entraînées les foudres des familles et une nette désapprobation des communautés. A noter que, pour la plupart des jeunes gens, l’idée d’une barrière insurmontable imprégne les consciences. Cela apparaît nettement jusque dans les années 50 : « Dans certains jeux, il fallait donner des fiancées aux participants. Si, par exemple, on cherchait une fiancée pour un garçon catholique et que quelqu'un propose une protestante, tu étais sûr d'entendre : c'est pas possible, elle est protestante ! »

 

         Blancs et républicains

         Outre ces clivages religieux, existent des clivages politiques, les uns recoupant en partie les autres puisque, jusqu’à la guerre de 40, la plupart des catholiques sont « blancs », et tous les protestants sont « républicains », les plus fortunés inclinant vers le radicalisme, les autres plutôt vers le socialisme. Républicains et blancs ont chacun leur café, et même, à certaines époques leur maréchal ferrand et leur boulangerie, ce qui fait beaucoup pour un village de 500 habitants. Bien entendu, chacun a son école, école laïque pour les uns, école des Soeurs pour les autres. Les filles de l’école des soeurs sont punies si elles jouent avec les filles de l’école « du diable. » Le menuisier perd une grande partie de sa clientèle lorsque, à l’époque des inventaires, il s’affiche républicain...

         Tout comme les rivalités religieuses, les rivalités à caractère politique sont exacerbées dans les périodes critiques, comme à la veille des élections ou lors des grands tournants de l’histoire de France. A d’autres moments une tolérance relative s’installe et chacun fréquente « un peu » le café qu’il désire, ou va acheter son pain là où il le trouve meilleur, à condition de le faire discrètement. « Pour aller chercher le pain chez Peloux, on engoulissait le passadou... », on se glissait furtivement dans le petit passage.

         Par ailleurs, ces rivalités ont pour fonction de fortifier les liens sociaux au sein de chaque groupe, à leur façon elles sont intégratrices. Marcatand, arrive de Sète dans les années 20, c’est un estranger, mais en tant que militant socialiste, il se fait tout de suite des amis parmi ceux de son bord politique. Un protestant qui arrive des Cévennes est tout de suite accueilli par la minorité protestante, pour autant que la famille fréquente le Temple.

         On mariait des propriétés

         Il existe également un clivage d’ordre économique. Son importance apparaît clairement dans l’étude des stratégies matrimoniales. Les parents surveillent étroitement les fréquentations de leurs enfants. « Il s'agissait pas qu'une fille bien se fasse campéjer (suivre) par un fils de domestique. » « Si un fils de pélo (bon propriétaire) était amoureux d'une fille qui n'avait rien, sa famille lui disait : Qu'est-ce qu'elle a ? T'apportara soun cuiou é si dents. » Elle t'apportera son cul et ses dents. « On mariait pas des enfants, mais des propriétés. » La fille qui n'a pas de dot ou a une dot médiocre ne peut guère espérer épouser un fils de bon propriétaire, à moins qu'il soit nettement plus vieux qu'elle, ou qu'il soit « difficile à caser », pour des raisons de santé ou d'hérédité.

 

 

         22 - Le contrôle social

         C’est une sauta rigole

         Lien social implique contrôle social. Le village constitue une société fermée. Chacun sait ce que fait l’autre, et à l’occasion le fait savoir, ne serait-ce que pour alimenter les conversations. La circulation de l’information est accélérée par l’activité inlassable des escournifleurs, ceux qui reniflent partout, et des langues de pétas, les langues rapiécées.

         Il est difficile de sortir des sentiers battus sans être soumis à la critique. Dans leurs conversations aux Platanes, à l’époque de la taille des vignes, les hommes évaluent le travail d’autrui : celui qui dépasse sensiblement la norme est un pataras (cochon) ou un sabraou (travailleur peu raffiné), celui qui ne l’atteint pas est un félobre (fainéant). Aux bassins, la femme qui lave moins souvent son linge que les voisines est une fargate (sale), celle qui prend beaucoup de soin de sa tenue est une crésoille, une vaniteuse. On se moque d’une telle qui, pour économiser, s'est taillé une jupe dans le pantalon de son grand-père. On dénigre cette autre qui a encore acheté une nouvelle robe alors que son mari se tue au travail. La première est une avarasse, la seconde une dégavailleuse, une dépensière.

         Personne n'y échappe. L’enfant le comprend très vite, lui qui ne peut commettre la moindre bêtise sans que ses parents en soient avertis. Ils sauront quel jour et à quelle heure il a fumé sa première cigarette. Un jeune catholique qui « regarde » une protestante est immédiatement repéré, les parents prévenus. Si on a vu deux enfants bartasséger (aller dans les buissons), à coup sûr la fille est une sauta rigole, « elle a ça dans le sang ». La généalogie est mise à contribution, « elle tient de sa grand, une fille mère... »

 

         Ainsi, la contrepartie de l’intensité des liens sociaux, réside dans le risque d’une oppression intense. Ce revers de la médiaille apparaît également dans la prise en compte du sort des plus faibles, de ceux qui se situent sur les franges de la société paysanne.

 

 

         23 - Vie sociale intense et oppression des plus faibles

         On hésite pas à les atisser

         Le groupe de jeunes se soude au-travers des couillonnades. Mais il est rare que celles-ci portent préjudice aux grandes familles. Ou alors ça ne porte pas à conséquence, comme transporter une charrette ou des pots de fleur à l’autre bout du village, à l’occasion du passage au conseil (c’est d’ailleurs l’ouvrier agricole qui en principe sera chargé de tout remettre en place). Autre préjudice bénin : voler une poule à celui qui en a beaucoup, « des galines, ils en avaient à boudre, ce qu’on prenait, ça se voyait même pas ». Rien à voir avec celui qui se fait voler une poule parmi cinq, ou celui qui subit le martélet, tous les samedis pendant des mois.

         Il est rare que de tels traitements soient infligés a un membre de ce qu’on nomme usuellement une bonne famille (pour cela il faut par exemple des circonstances politiques exceptionnelles). Les provocations systématiques sont le privilège de ceux qui « partent au quart de tour », des plus fragiles, et en particulier des pauvres bougres. Les nuits de martélet, on n’hésite pas à les atisser, jusqu’à ce que, furieux, ils surgissent de la maison et entament une poursuite dans les rues du village.

         Penja Marquet !

         Les pauvres bougres sont souvent des célibataires, portés sur l’alcool. Le samedi soir ou le dimanche, il est facile pour les jeunes de trouver une occasion de les faire boire. Vers 1930, un groupe s'en prend régulièrement à Marquet, un vieux garçon sans famille. Il vient au café le samedi soir et repart en trantaillant (titubant). Les jeunes se moquent de lui en criant : « Penja Marquet ! » Il penche, Marquet ! Parfois l'envie leur prend d'aller chercher les banastes (corbeilles) hautes et cylindriques dont se sert l'épicier pour transporter les salades. Pendant que l'un d'entre eux occupe la victime, les autres lui passent une banaste par-dessus et le coincent dedans. « Li montaretz, lis escaliers dé la Centrala ! », crie-t-il. Vous les monterez, les escaliers de la Centrale. Il veut parler de la Maison Centrale d’Arrêt de Nîmes. « Un soir qu'il était bien embugué (imprégné), on l'a chargé sur une brouette et on l'a viré dans le poulailler de son patron. »

         La communauté villageoise tolérait tout cela. « ça s’est toujours fait. » Et, bien entendu, « il était pas question d’aller quère les gendarmes », au chef-lieu de canton. Les quelques tentatives se sont soldées par des échecs : manque de motivation des représentants de l’ordre, représailles pour le dénonciateur.

         Le souvenir qu’il en reste...

         Ainsi, la forme prise par le lien social du temps passé est souvent idéalisée. Ce que les anciens racontent du passé, ce que les autres ont retenu de leurs récits, n’est pas faux, mais le souvenir qu’il en reste demeure centré sur la convivialité, le bon temps, la rigolade.

         Il en est de même pour les rivalités politiques ou religieuses. Certaines phases s’inscrivent dans la mythologie du village, au point que de nombreuses personnes racontent des faits qu’elles n’ont pas pu connaître, comme si elles en avaient été les témoins. Deux récits prenant source au tout début du siècle sont en passe de se muer en légende. Le premier est celui de la résistance des catholiques face à la troupe, lors des Inventaires, le 21 novembre 1906 : « ça a bardé, au village. » Les catholiques avaient bloqués les portes de l’église pour que l’inventaire des biens ne puissent être fait par les représentants de l’Etat. Les soldats sont venus. Il y avait foule sur la place devant l’église, pour les empêcher de défoncer les portes. Des hommes des femmes, des enfants qui conspuent la troupe, chantent des cantiques. « Célestine Trintignan accrochée à la bride d’un cheval. » « Pelatanas qui tire un cavalier par la jambe et le jette à terre... » L’autre récit est celui d’un seau de cendres versées sur le député Fournier. A la même époque, 1906 ou 1907, le député républicain Fournier est en tournée électorale, dans le village, à forte majorité blanche. « Trois femmes qui avaient grimpé dans la paillère de Carrière l’attendait, à son passage elles lui ont escampé (lancé) sur la tête un seau de cendres mélangées à de l’eau. »

         Dans le choix de ces récits, plutôt que d’autres, et à bien écouter la façon de raconter, on discerne nettement vers où glisse le centre de gravité. Le récit des Inventaires n’est pas celui des catholiques du village opposés aux protestants, ni des blancs aux rouges, mais celui des catholiques qui se révoltent contre une force provocatrice venue de l’extérieur. Dans le récit de la lessiveuse de cendres, ce ne sont pas les blancs du village qui agressent les républicains, mais des femmes royalistes, « des chameaux », qui tournent en ridicule le pauvre député Fournier, venu de la ville. Dans tous les cas, le côté spectaculaire prend le dessus et occulte la réalité des divisions sociales.

 

3 - Un lien social idéalisé ?

         En matière d’idéalisation du lien social passé, j’ai pu mener une étude assez complète dans deux domaines, celui des surnoms et celui des veillées.

         Avant, tout le monde avait un surnom

         Le surnom est souvent présenté par les anciens - et il est ressenti par l’interlocuteur - comme une expression de la vie sociale intense d’alors. « Avant, tout le monde avait un surnom : le Rancounaïre, le Débassaïre, le Calos, la Méchouse.... » Pour la seule Calade, petite rue du village, la liste semble interminable. J’ai remonté les générations, en établissant la liste des surnoms. Le pourcentage de personnes affublées d’un surnom demeure modeste, et à cet égard on me dit toujours que « de ce temps, la coutume commencait à se perdre », que « les esquinoms, c’était surtout du temps de mes parents. »

         Aussi loin que je remonte dans l’enquête, la généralisation des surnoms « c’était avant ». Pourtant, même au début du siècle je n'en trouve souvent qu'un ou deux par famille, parfois aucun. Le pourcentage s'avère donc relativement faible. Robert Bancel est né en 1906, sa tante Rosa, née vingt ou trente ans avant, prétendait qu' « ancien temps c'était pas pareil, tout le monde avait un surnom ». Ancien temps, pour elle, c'est bien avant 1900.

         Les veillées, ma mère en parlait...

         Au cours des entretiens, on m’a beaucoup parlé des veillées qui rassemblaient « tout le monde, les amis, les voisins ».

         Curieusement beaucoup d'anciens ont le sentiment que les veillées qu'ils ont vécues, « c'était pas comme celles de l' ancien temps ». Ma tante Lucie précise, en parlant de ses soirées chez Hugonet ou Etienne Bouet : « C’était pas des veillées, on allait chez un, chez l'autre... Les veillées, c'était par exemple quand se réunissait toute la Calade : les Albigès, les Bessac, les Marseille, les Domergue, tous les voisins et amis. C'était bien avant 1914. » Elle n'a pas connu cette coutume, mais son père ou sa mère l'évoquait parfois.

         « Les veillées, c'était du temps de mes parents, avec les voisins. Ma mère en parlait », dit Aline Blanc. Robert Bancel, lui aussi, distingue les veillées du temps de son père, « avec les voisins, les amis », de celles auxquelles il a participé et qui se réduisent souvent à quelques personnes. La grand-mère d'Henri Bouet lui racontait que, de son temps, les habitants du quartier se réunissaient entre voisins, à tour de rôle. Henri a également le sentiment que les veillées, c'était avant. En conséquence, il conviendrait de distinguer les grandes veillées d'ancien temps, que personne n'a connues, des soirées en petits groupes auxquelles beaucoup de personnes ont participé.

         N'est-ce pas un peu schématique ? Les veillées d'ancien temps correspondaient-elles vraiment à la description des anciens, sachant que, pour nous en parler, ces derniers se fondent sur les récits de leurs parents ou grand-parents ? La dimension des cuisines de nombreuses vieilles maisons ne permettait certainement pas l'accueil de cinq ou six familles du voisinage. Il est plus probable que seuls quelques membres de la famille participaient aux veillées.

 

4 - Formes actuelles du lien social

         Passa qué t'ai vist

         Ainsi, le sentiment d’affaiblissement du lien social peut être renforcé par une idéalisation du passé. Il est également alimenté par l’absence de reconnaissance des formes actuelles du lien social. Le passage qui suit a été rédigé dans les années 80, à une époque où mes enfants étaient à l’école au village, et où les anciens de ma familles étaient encore tous là, ...avec un sens critique affûté.

         « Germaine disait : Il faut trois générations pour être amis... C'est tout le contraire aujourd'hui où on se fréquente plus facilement mais on se quitte aussi vite : Passa qué t’ai vist », explique ma tante Lucie. Passe, je t’ai vu. Lorsque j'invite une personne rencontrée récemment, les anciens de ma famille me reprochent de fréquenter des gens que je ne connais même pas. Selon eux, mon invitation n'est pas le signe du développement des relations sociales, c'est la preuve que je fréquente n'importe qui. Il est vrai que, le plus souvent, je ne connais pas le père de l'invité, que mon grand-père n'a pas vendangé avec son grand-père, que sa grand-mère n'est pas du même pays (village) que la mienne. En un mot « je le connais ni d'Eve ni d'Adam. » Et puis, « je sais pas ce que vous avez besoin d’aller manger chez un ou chez l’autre... Avant on se voyait tout le temps, on avait pas besoins de s’inviter à manger »

 

         Elle est restée comme une clouque

         De même, pour beaucoup d’anciens, s'occuper d'activités nouvelles, en liaison par exemple avec l'association des parents d'élèves ou le foyer, ce n'est pas participer à la vie sociale, c'est avoir du temps à perdre. Les jeunes femmes qui ont formé un club de gymnastique : « ça se connaît qu'elles sont pas guère fatiguées par leur travail. » On pourrait trouver bien d'autres exemples.

         Un club du troisième âge est créé dans les années 70. Il organise de nombreuses activités, goûters, voyages, loto. Ce sont parfois l’occasion de rencontre avec des habitants de villages voisins. Les mémoires retiennent surtout des anecdotes, qui occultent l’originalité de cette forme nouvelle de relations sociales. Lors de l’après-midi consacrée à la galette des roi, « X. est restée dans son coin, comme une clouque », comme une poule pondeuse. Au cours des voyages, « ce qu’elle aime, Y, c’est qu’on roule, elle rampelle (ronchonne) dès que le car s'arrête » « Z, W... dès qu’ils montent dans le car, zou, ils sortent les cartes pour une partie de belotte. Ils veulent pas descendre pour visiter quoi que ce soit... »

 

 

Pour conclure

         Certes j’ai choisi mes exemples, et il convient de ne pas idéaliser le nouveau lien social. Mais ne pas le prendre en compte serait faire preuve de passéisme, refuser de saisir les nouvelles opportunités qu’offre la société néo-rurale. Prendre en compte objectivement la réalité est la meilleure manière de se donner les moyens de la modeler. La forme du lien social a changé, mais rien n’empêche de solliciter la fécondité des formes anciennes pour alimenter la nouvelle, lui donner plus de chaleur, plus de convivialité. Entendue ainsi, la parole des anciens, leurs anecdotes, leurs nostalgies, leur idéalisation du passé même, sont porteuses d’avenir. Et la conservation de ce riche vocabulaire, empreint de culture occitane (ou provençale, selon les sensibilités) a sans doute sa place dans la construction de cet avenir. Le lecteur aura depuis longtemps ressenti la nature de mon sentiment à cet égard.

 

                                                                           René Domergue

 

* R. Domergue, Des Platanes, on les entendait cascailler, éd. RD

(Etude de la vie quotidienne dans un village du pays de Nîmes, Gard)

 

Article paru dans "La Vaunage au XXème siècle", Vol. III, sous la direction de Jean-Marc Roger. Ed. Association Maurice Aliger, 2001

 

 

 

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