Hommes
et Cours d'Eau

Des canaux pour un canal :
Les aménagements de l'Eure et de ses affluents par Vauban et Louvois au XVIIe siècle
Auteurs : Eleonora Antuna
(contact)

et Charles Berg
Histoire & Patrimoine des Rivières & Canaux
(contact)

Du projet mégalomane de Louis XIV d'amener à Versailles l'eau de l'Eure, restent aujourd'hui l'aqueduc de Pontgouin et les arcades spectaculaires de Maintenon.

L'on connaît moins les coulisses de ce chantier, et le rôle qu'y jouèrent des affluents de l'Eure.

canal à Hanches, amont, gd format
Dans les années 1680, Louis XIV, alors au sommet de son règne, est préoccupé. Par le bien-être de ses sujets ? Vous voulez rire ? Par une guerre toujours possible ? Non, la France connaît alors une paix relative, même précaire. Non, ce qui préoccupe le Roi Soleil, c'est Versailles. Versailles, son château, où il va loger toute sa cour pour mieux la contrôler, et surtout ses jardins. Et dans ceux-ci, ses canaux et fontaines.

Un projet pharaonique

Ces dernières réclament 12000 m3 d'eau par jour pour le spectacle quotidien de trois heures. Les étangs de Trappes et les eaux de la Bièvre, pompées jusqu'à celui de Satory, n'y suffiront pas, et la machine de Marly n'est pas encore opérationnelle. Louvois, surintendant des Bâtiments du Roi, suggère de détourner l'Eure pour alimenter les bassins royaux. Riquet et Franchine ont déjà proposé de détourner respectivement la Loire et la Juine, mais l'abbé et académicien Picard, chargé des nivellements de l'un et l'autre projet, les déclare tous deux irréalisables. En revanche, l'Eure, nivelée par un autre académicien, La Hire, satisfait aux exigences de proximité (relative !) et d'altitude.
Le château de Maintenon
Le château de Madame de Maintenon. Gravure de 1936.

Louvois pense peut-être aussi plaire à Madame de Maintenon, alors épouse secrète du roi [1] : la rigole franchira ses terres par un aqueduc grandiose, ce chantier lui procurant en passant quelques avantages. De plus, cela permettra de garder active une armée un peu désoeuvrée en ces ennuyeux temps de paix. Bref, pour épater la galerie (des Glaces), Louis XIV lance un projet pharaonique, et mobilise pour cela toute une région, en plus de son armée.

Un tracé tiré au cordeau

En 1685, le projet est établi. Le canal, qui ne sera pas navigable [2], mesurera plus de 80 km avec une pente de 0,14 à 0,17 pour mille. Le peuple de Versailles ne boira même pas l'eau de l'Eure, dont ne sera prélevé que le strict nécessaire aux fontaines du château. Néanmoins, la navigation jouera un rôle actif dans cette histoire. Louvois et Vauban sont chargés de la réalisation du projet. Autant que possible, le tracé, rectiligne, se jouera du relief. Il coupe ainsi la boucle que décrit la rivière entre la prise d'eau, à Pontgouin, et Maintenon, laissant Chartres au sud. Mais à Maintenon, il doit franchir la vallée de l'Eure pour continuer par Épernon, jusqu'à Versailles [3]. Déjà, vers Berchères, il traverserait un vallon par un aqueduc à deux niveaux. À Maintenon, on en prévoit trois.

L'aqueduc de Maintenon revu à la baisse

L'ouvrage doit s'étirer sur 5047 m, et dominer l'Eure de 73,32 m. C'est gigantesque, à la (dé)mesure de la mégalomanie du monarque. Mais, budget et délais obligent, il faut revoir le projet à la baisse, et, au lieu de trois, on se contentera d'un seul rang de 47 arcades long de presque 900 m, culminant à 28,50 m. L'eau passera en siphon d'un côté à l'autre de la vallée, selon, d'ailleurs, l'idée première de Vauban. D'extraction modeste [4], le morvandiau est sans doute plus réaliste que Louvois [5].

Il n'empêche, même ramené à des proportions plus mesurées en attendant des jours meilleurs, le chantier est considérable.

Le chantier d'un despote

Il occupe du monde. L'on comptera jusqu'à 30000 ouvriers, dont deux bons tiers fournis par l'armée, le reste venant de la population locale, en plus d'artisans recrutés ailleurs. Il vaut mieux être catholique : aux protestants vont les travaux les plus durs, les secteurs les plus insalubres. Mais chaque conversion est assortie d'une bonne prime. Cette même année 1685, Louis XIV commet la grande ânerie de révoquer l'Édit de Nantes [6].Vauban et Louvois veillent au bon avancement des travaux, soutenus par la meilleure logistique possible : fourniture en matériel, outils, ravitaillement en nourriture, logement, etc.

La discipline est draconienne. La désertion est punie de mort, et la délation encouragée et récompensée. Célibat et chasteté obligatoires : le soldat-ouvrier doit garder son énergie pour le grand oeuvre royal. Toute la région est en quelque sorte mobilisée dans le même but, en premier lieu les commerces de bouche, ainsi que les artisans carriers, maçons, charpentiers...

Pour héberger la soldatesque, on réquisitionne des logements, moyennant une indemnité ou non selon l'esprit coopératif du propriétaire. La cohabitation de cette armée avec la population locale connaît des accrocs. Ce chantier donne une bonne idée de tout ce que le pouvoir royal de l'époque peut avoir de despotique.

Sa Majesté Louis le Quatorzième, de par la Grâce de Dieu Roy de France et de Navarre...

Plan général
Carte générale du système de navigation conçu par Vauban. Les rivières canalisées figurent en triple-trait, et les écluses sous forme de triangles. (Dessin C.Berg, à partir de relevé d'E.Antuna)

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Bajoyer droit de l'écluse de Villiers, Drouette
Bajoyer droit de l'ancienne écluse de Villiers, sur la Drouette. (Photo E.Antuna)
En plus, deux petits affluents de sa rive droite sont aménagés.

La Drouette, qui arrose Épernon avant de s'épancher dans l'Eure à quelques kilomètres à l'aval de Maintenon, reçoit ainsi 7 écluses.

La Voise, qui, elle, conflue en elle à Maintenon, en accueille aussi 4.

Il ne s'agit pas de simples pertuis, car le débit de ces "rivièrettes" est si faible, qu'on ne peut pas gaspiller l'eau. Ce sont ce que nous pourrions nommer des "écluses sommaires", à savoir un sas en terrain naturel, mais encadré, en amont et en aval, par deux têtes en maçonnerie qui portent chacune une paire de vantaux busqués. En fait, Vauban répète en Beauce les écluses qu'il a faites, trois ans plus tôt, sur le canal de la Bruche, en Alsace.

Pour provisoires qu'ils soient, Vauban apporte néanmoins beaucoup de soin à la construction de ces ouvrages qui doivent fonctionner parfaitement : le roi est pressé, et les matériaux doivent arriver sans retard sur le chantier.



Détails du bajoyer droit de l'ancienne écluse de Villiers. (Photo E.Antuna)
Plan de bateau
Les sas mesurent 80 m de long, sur 11 à 12 m de large, pour recevoir plusieurs bateaux. Ceux-ci sont fabriqués dans la région, sur des plans de Vauban. On en achète aussi à Rouen, et on en fait même venir de Saint-Dizier, sur la Marne. Les archives racontent que des bateaux trop chargés restent parfois bloqués sur le busc des portes. On les fait alors "basculer" en transférant une partie du fret de l'avant vers l'arrière, puis l'inverse.
Plan signé par Vauban (1685), montrant le type de bateaux qu'il a fait construire pour le chantier de Maintenon. Le bateau mesure 15 mètres sur 3 environ, et cale, en charge, pas loin d'un mètre. En se basant sur ces chiffres, on peut estimer sa charge à une vingtaine de tonnes. L'architecture du bateau est plutôt d'inspiration ligérienne.
(Archives Historiques de la Guerre de Vincennes)

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Suralimenter la Voise

La Voise, qui arrose Gallardon, a un débit "trop languissant". Aussi Vauban la suralimente-t-il avec une partie de l'eau de l'Eure prélevée en amont de Maintenon, aux Moulins-Neufs [7], entre Saint-Prest et Jouy, et emmenée de là par un petit canal à flanc de coteau, que Louvois nomme "rivière de Jouy". Cette rigole suit sa courbe de niveau jusqu'au confluent de la Voise, et "remonte" alors la vallée de celle-ci pour se déverser à Bouglainval [8], du coté de Bailleau-Armenonville. Ainsi canalisée et soutenue, la Voise est navigable à partir de Gallardon.

Carte du site du moulin de Bourray, en 1822, sur l'Eure. Remarquer la mention "ancien canal de navigation". (AD Eure-et-Loir, série 7 S 65)

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Moulin Bourray plan Eléo
Le modeste ruisseau de Germonval est lui aussi canalisé depuis ce hameau. Vauban élabore ainsi un système relativement complexe pour approvisionner son chantier. Le caractère éphémère de ce réseau ne doit pas étonner : à la même époque, de semblables canaux provisoires sont tracés en Alsace, pour la construction des citadelles de la frontière franco-prussienne.
Le même site aujourd'hui, tel qu'il apparaît sur le plan cadastral. Remarquer la mention "ancien canal Louis XIV". (Dessin C.Berg, à partir de relevé d'E.Antuna)

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L'abandon des travaux

Mais la mégalomanie de Louis XIV ne s'exerce pas que sur ses bonnes terres de Beauce. Ses ardeurs expansionnistes se heurtent à la Ligue d'Augsbourg [9], et la guerre qui éclate en 1686 va peu à peu dépouiller le chantier de Maintenon de sa main d'oeuvre militaire. Les travaux se poursuivent à allure réduite jusqu'en 1689, puis sont abandonnés. De vagues projets les remettent à l'ordre du jour vers 1750, mais sans concrétisation. Les écluses construites pour l'occasion seront recyclées en barrages de moulins.

Ancienne écluse de Bourray, sur l'Eure. Pierre de taille encore en place sur le bajoyer droit de l'écluse côté aval. (Photo E.Antuna)

Bourray bajoyer aval droit
Ancienne écluse du moulin de l'Écluse, à Coulombs, sur l'Eure. Sur cette partie du bajoyer droit aval, on voit une assise en pierres de taille qui dessine la forme du bajoyer. (Photo E.Antuna)
Moulin de Chandelles
Carte du site du moulin de Chandelles, en 1822, sur l'Eure. L'implantation du moulin est alors projetée sur la tête amont de l'ancienne écluse, qui est bien mentionnée comme telle, et dont la forme est parfaitement perceptible. (AD Eure-et-Loir, série 7 S 65)

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Aujourd'hui

Que reste-t-il de tout cela aujourd'hui ? Les grandes arcades, bien sûr, ainsi que quelques portions du canal en remblai entre Pontgouin et Maintenon. Ça et là, des ouvrages d'art, ponts et vannages, témoignent encore de ce projet délirant. Plus discrètes, les écluses de l'Eure, de la Voise et de la Drouette se révèlent aux yeux un peu exercés.
Hanches, tête aval
Dans le cadre d'un travail de prospection pour la DRAC d'Orléans, Eleonora Antuňa, doctorante à l'Université de Paris I en Archéologie Médiévale, et son équipe ont étudié et relevé les sites des moulins de Bourray (à Villiers-le-Morhier) et de L'Écluse (à Coulombs), sur l'Eure entre Maintenon et Nogent. Les écluses, ou tout au moins leurs vestiges, y sont encore bien lisibles dans le paysage malgré l'abandon de ces ouvrages et leur recyclage en barrages depuis plus de trois siècles.

Pour conclure provisoirement, donnons la parole à Eleonora :

"D'autres aménagements semblables existent sur la Drouette et la Voise, dont il faudrait faire l'étude pour les comparer à ceux trouvés sur l'Eure. Ils font partie du même système technique de  régulation d'eau, et leur étude se révèlerait intéressante dans le cadre d'une recherche sur la navigation des petits cours d'eau et l'intervention humaine nécessaire à leur navigabilité. (...) L'intérêt de ces travaux démesurés n'est pas négligeable, car il s'agit d'un exemple extrême d'aménagement de petits cours d'eau où la navigation serait autrement impossible."

Eleonora Antuňa
Charles Berg

Remerciements à M. et Mme Bouhours, et à M. Grassin, propriétaires des moulins de Bourray et de L'Écluse.
La Drouette canalisée à Hanches
Jolie perspective sur le bief amont de l'écluse de Hanches, nommé "canal Louis XIV". (Photo E.Antuna)

[1] Elle est aussi la petite-fille du poète-soldat protestant Agrippa d'Aubigné, ami de Henri IV, et la veuve de l'écrivain satirique Scarron.

[2] Il semble cependant qu'on y ait songé.

[3] Il semble que pour cette partie, l'on ait envisagé aussi un autre tracé dessinant une boucle plus au sud, plus ou moins parallèle à la Drouette.

[4] Il est de la petite noblesse terrienne.

[5] Les deux hommes ont eu quelques échanges un peu vifs à ce sujet.

[6] Sous la pression de Madame de Maintenon, et malgré l'opposition ouverte de Vauban. On imagine grand-père Agrippa se retournant dans sa tombe !

[7] À environ 110 m d'altitude.

[8] À environ 108 m d'altitude.

[9] Elle réunit l'Angleterre, l'Espagne, la Hollande, la Suède et les principautés allemandes.


Bibliographie

Les travaux du canal de l'Eure sous Louis XIV, F. Evrard, 1933.


Le canal de l'Eure sur Internet :

L'histoire du canal d'Eure

Le canal de l'Eure, (Aqueduc de Maintenon)

La "Carte particulière du canal de la rivière d'Eure depuis Pontguin, jusques a Versailles", par Hubert Jaillot (1632-1712)

 
Lien utile : Histoire et Patrimoine des Rivières et Canaux