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[ TEMOIGNAGE ] Mes souvenirs de 1956 (Budapest) - Cultures & traditions - Forum Babel
[ TEMOIGNAGE ] Mes souvenirs de 1956 (Budapest)

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Piroska



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Messageécrit le Tuesday 22 Jan 08, 22:02 Répondre en citant ce message   

A lire également :
- Mes souvenirs de 1956 (Budapest) : commentaires
- le témoignage d'András Mes souvenirs de 1989 (Timişoara)
[ José ]



Les « événements ».
Comment j’ai vécu la révolution hongroise de 1956

Je commence par la fin, parce que déjà ce mot « événements » évoque pour moi la terreur, les représailles.
Les représailles furent terribles après la révolution hongroise de 1956.
Le nouveau régime, installé à l’aide de l’occupant soviétique, tenait à réprimer toute résistance par la méthode bien efficace de la terreur.
On n’osait plus dire « révolution », mais, puisque l’on refusait de dire « contre-révolution » comme l’imposait le pouvoir détesté, on disait : les « OSE » (pron. Ochè), abréviation de « Októberi Sajnálatos Események » = les « Événements Regrettables d’Octobre »).
Et tout événement, tout souvenir fut daté désormais de ce moment.
On disait : telle chose s’est passée avant ou après les OSE…

Les « événements » : la révolution hongroise eut lieu il y a plus de 50 ans, en octobre 1956. Voici les faits très brièvement :
[i]En octobre 1956, le peuple hongrois s’est soulevé contre la tyrannie des soviets, faisant vibrer tous les cœurs : «Les deux millions d’habitants de Budapest ont tout simplement oublié la peur» expliqua Paul Mathias, correspondant pour Paris Match. Les Hongrois, «héros que l’on aime», ont remporté la seule victoire durable, celle du courage, et montré l’exemple, à jamais, ébranlant la dictature communiste qui s’est effondrée en 1989. Mais le 4 novembre 1956, les soviets ont envahi Budapest avec leurs innombrables chars noyant la résistance dans le sang, envoyant à la mort, au goulag ou vers l’exil de très nombreux combattants de la Liberté.
Au matin de ce 4 novembre un appel désespéré résonna à la radio, l’ultime appel des intellectuels au monde entier. Puis ce fut le silence…
http://www.yellowconcept.fr/product_info.php?products_id=52
Figurez-vous maintenant qu’à l'âge de 20 ans, vous êtes en train de discuter (tout bas, en chuchotant) avec vos amis dans un café rempli de monde. La police arrive et prend au hasard cinq ou six personnes (dont l’une est votre meilleure copine), de qui vous risquez de ne plus avoir de nouvelles pendant des années.
Leur crime ? — On les avait entendu prononcer le mot « révolution » à propos des « événements » de 1956 à Budapest. Ou alors rien… elles n’ont rien fait, ni dit. On les a emportées juste pour faire peur au reste de la population.
De cette longue période de représailles, j’ai vécu à Budapest les sept premières années, jusqu’à une première « amnistie » en 1963, dans le cadre de laquelle une légère facilité fut accordée aux Hongrois d’obtenir un passeport, et j’en ai profité — j’avais à peine 21 ans — pour venir faire des études en France.

Mais revenons à cette journée mémorable, ensoleillée (ce qui est très rare en Hongrie à cette saison) du mardi 23 octobre 1956 à Budapest.
C’est ma première classe du lycée (= troisième du collège en France), commencée depuis le 1er septembre.
Le directeur de notre établissement va de classe en classe ce matin-là pour annoncer qu’il va y avoir une manifestation des étudiants et des lycéens à 15 heures, et nous prie de bien vouloir y participer.
Je hausse les épaules. « Encore un de ces défilés obligatoires — me dis-je — que j’ai toujours loupés, quitte à être punie de ne pas célébrer la gloire de l’Union Soviétique. Je n’irai sûrement pas… ! »
Pourtant, la voix du directeur est différente de l’accoutumée. Il ne nous impose pas avec sévérité cette manifestation, il nous demande gentiment d’y aller. « C’est curieux, mais tant pis, je n’y vais pas. De toute façon, j’ai un cours particulier de latin à 15 heures, que je ne veux pas sécher » (En Hongrie, l’école commence à 8 heures et se termine à midi ou à 13 heures, tous les jours — on était donc libre l’après-midi).
Je vais à mon cours de latin, qui a lieu chez une de mes amies. Elle et son frère y assistent aussi régulièrement. Nous attendons… Notre professeur, monsieur L. — un homme d’une cinquantaine d’années, très ponctuel en temps normal — tarde à arriver.
Monsieur L., latiniste et helléniste réputé, docteur en philologie classique, n’a pas le droit d’enseigner publiquement, parce qu’il a refusé de se recycler en russe pour l’enseigner. Il vit de ce que lui rapportent les quelques cours particuliers de latin. Heureusement, il n’a pas de famille à charge, il est célibataire, car il ne doit pas très bien vivre de ses cours — il est d’une maigreur squelettique plutôt effrayante.
Il faut savoir qu’avec le régime soviétique, l’apprentissage de la langue russe devint obligatoire dans les écoles primaires de tous les pays satellites dès l’âge de 10 ans. Comme il n’y était guère question d’en apprendre aucune autre (surtout pas de ces langues de "bourgeois décadents des pays capitalistes" !), tous les enseignants de langues occidentales furent contraints d’apprendre et d’enseigner le russe au lieu de leur propre spécialité. Pour sauver leur peau, pour pouvoir nourrir leur famille, ils obtempérèrent.
Cela faisait que bien souvent, nos profs étaient juste quelques leçons avant nous dans leur apprentissage de la langue russe, qu’ils apprenaient et enseignaient d’ailleurs sans grande envie. Étant donné que les élèves résistaient aussi comme ils le pouvaient, il était bien rare de voir quelqu’un finir par baragouiner en russe le moins du monde.
Comme les langues m'avaient toujours attirée, j’avais absorbé bien malgré moi un peu de russe, et j’étais toujours parmi les meilleures de ma classe. Mais cela ne voulait pasdire grand-chose, je peux vous l’assurer. Je connais bien l’alphabet, très vaguement quelques conjugaisons et déclinaisons et j’ai un peu de vocabulaire, composé surtout de mots utiles à la propagande soviétique, mais je ne saurais pas demander un verre d'eau en russe.
Une année, nous avions un vrai Russe pour prof — lui, il nous apprit au moins un poème de Lermontov, que je sais encore réciter, avec une bonne prononciation.
Donc, notre prof de latin, monsieur L. n’arrive pas. La maman de ma copine nous dit : « Il est sûrement allé à la manif’ ».
— Lui ? À une manif’ officielle ? Pourquoi faire ?
— Mais tout le monde y va, regardez ! — dit-elle en tirant le rideau de la fenêtre donnant sur le quai du Danube, qui est littéralement noir de monde. Ce n’est pas que des étudiants et des lycéens, c’est tout Budapest qui est là. Des enseignants, des ouvriers, des artistes, tout le monde.
— Allez, au revoir tous — dis-je subitement — je vais voir en bas ce qui se passe exactement.
Je descends les trois étages de leur immeuble en courant, pour trouver que leur rue, parallèle au quai, et toutes les rues adjacentes sont également noires de monde. On ne peut pas avancer plus vite que la foule, ni aller dans une autre direction, alors je suis obligée d’aller avec eux.
Mais où vont-ils comme cela ? Ils portent des drapeaux hongrois (pas les soviétiques, obligatoires pourtant dans les défilés officiels !), ils sont très calmes, heureux, la tête haute, et crient différents slogans que je n’arrive pas à distinguer tout de suite.
Soudain, une phrase bien rythmée s’entend très distinctement : « Ki a szovjet hadsereggel ! »
Je ne veux pas croire à mes oreilles : « Dehors avec l’armée soviétique ! »
Mais… mais ce n’est pas un défilé officiel ! À ceux-ci, ces mêmes Hongrois, à qui on avait essayé d’inculquer de force l’idée que cette Armée était notre protectrice contre l’ennemi impérialiste de l’Occident, criaient au contraire :
« Vive l’Armée Rouge ! » etc.
Mon cœur bat très fort d’enthousiasme. Je me mets à crier avec eux, sans trop croire encore que c’est possible, que ce n’est pas un rêve que je vis.
La photo du lien ci-dessous a été prise tout près de chez mon amie, le jour même. C’est au coin de la rue perpendiculaire à la sienne et le quai. Leur immeuble (il ne se trouve pas sur la photo) est à droite. La foule allait à la statue du patriote Sándor Petőfi (tout près sur le quai), notre poète et héros national, tombé en 1849, pendant la guerre de libération contre les Habsbourgs. Là, un acteur très populaire, Imre Sinkovits, récite avec ferveur le "Chant national" (Nemzeti dal) du poète, qui exhorte le peuple hongrois à la lutte pour la liberté.
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=3150&idx=85&lang=h
Soudain, je pense à mes parents et à ma sœur. Sont-ils au courant de ce qui se passe ? Il faut absolument que je leur apprenne ces nouvelles exaltantes.
Ma sœur avait un cours d’escrime. Je rebrousse chemin avec beaucoup de difficulté et file au Club d'escrime. Personne au Club. La concierge me dit que tout le monde était allé à la manif. — Donc ma sœur aussi. Mais la retrouver… serait impossible.
Je sais que mes parents devaient aller voir des amis cet après-midi. Une famille avec trois jeunes enfants, qui habitent dans la rue Sándor Bródy, juste à côté de la Maison de la Radio Hongroise.
Je bifurque dans cette direction.


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Piroska



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Messageécrit le Wednesday 23 Jan 08, 13:10 Répondre en citant ce message   

Il n’est pas question pour moi de reprendre le tramway n° 44 (ou 47), que j’avais pris pour aller à mon cours de latin.
J’attends à l’arrêt depuis plus de 5 minutes. Normalement, on en a un toutes les deux ou trois minutes sur cette ligne qui suit la grande artère centrale de Pest, reliant le Danube à la Gare de l’Est. La rue Sándor Bródy se trouve à mi-chemin entre les deux.
Je continue donc à pied. Aucun tramway ne passe pendant les 20 minutes qu’il me faut pour arriver à ma destination.
Je n’ai pas vu de bus non plus, ni aucune autre circulation. Les conducteurs de transport en commun, les contrôleurs, etc. sont tous allés à la manif’.
De toute façon, la foule est si dense à certains endroits qu’aucun véhicule ne pourrait circuler.
Ici, des groupes épars de manifestants munis de drapeaux tricolores (rouge, blanc, vert) se pressent dans les deux sens : les uns dans la même direction que moi, les autres en direction du Danube. Les premiers distribuent des tracts contenant les 12 points de revendication du peuple hongrois — ils ont l’intention de les communiquer aussi par la radio.
Les autres crient : « Au Parlement ! » et j’apprends d’eux la nouvelle : Imre Nagy va y parler au peuple.
Ce ministre est un des très rares qui ne se soit pas compromis dans les abus meurtriers de ce régime de terreur. Le peuple l’aime et a confiance en lui.
Mais en attendant, c’est le très-détesté Ernő Gerő, revenu en hâte de Belgrade, qui parle à la radio. Je m’arrête pour savoir ce qu’il dit.
Les gens ont mis leur poste de radio à la fenêtre, comme lors des championnats de foot en été, afin que les passants puissent suivre les matchs.
(J’ignore encore que cela va être un grand match — pas très amical — Hongrie-Union Soviétique, qui durera 13 jours et où nous allons essuyer une défaite plutôt sanglante).
C’est le moment de dire ici que je me sens chez moi en France — j’ai été élevée dans l’amour de ce pays — et je n’ai jamais eu le mal du pays depuis que j’ai quitté la Hongrie.
Mais quand vient le mois de mai, je revois mentalement les Budapestois qui, seuls, en couple ou en famille, se baladent paisiblement sur le « Corso » ensoleillé de la rive gauche (mon Pest à moi), je sens dans mes narines l’odeur du Danube, des narcisses et des lilas des parcs, celle du pain frais qui embaume l’air de la ville depuis les boulangeries aux portes grand-ouvertes, et je remémore alors cet aspect si typique de la capitale hongroise au printemps, avec toutes les fenêtres ouvertes, par lesquelles se déversent sur la rue ici la « Marche Turque » de Mozart, là la « Für Elise » de Beethoven, encore plus loin le « Microcosme » de Bartók, auxquels s’exercent inlassablement les petits pianistes en herbe de mon pays natal.
Budapest a ce même air printanier en cette fin d’octobre exceptionnellement clémente.
Comme au mois de mai, toutes les fenêtres des immeubles sont ouvertes.
Mais au lieu de la musique, c’est la voix lugubre, détestable, d’Ernő Gerő que l’on entend. D’un ton menaçant, il traite les manifestants — autrement dit toute la population de Budapest !— de "racaille contre-révolutionnaire", de "fascistes", de "suppôts des impérialistes d’Occident" et que sais-je encore…
À voir le visage digne, mais courroucé de ceux qui l’écoutent dans la rue, je me dis :
« Cela va barder ! »
Gerő en rajoute encore des vertes et des pas mûres.
Soudain, un nouveau flot immense de manifestants arrive on ne sait d’où.
J’apprends que ceux-ci vont vers le Bois de la Ville, avenue György Dózsa, pour déboulonner la statue de Staline. Ils sont très calmes, très dignes et, tenant des drapeaux tricolores troués au milieu, scandent joyeusement ces deux slogans, que je n’avais pas entendus encore : « Vesszen Gerő ! » et « Ruszkik haza ! » (« Gerő au poteau ! » et « Les Russes chez eux ! »).
Des gens qui comme moi écoutaient jusque là le discours de Gerő, se joignent à eux.
J’ai envie de les suivre, mais le Bois de la Ville est loin. De plus, la nuit descend assez tôt en octobre, et je voudrais retrouver mes parents et ma sœur avant la nuit noire.
Comme je me trouve tout près de chez nous, j’y fais un saut pour voir s’ils sont là.
Il n’y a personne, je redescends donc dans la rue, m’engage à droite dans la rue Pouchkine et me dirige vers la rue Sándor Bródy.
Je me retrouve encore en face d’une foule qui ne me permet pas d’avancer. Impossible de s’approcher de cette rue.
Je décide d’essayer de pénétrer dans la rue Sándor Bródy par le boulevard Múzeum, et je rebrousse chemin pour contourner un pâté d’immeubles. Depuis le boulevard Múzeum, on peut voir que la rue Sándor Bródy est complètement bouchée aussi.
La foule est dense devant la Maison de la Radio et aux alentours.
Je renonce à essayer d’aller chez nos amis pour voir mes parents.
Je sais maintenant qu’ils ne peuvent pas ne pas être au courant des événements, vu qu’ils se trouvent tout près de l’immeuble de la Radio.
Surtout que — comme je l’apprends plus tard — il s’y passe des choses plus "animées" que ce que j’ai pu voir jusque là ailleurs.
Je reste dans les parages, en me disant que je verrai peut-être mes parents rentrer.
C’est alors que j’entends soudain des cris de colère et d’effroi et un coup de fusil retentit, suivi d’autres. Quelques personnes se dégagent de la foule et courent dans ma direction. J’entends une maman passant près de moi essayer de calmer son petit garçon, qui lui demande : « Maman, c’est la guerre ? »
« Non, non, mon petit, c’est rien, les gens font sonner des crécelles. »
Bien sûr. Comme pendant la guerre, ma mère faisait croire à ma sœur de 4 ans, qui avait peur du bruit des combats aériens au-dessus de nos têtes, que c’était simplement les anges qui jouaient aux boules. — Eh oui, bien sûr, cela fait beaucoup de bruit.
Je pense de nouveau à ma sœur. Où peut-elle se trouver ? J’espère qu’elle n’est pas en danger.
Je remonte chez nous. Elle est là et me raconte tout ce qu’elle a vu et fait :
"J’ai traversé le Danube avec la foule — me raconte-t-elle — , et à Buda, (la rive droite du Danube), la foule ne cessait d’augmenter. Devant la statue de Joseph Bem, (le général polonais qui s’était engagé aux côtés des Hongrois lors de la guerre de libération de 1849), les étudiants de la Faculté des Lettres ont déposé une couronne en signe de solidarité avec les Polonais (les premiers à commencer des émeutes et une réforme du régime).
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=586&idx=11&lang=h
Il y avait tant de monde que certains n’hésitaient pas à monter sur les poteaux électriques pour mieux voir.
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=276&idx=55&lang=h
De là, on a continué vers la place Batthyányi, où on a vu, assis sur le rebord des fenêtres de la caserne, les soldats de l’Armée Hongroise avec des drapeaux hongrois d’où l’emblème soviétique avait été coupé. Un grand trou au milieu de tous les drapeaux. La foule les ovationnait.
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=10249&idx=66&lang=h
Quelques soldats sont descendus dans la rue et se sont mêlés aux manifestants. Ils nous ont montré qu’ils avaient arraché la maudite étoile rouge de leur uniforme.
Après, on a retraversé le Danube pour aller au Parlement écouter Imre Nagy qui allait parler. Mais il fallait attendre longtemps, et j’ai pensé à nos parents et à toi, donc je suis partie de là."
Je lui raconte aussi où j’étais allée, et lui dis que ça barde du côté de la Radio.
Nous téléphonons chez nos amis pour parler à nos parents.
Ils nous disent de ne pas bouger de la maison, de ne pas essayer d’aller les voir ; ils rentreront dès que possible, dès que la foule sera dispersée.
Il est presque 22 heures lorsqu’ils rentrent, ayant fait un très grand détour pour éviter les affrontements entre la police secrète et la foule, qui ne s’était pas dispersée.
Il ne nous disent pas — nous ne l'apprenons que le lendemain par la rumeur publique — que la police secrète a tiré sur les étudiants sans armes et qu’il y a eu des morts devant la Radio.
« Bon, mais avec tout ça, je n’ai pas fait mes devoirs, moi » — dis-je et ma mère répond avec un léger sourire :
— Oh, il n’y aura pas école demain.
Ma sœur jubile et moi, en lycéenne novice — très consciencieuse encore —, je fais mes devoirs pour un lendemain incertain.


Dernière édition par Piroska le Tuesday 05 Feb 08, 13:21; édité 3 fois
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Piroska



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Messageécrit le Thursday 24 Jan 08, 17:07 Répondre en citant ce message   

Les « crécelles » continuent à sonner encore depuis la rue Sándor Bródy tandis que vers minuit nous allons nous coucher.
Le lendemain matin, nous apprenons que l’immeuble de la Radio a été l’objet d’un véritable siège par les manifestants, qui en ont pris possession avec l’aide des soldats de l’Armée Hongroise, au prix d’un combat ardent qui a coûté la vie à plusieurs jeunes.
Voici l’état dans quel il se trouvait le matin du 24 octobre :
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=3615&idx=4&lang=h
En haut, les lettres endommagées : MAGYAR RÁDIÓ (Radio Hongroise).
Sur le balcon, les étudiants ont affiché plus tard une bannière avec les mots SZABAD MAGYAR RÁDIÓ (Radio Hongroise Libre) et l’emblème de la souveraineté nationale hongroise (appelé « emblème Kossuth »).
D’autre part, la gigantesque statue de bronze de Staline, http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=1428&idx=27&lang=h
(vue ici lors d’une célébration de l’amitié hungaro-soviétique, peu après la mort du sanguinaire « petit père des peuples »), monument qui dominait depuis 1949 la Place nommée d’après le même, a fini par être abattue autour de minuit, au bout de plusieurs heures de travail acharné, avec l’aide d’un groupe d’ouvriers métallurgistes.
Sur le socle, il ne reste plus que ses bottes ; en conséquence, le peuple a rebaptisé la Place Staline : Place des Bottes (Csizma tér):
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=161&idx=21&lang=h
Les plaisanteries vont bon train à ce sujet :
— Qui est-ce qui attend le plus impatiemment la venue de saint Nicolas (6 décembre) ?
— C’est le camarade Staline : nous sommes fin octobre et il a déjà mis ses bottes dehors.
Avant d’être démantelée dans les jours qui suivent, la statue est traînée le long de l’avenue Staline, puis des Grands boulevards de Budapest. Cela fait une distance de 9 km à peu près. La voici au milieu du croisement de ceux-ci avec l’avenue Rákóczi, un Gulliver en bronze parmi les Liliputiens, version hongroise du milieu du XXe s.
Ce carrefour est à deux pas de là où j’habitais à l’époque (les rails de tramway que l’on peut voir sont ceux des lignes 44 et 47, que je prenais le plus souvent).
http://www.sulinet.hu/eletestudomany/archiv/1998/9844/nagyimre/images/1386-1.jpg
Hélas, la Radio Hongroise, bien que libre, ne fonctionne plus et les étudiants n’ont pas pu y lire leurs revendications. Les dirigeants continuent à parler au peuple par les ondes, mais à partir d’un émetteur secret.
Nous apprenons que la nuit même, le gouvernement a appelé à l’aide l’armée soviétique contre son propre peuple… pour « annihiler la révolte des fascistes » !
La loi martiale est décrétée ce matin.
Je regarde par la fenêtre : moins qu’hier, mais il y a pas mal de monde qui circule quand même dans les rues. Personne n’a peur, ni des menaces du gouvernement, ni des chars russes.
On vit dans une euphorie, un espoir fou de vaincre le monstre gigantesque qui nous assaille. Depuis des temps immémoriaux, c’est la grande spécialité des Hongrois que de défier des ennemis supérieurs en puissance et en nombre.
Et la plupart du temps, ça finit mal. Je me demande parfois si ce n’est pas un pur miracle que ce peuple existe encore.
J’ai envie de sortir, mais mon père me rappelle l’interdiction — annoncée ce matin —, pour la population civile, de sortir jusqu’à 14 heures. Il y a des combats de rue depuis 3 heures du matin contre les chars soviétiques qui ont pénétré dans la capitale.
On sonne à la porte.
C’est Sanyi (diminutif de Sándor = Alexandre, pron. « Chagni »), le petit ami de ma sœur (17 ans), qui est là.
Sanyi a 20 ans : il est étudiant de deuxième année à la Faculté des Lettres. Fusil à l’épaule, barbe de trois jours, yeux cernés, il vient prendre de nos nouvelles. Il a tenu à assurer, avec d’autres jeunes, étudiants et ouvriers, la garde de notre quartier, pour être plus près de sa bien-aimée, qu’il n’avait pas vue depuis la préparation des revendications estudiantines, à laquelle ils avaient pris une part active ensemble, le soir du 22. Il n’a pas dormi un brin depuis.
Je lui rappelle la promesse qu’il m’a faite une semaine plus tôt, de me prêter son livre de finnois — j’avais envie d’apprendre cette langue, et maintenant qu’il n’y a pas école, j’en aurai sûrement le temps. Il me répond en souriant qu’il ne sait pas quand il rentrera chez lui, mais dès qu’il le peut, il me l’apportera.
Je comprends maintenant pourquoi il y a du monde dans la rue malgré l’interdiction faite à la population civile de sortir : c’est qu’une partie de la « population civile » s’est transformée pendant la nuit en « population militaire ».
Il s’agit surtout de jeunes de 14 à 25 ans, mais aussi de vétérans de la deuxième guerre mondiale, qui leur enseignent le maniement des armes.
Des enfants de 8 à 12 ans, qui n’ont pas d’armes, lancent des cocktails Molotov contre les chars soviétiques qui passent de temps à autre. On voit des tramways renversés transformés en barricades (v. photo précédente, à droite), les combattants s’abritent derrière pour guetter l’assaillant.
Sanyi nous raconte, déçu, que la veille au Parlement, Imre Nagy avait commencé son discours par : « Camarades ! », disant à la foule de rétablir l’ordre, sans pour autant céder aux revendications.
Il s’est fait huer par la foule qui lui rétorquait : « Nous ne sommes pas des camarades. »
Il a recommencé son discours en disant : « Amis, compatriotes ! », mais c’était trop tard, on ne l’écoutait plus… Comme d’autre part, il n’a pas empêché l’appel des troupes soviétiques, il est difficile de lui faire confiance.
— Mais l’Armée Hongroise est avec nous, et une partie de la police aussi. — dit fièrement Sanyi, pour qui il ne fait pas l’ombre d’un doute que cela suffit à nous garantir la victoire contre les blindés T-34 de la puissance soviétique, venus en masse dans la capitale.
Et de fait, les insurgés en capturent pas mal :
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=211&idx=52&lang=h
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=38&idx=85&lang=h
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=3933&idx=1&lang=h
et les gamins de Budapest en détruisent beaucoup avec leurs cocktails Molotov faits maison.
Sanyi prend congé de sa belle et sa famille. Nous le regardons s’éloigner depuis notre fenêtre.
À ce moment précis, un char survient de la rue perpendiculaire à la nôtre.
Un gamin tout petit (6 ans peut-être ?), accourt, prêt à lancer son cocktail Molotov, mais le char, qui a brusquement changé de direction, vient l’écraser sous nos yeux. Son petit corps est aplati comme une crêpe.
Je me détourne de la fenêtre — je suis prise de sanglots incontrôlables. Ma sœur et mes parents n’arrivent pas à me calmer.
Je m’enferme dans ma chambre et pleure pendant une bonne heure sans discontinuer.
Le gouvernement demande aux insurgés de déposer les armes.
Les insurgés demandent au gouvernement le retrait immédiat des troupes soviétiques.
Qui cèdera le premier ?


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Piroska



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Messageécrit le Tuesday 29 Jan 08, 2:14 Répondre en citant ce message   

giòrss a écrit:
Par reaction au communisme, ma copine d'ecole etait devenue fasciste...


Il y a sans doute eu de tels cas, mais plutôt rares.
Je continue mes souvenirs :

Les combats se poursuivent, voire s’intensifient le reste de la journée de mercredi.
Le programme de la radio s’est réduit à peu de chose. Toute la journée on entend jouer l’Ouverture Egmont de Beethoven et, de temps à autre, quelques discours des dirigeants, qui continuent d’appeler les combattants de la liberté des contre-révolutionnaires, des fascistes etc.
Ils parlent d’agression commise de leur part contre le peuple hongrois, contre le socialisme. Ils les traitent de nouveau de « canaille réactionnaire » voulant rétablir le régime d’avant 1945, avec au pouvoir les propriétaires terriens etc.
Ils annoncent en outre, de façon mensongère, que plusieurs groupes d’insurgés, — "des groupes de jeunes, naïfs et honnêtes qui s’étaient laissé berner" par la propagande impérialiste venue de l'Occident — revenus à leur bon sens, ont déposé les armes.
Que ceux qui déposent les armes avant 14 heures bénéficieront de l’amnistie.
Grâce à l’annonce répétée de nouveaux délais accordés, nous comprenons que les insurgés sont loin d’être prêts à céder. Le gouvernement alterne promesses et menaces, mais la bataille continue : on entend des coups de fusils et de mitrailleuses de très près tout le reste de la soirée. Non seulement la radio ne donne pas d’informations crédibles, mais la communication téléphonique est coupée aussi, la vie normale s’est arrêtée.
Le jeudi 25 octobre, profitant d’une accalmie, nous sortons en famille pour voir ce qui se passe.
Budapest est sens dessus-dessous. Les tramways, quand ils ne sont pas renversés comme barricades, sont à l’arrêt et sérieusement endommagés.
http://1956.fidesz.hu/img/galeria1/villamos.jpg
Devant le Centre de la Culture soviétique (Horizont), on voit les cendres des livres de Marx et d’Engels et d’autres, qui fument encore dans la rue plusieurs jours après.
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=174&idx=4984&lang=h
Les murs des immeubles sont troués d’obus, ou en ruines, comme ici :
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=4166&idx=21&lang=h
Des barricades, des cadavres couverts de fleurs… ici, celui d’une infirmière, abattue pendant qu’elle soignait des blessés…
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=10642&idx=36&lang=h

Nous voyons les vitrines des épiceries et des boutiques brisées, mais personne ne touche à leur contenu, alors que tous les magasins sont fermés et qu’il faut aller à plusieurs kilomètres à pied pour faire la queue devant une boulangerie ouverte.
Exposé sur un trottoir, un grand coffre en osier contient des billets de banque. Attachée au couvercle ouvert, une feuille de papier sur laquelle on peut lire : POUR LES FAMILLES DES PATRIOTES TOMBÉS POUR LA LIBERTÉ. Tous les passants y ajoutent quelques billets.
Le pays s’organise. La grève est déclarée dans toutes les usines jusqu’à la victoire. Les paysans montent de la campagne apportant des vivres par camions et les distribuent gratuitement aux combattants.
http://www.toutsurbudapest.net/IMG/jpg/Sans_titre_1-2.jpg

Tout à coup, on aperçoit trois chars soviétiques sur la chaussée du boulevard Múzeum. Ils se dirigent vers le boulevard Tanács où nous nous tenons au milieu d’autres civils.
Sur le char, un groupe de jeunes insurgés, arborant le drapeau hongrois, fraternisent avec le conducteur russe souriant, assis lui aussi sur son char.
Les badauds ne croient pas à leurs yeux : l’armée soviétique est aussi de notre côté. Quelqu’un lance : Vive l’armée soviétique !
On en rit jusqu’aux larmes.
Un des jeunes hommes explique à la foule, rassemblée au bord du trottoir « pour voir cela », que la Radio ment, que les insurgés ne veulent pas du tout rétablir l’ancien régime, mais ils veulent un socialisme démocratique, des élections libres, la démission de Gerő, Imre Nagy au pouvoir, le retrait de l’armée soviétique, l’abandon du russe obligatoire dans les écoles etc. et qu’ils vont tout de suite au Parlement pour présenter leurs revendications. En paix, sans armes.
Il finit son discours par le mot d’ordre : « Aki magyar, velünk tart ! » (Quiconque est hongrois nous rejoint ! »).
Un flot humain entoure aussitôt les trois chars soviétiques pavoisés aux couleurs hongroises, et ils s’en vont vers le Parlement, en chantant la Marseillaise.
Oui, la Marseillaise, qui, pour les Hongrois, n’est pas seulement l’hymne national français, mais le chant sacré de la liberté. Elle a été interdite par le régime stalinien et depuis 10 ans, personne n’a osé la chanter. L’air en jaillit de tous les poumons aujourd’hui, avec un enthousiasme sans borne : « Le jour de gloire est arrivé… ». Les voici sur le point d’arriver place Kossuth :
http://files.myopera.com/Almostigriss/blog/okt25_02.jpg
Et ici, derrière le Parlement :
http://www.toutsurbudapest.net/IMG/jpg/_39778741_hun_1956_ap.jpg

Ce jour-là est entré dans l’histoire de la Hongrie sous le nom de « jeudi sanglant ». Une fusillade soudaine, venue on ne sait d’où, massacre plus de deux-cents manifestants pacifiques qui chantent l’hymne national hongrois sur la place, jeunes gens, vieillards, femmes et enfants.
Les jours suivants, on apprend des nouvelles concernant les négotiations d’Imre Nagy avec les Soviétiques : l'armée russe va évacuer le pays, le gouvernement se reforme sans Gerő, des promesses sont faites en vue d’élections libres, des prisonniers politiques sont libérés.
De nouveaux journaux apparaissent, des partis politiques se forment, les ouvriers prennent la direction des usines et des lieux de production.

Une dizaine de jours passent ainsi; on a l'impression d'avoir "gagné la partie", mais la situation est encore confuse.
Sanyi n'est pas revenu; je n'ai toujours pas de livre de finnois, mais je trouve un vieux manuel d'italien des années 1930 dans la bibliothèque de mon père et commence à l'étudier. Je me souviens encore des premières phrases du livre :
"La lingua italiana non è molto difficile, anzi è molto facile."
C'est certain, après le latin et le français, c'est trop facile même.
"— Vuole venire questa sera al cinematografo ?
— Si, andiamo."
Je me rends compte que je n'ai même pas besoin de dictionnaire.
J'ai trop de loisir, j'écris mon journal de la révolution (je l'ai brûlé plus tard); je note les blagues qui naissent tous les jours — humour budapestois oblige —, et me mets à écrire des poèmes patriotiques.
Pour changer, je fais de la broderie.

Le gouvernement se reforme et adopte les idées d'indépendance du peuple.
Il déclare enfin qu'il s'agit d'une révolution démocratique et non d'une contre-révolution. Les civils commencent à nettoyer les ruines dans les rues, on enterre les morts, tandis qu'à certains endroits de la ville, des combats continuent.
Pendant ces jours, quelques étudiants de mon père viennent le voir en compagnie d'un jeune Français, du nom de Jean Magnard, élève de l'École des Langues Orientales à Paris, qui s’est trouvé "par hasard" au milieu de tous ces événements et prend des notes.
Il s'inquiète un peu de pouvoir rentrer en France.
----------------------------------------------------------------------------------
À l'instant, je me suis demandé ce qu'il a pu devenir, Jean Magnard.
J'ai tapé son nom sur Google et j'ai trouvé — à ma grande joie ! — un écrit de lui, intitulé : BUDAPEST EN FLAMMES (1956), et préfacé par son propre frère, Pierre Magnard.
http://eurozine.com/pdf/2006-10-25-magnard-fr.pdf
C'est ainsi que j'ai appris qu'il est mort en 1999, à l'âge de 67 ans. Il en avait donc 24 lors des "événements". Je me souviens de ses yeux bleus, de sa petite taille, de ses cheveux bouclés, de son visage plutôt rond et de sa manière drôle de parler hongrois.
J'ai eu la surprise extraordinaire de trouver mention, dans son récit, de ce qui devait être sa dernière entrevue avec mon père chez nous, le 3 novembre :
Citation:
Mes camarades étudiants tentèrent de me rassurer en me disant que les Russes n'attaqueraient certainement pas car la Chine avait pris parti pour la révolution hongroise. Ils me conduisirent chez leur ami, professeur de français, qui était très optimiste. Celui−ci me reçut les bras ouverts, il était persuadé que les Russes ne reviendraient plus. Ce professeur me dit : " Puisque les Russes ont accepté de s'en aller, cela signifie qu'ils ont accepté de nous donner l'indépendance. D'ailleurs, les soldats refuseraient de tirer sur les ouvriers. Vous allez pouvoir rentrer en France lundi, et demain dimanche, je vais organiser une grande fête en votre honneur. " Il nous donna rendez−vous pour le lendemain à 5 heures du soir.


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Messageécrit le Thursday 31 Jan 08, 0:03 Répondre en citant ce message   

Je ne me souviens pas de ces paroles de mon père, mais il est fort possible qu’il ait dit cela. Nous étions tous très optimistes depuis le 1er novembre, où Nagy a déclaré la neutralité de la Hongrie et son retrait du pacte de Varsovie. De plus, nous avons vu l’armée, la police, le gouvernement hongrois, et même des soldats soviétiques se rallier à la cause de la révolution. Si tout le monde est avec nous, où est l’ennemi ? Le monde entier était maintenant au courant de notre lutte, nous le savions en écoutant les émissions de « Radio Europe libre ».
Mon père n’était certes pas le seul professeur de français à Budapest, mais j’ai reconnu qu’il ne pouvait s’agir que de lui dans le récit de Jean Magnard, à la phrase : « … je vais organiser une grande fête en votre honneur ».
Cela, c’est parfaitement typique de Papa. Chaque fois qu’il rencontrait des Français, ceux-ci ne pouvaient pas se soustraire à notre hospitalité. Alors que parfois nous n’avions pas grand-chose à manger nous-mêmes, Papa enjoignait à Maman — quelque peu ahurie — de préparer un festin pour eux.

Nous étions donc tous optimistes… Ce n’est pas tout à fait le mot, peut-être ; je crois que tout le monde était comme ivre d’espoir — passablement aveuglé aussi quant à la réalité. Même si des moments passagers de lucidité nous faisaient vaguement soupçonner que le rêve de notre indépendance était trop beau pour être vrai, nous continuions à « espérer contre tout espoir ».

Après la visite de Jean Magnard avec les étudiants de Papa, nous discutons encore longtemps des événements en famille ; nous formons des projets pour l’avenir — je décide de choisir l’anglais à la place du russe dès que l’école recommencera —, et aucun de nous n’a envie d’aller se coucher alors qu’il est déjà une heure du matin passée.
Vers une heure et demie, on sonne à la porte.

(Ici, je dois expliquer un phénomène très répandu dans le pays à l’époque du régime stalinien, phénomène qui a recommencé à se produire pendant les représailles après la révolution de ’56 et que l’on a baptisé plus tard : « a csengőfrász » (= « la trouille de la sonnette », pron. « tchingueufrasse »).
C’est simple. Dans un pays libre, si on sonne à votre porte à minuit ou plus tard, cela peut être quelque noceur éméché ou un voisin qui, pour une raison ou une autre, a besoin de votre aide urgente à cette heure tardive.
En Hongrie, depuis 1948, on pouvait être à peu près sûr dans un tel cas que c’était la police secrète, venue vous arrêter pour un crime que vous n’aviez pas commis. Et vous aviez beau avoir la conscience en paix, vous aviez beau n’avoir jamais comploté contre l’état — être au contraire un adepte fidèle du régime en place ou même membre du Parti Communiste hongrois, on pouvait vous envoyer en prison, à la torture ou dans un camp pour quelques années, sans autre forme de procès.)

Cette nuit-là, je suis sûre que personne de ma famille n’y a pensé quand nous avons entendu la sonnette. Depuis le début de la révolution, d’une façon étrange, toute peur a quitté les Hongrois.
Maman, qui se trouve le plus près de la porte d’entrée, va ouvrir. Deux jeunes inconnus, mitraillette en bandoulière, demandent à parler à Papa. Ils l’informent que Nagy va adresser un discours à l’ONU et il faut le traduire en français ; c’est la raison de leur démarche, et s’il est d’accord — ils ont une camionnette en bas —, ils le conduiront au Parlement sous bonne garde.
Nous n’en doutons pas, ayant pleine confiance en ces combattants de la liberté, des gars un peu sales et mal vêtus, qu’en d’autres circonstances d’aucuns auraient pu prendre pour des voyous armés. Papa est d’accord, il sourit, enfile son manteau sur-le-champ, nous embrasse toutes les trois et s'en va avec eux.
Maman, ma sœur et moi, nous restons près du poste de radio. Nous n’avons pas sommeil du tout et attendons patiemment le discours d’Imre Nagy à l’adresse de l’ONU.
Après un silence prolongé, on entend l’hymne national hongrois, une, deux, trois… un bon nombre de fois, avec une ou deux minutes d’intervalle chaque fois.
Des heures passent et rien ne se dit à la radio. Silence de mort. Nous ne savons pas quoi penser. La nuit semble longue, très longue…
Enfin, un peu après 4 heures, avec son bel accent paysan de la Transdanubie du sud, Nagy annonce la nouvelle de la fin, au milieu du crépitement des tirs de canon et de mitraillettes. Écoutez-le en cliquant sur le texte en rouge : même si vous ne comprenez pas le hongrois, vous entendrez les bruits de fond (là où j’ai mis des #) :

http://1956.fidesz.hu/beszedek/nagyimrebeszed_1104.htm
"Itt Nagy Imre beszél, a Magyar Népköztársaság Minisztertanácsának elnöke. Ma hajnalban #a szovjet csapatok# támadást# indítottak #fővárosunk ellen# azzal a nyilvánvaló szándékkal, hogy megdöntsék #a törvényes# magyar demokratikus kormányt. #Csapataink harcban állnak! ##A kormány #a helyén van! Ezt közlöm az ország népével# és a világ #közvéleményével!"

On entend ensuite la même chose en anglais.
Puis, notre cœur bondit quand nous reconnaissons la voix de Papa annonçant en français :
«Ici, Imre Nagy, président du Conseil des ministres de la République populaire hongroise. Aujourd'hui, à l'aube, les troupes soviétiques ont commencé une attaque contre la capitale hongroise, dans l’intention évidente d’abattre le gouvernement hongrois légal et démocratique. Nos troupes sont en combat. Le gouvernement est à sa place. C’est ce que je fais savoir au peuple du pays et à l'opinion publique du monde entier.»
On répète l’annonce plusieurs fois, en hongrois, puis tour à tour en anglais, en français, en allemand, en russe, en tchèque et en polonais, puis l’hymne national encore, puis silence…
Merci, les Soviétiques. Bon dimanche, la Hongrie !
L’attente devient de plus en plus insupportable dans le mutisme total de la radio et le bruit de tirs d’artillerie lourde que l’on peut entendre déjà s’approcher du centre de la capitale.
Nous n’osons pas nous parler et retenons notre souffle. Nous nous regardons : l’angoisse muette se lit sur notre visage. Où est Papa ? — pensons-nous toutes les trois sans oser rompre ce silence pesant.
Une heure plus tard, nous entendons la clef tourner dans la serrure. Papa est là, épuisé, les yeux ternes, complètement abattu. Nous lui sautons au cou pour l’embrasser, ce qui le ranime un peu ; Maman lui fait un café et jusqu’à la pointe du jour, nous l’écoutons raconter son « aventure » au Parlement.
Tout était réuni au Parlement. La radio, le gouvernement, l’état-major de l’armée etc. Nagy n’avait pas fini de préparer son discours à l’ ONU quand on l’a informé de l’approche des blindés soviétiques.
Presque tout le monde a quitté le Parlement à la suite de l’annonce. Papa et le traducteur d’anglais ont fait pile ou face… Pile : il fallait partir, face : il fallait rester… c’était pile, heureusement, car — on l’a su plus tard — ceux qui y sont restés ont été arrêtés et emprisonnés. Papa et son collègue sont rentrés tous deux à pied, en rasant les murs, au milieu du crépitement infernal des tirs des chars russes.
Papa exprime son mécontentement d’avoir traduit : « Le gouvernement est à sa place ». Oui, « à son poste » aurait été le mot juste — dit-il.
— Puisqu’il n’y est plus de toute façon, qu’est-ce que cela peut faire maintenant ? — dit Maman, triste, mais pragmatique, comme toujours.
Nous allons nous coucher enfin, sans pouvoir dormir à cause du bruit des chars.
Les combats, la grève continuent presque tout le mois de novembre. Le ravitaillement devient difficile à cause des combats, mais les quelques magasins d’alimentation accessibles se remplissent de denrées dont on n’a pas vu la couleur avant. Comme toute exportation vers l’Union soviétique, notre « pays frère », s’est arrêtée et que les paysans disposent librement de leurs propres produits, on peut se rendre compte enfin à quel point la Hongrie est un pays riche sur le plan agricole. On mange mieux que jamais. Ces beaux canards par exemple partaient tous pour Moscou pendant 10 ans :
http://www.fszek.hu/56/Elso_old_Kepei_HTM_ek/lud547.htm
En revanche, nous devons passer plusieurs heures par jour à l’abri — dans la cave de notre immeuble — à cause des attaques massives de l’Armée rouge.
Nous pensons à des amis qui habitent dans un des quartiers où les combats sont les plus intenses, et, à la faveur d’un cessez-le-feu, nous descendons faire un tour en ville pour les voir. Ils habitent avenue Üllői, près de la caserne Kilián.
Voici la caserne Kilián après les combats, au coin de l’avenue Üllői :
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=3541&idx=525&lang=h
Et voici l’immeuble où habitaient nos amis :
http://mail.google.com/mail/?ui=1&attid=0.1&disp=inline&view=att&th=117bba5cde874b61
Ce que l’on voit partout est horrible à voir :
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=3828&idx=6807&lang=h.
http://server2001.rev.hu/oha/oha_picture_id.asp?pid=10446&idx=6802&lang=h
Sanyi reparaît et m’apporte le livre de finnois promis. Sanyi parle bien le russe, parce que sa mère est russe d’origine. Il nous dit qu’il a essayé de parler avec un soldat soviétique qu’il avait rencontré sur un pont et qui lui indiquait le Danube en disant : « Suez Kanal ». Mais il ne comprenait pas le russe. Sanyi a tout de suite compris que, puisque les soldats russes stationnés en Hongrie ne voulaient plus tirer sur les Hongrois, mais fraternisaient avec eux, l’Union Soviétique, « notre glorieuse protectrice », qui avait en réserve des unités d’artillerie lourde rassemblées de divers républiques soviétiques, avec des soldats qui parlaient à peine, ou pas du tout, le russe, les avait envoyés en Hongrie après les avoir endoctrinés en disant qu’ils allaient défendre l’Égypte contre les envahisseurs impérialistes anglo-français. Cela tombait bien, l’affaire de Suez !
Tout espoir de convaincre ces soldats qu’ils tirent sur les ouvriers et les étudiants d’un « pays frère », est vain. (Les Hongrois n’ont jamais contesté le fait que l’Union sovétique était pour eux un pays frère, puisque — disaient-ils — « on ne choisit pas son frère »…)
Vers la fin novembre, les derniers foyers de résistance s’éteignent. Les grèves continuent.
Début décembre, l’arrestation des combattants commence et Sanyi est recherché par la police, qui a fait une perquisition chez ses parents en son absence — il sait qu’il ne peut plus rentrer chez lui ; il doit se cacher. Nous lui proposons une pièce libre de notre appartement. Craignant de nous causer des ennuis, il ne veut pas l’accepter. Nous lui refilons quand-même une clef pour le cas où il n’aurait pas où aller dormir.
Les gens commencent à partir de Hongrie pour se réfugier dans des pays libres. Entre amis, il y a de grands débats à ce sujet. Les uns, idéalistes à tout crin, disent qu’abandonner le pays en détresse, c’est être comme des rats : ceux-ci désertent le bateau qui sombre ; les autres qu’il faut absolument partir, parce que le nouveau régime sera pire que l’ancien.
Notre famille se réunit pour en discuter… Ma mère dit que nous serions très bien en France, puisque Papa y a plein d’amis. Papa dit oui, ma sœur est d’accord aussi. Moi seule, je déclare que je ne pourrais pas vivre sans mon Pest, sans le lac Balaton — où nous passons nos vacances d’été dans la maison de mes grands-parents. (Finalement, je suis la seule de la famille à vivre à l’étranger.)
L’année 1956 en Hongrie a commencé par un tremblement de terre en janvier, a continué par des inondations du Danube au printemps et a fini par la révolution en automne. Il y a des gens qui n’ont rien à regretter en partant : soit ils ont tout perdu lors de ces cataclysmes, soit ils sont sûrs d’être persécutés ou exécutés à cause de leur participation à la révolution.
Plusieurs familles de nos amis se réfugient à l’Ouest.
Il n’est pas question encore de reprendre l’école : c’est de toute façon bientôt les vacances de Noël.
Je commence à étudier le finnois :

Minä olen
Sinä olet
Hän on

Me olemme
Te olette
Hän ovat

On dirait une influence slave dans la conjugaison du pluriel. J’apprends une jolie chanson :

Kalliole, kukkulale,
Rakkenan minä majani,
Tule, tule, tyttö nuori
Asuman minun kansani.

Suomen kieli on kaunis kieli. (La langue finnoise est une belle langue).

Je m’amuse avec cette langue : elle ne ressemble pas du tout au hongrois, mais c’est intéressant.
Début janvier, on retourne à l’école où on peut choisir librement deux langues maintenant. Je choisis l’anglais à la place du russe et, comme notre professeur de latin, M. L., a quitté la Hongrie, le latin comme deuxième langue.
Il manque 5 filles de la classe, elles se sont réfugiées avec leur famille en Occident.
Certains professeurs nous parlent de la « contre-révolution » qui a eu lieu en octobre. Ils ont visiblement peur. La terreur est revenue.
Nous décidons pourtant, entre élèves, de commémorer la révolution le 23 janvier, trois mois après le début. Il est entendu que ce jour-là, tout le monde mettra une cocarde tricolore sur fond noir en signe de deuil, et nous observerons trois minutes de silence au début du cours qui commencera à 11 heures, en l’honneur des combattants morts pour la liberté.
C’est exactement ce qui se passe. Personne n’a oublié sa cocarde. À 11 heures, dès que le prof est entré dans la classe, tout le monde se lève en silence et reste debout. Le prof est blême et ne sait pas quoi faire : il n’ose pas rompre le silence pour nous gronder, mais il est très mal à l’aise et sort de la classe avant la fin des trois minutes. Il revient avec le directeur, celui même qui nous avait annoncé la manifestation 3 mois plus tôt. Le directeur attend aussi en silence. À la fin des 3 minutes, il dit à deux filles de la classe — dont moi — d’aller le voir à midi, et sort.
Nous y allons. Le directeur nous parle tout bas, et nous prie de dire à toutes les filles de ne plus faire des choses comme cela, car cela peut causer des ennuis à nos profs.
« Des ennuis », il y en a beaucoup qui en ont déjà. Sanyi a été arrêté et mis en prison. Il n’est qu’un parmi des centaines.
----------------------------------------------------------------------------------------------------
Je n’ai plus envie de continuer ce récit. J’étais jeune et toujours de bonne humeur. La défaite de cette révolution, les ruines de ma ville natale, la disparition d’amis etc. m’avaient rendue mélancolique pour des années. On n’en guérit pas facilement.
À la Faculté des Lettres où je m’étais inscrite en 1960, il fallait faire son auto-critique et « avouer » à l’Organisation des Jeunesses Communistes ce que nous avions fait pendant la « contre-révolution ». J’ai dit que j’avais passé beaucoup de temps avec toute ma famille à recoller les vitres de notre appartement, cassées par les détonations des chars russes. C’était vrai.
En 1962, un an avant mon départ pour la France, mon père a traduit La Peste de Camus en hongrois. Or, il y avait deux phrases dans ce roman, deux phrases que la censure ne voulait pas laisser passer. C’était quelque chose comme : « J’ai vu une exécution. C'était en Hongrie ». Camus a écrit La Peste dans les années 1940, il ne pouvait donc pas être question d’une exécution après 1956. Mais on a dit à mon père de supprimer ces phrases. Il a refusé. Il a eu aussi "quelques ennuis"… comme presque tout le monde.

FIN

Si quelqu’un est intéressé par des détails proprement historiques de la révolution, voici un résumé en français :
http://www.kulugyminiszterium.hu/NR/rdonlyres/B2B1B441-FD50-4559-9A53-3BF876560DD9/0/1956francia.pdf

Une bibliographie assez complète de la Révolution de 1956 :
http://www.bdic.fr/pdf/BDIC_bibliogr_Hongrie_1956_23102006.pdf

L’écho de quelques écrivains européens :
http://www.federatio.org/mi_bibl/GloriaVictis1956.pdf
Ce que Camus a écrit ici est très beau. Les autorités hongroises ne devaient pas en avoir connaissance, autrement La Peste n’aurait peut-être pas pu paraître du tout en hongrois.


Dernière édition par Piroska le Tuesday 05 Feb 08, 13:17; édité 3 fois
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Messageécrit le Thursday 31 Jan 08, 13:35 Répondre en citant ce message   

J'ai du mal à continuer, parce que cela me fait mal encore.
Je pense aussi comme Jean-Charles, que mon pays avait un rôle de précurseur dans la dissolution finale du bloc soviétique. Mais c'était beaucoup trop tôt…

Je préférerais raconter des blagues qui sont nées pendant la révolution; cela chasserait ma mélancolie, mais je ne me souviens plus que de très peu (pas les meilleures en plus) et certaines sont intraduisibles. Il y en avait plein…
Par exemple :
— Pourquoi l'état-major soviétique a-t-il décidé d'attaquer Budapest à 4 heures du matin ?
— Parce que les enfants d'école maternelle sont encore au lit à cette heure.
(Allusion aux cas très courants de très jeunes enfants détruisant leurs chars.)

Je regarderai si j'en trouve d'autres sur le net.

Citation:
Que sont devenus tes parents et ta soeur après que tu aies quitté la Hongrie ?

Ils ont dû continuer à vivre, comme la plupart des Hongrois, dans un climat de terreur et de désespoir, tout en essayant de ne pas trahir l'esprit de '56. Ce n'était pas facile parce que l'étau se resserrait. Mes parents sont morts dans les années 70.
Mes parents ont pu venir en France quand-même deux fois entre-temps, grâce à des invitations officielles d'universités françaises.

Citation:
Est ce que tu ne les a revus qu'après la chute du mur de Berlin ?


Les Hongrois qui ont quitté le pays clandestinement n'osaient pas retourner avant le changement de régime.
Moi, j'avais eu la chance de partir légalement en 1963, à la première amnistie, avec un passeport appelé "de visite", qui m'avait été accordé au vu d'un document certifiant que j'avais une bourse d'études française (ce qui était le cas).
Comme je me suis mariée ensuite en France, j'ai pu par la suite demander un passeport dit "d'émigration".
Pour obtenir ce passeport, il fallait par contre rentrer en Hongrie et faire des démarches interminables et humiliantes auprès les autorités.
Déjà, à la frontière, un garde-frontière, mitrailleuse à la main, m'a fait descendre du train avec ma valise, disant que je n'avais pas de visa pour la Hongrie.
Mon mari devait rester dans le train, il n'avait pas le droit de m'accompagner.
— Et si le train repart ?
— Vous prendrez le suivant quand vous aurez un visa.
Je ne voyais pas pourquoi j'en aurais eu besoin, étant hongroise, possédant un passeport hongrois et entrant en Hongrie.
J'étais enceinte de notre premier enfant. Le garde-frontière m'a fait marcher 300 mètres avec ma valise assez lourde jusqu'au bureau de son supérieur. (Chose impensable en Hongrie en temps ordinaire — on ne laisse pas une faible femme porter une valise !) Finalement, ce garde-frontière s'est fait chapitrer par son supérieur : je n'avais pas besoin d'un visa, en effet. Re- 300 mètres avec la valise. Heureusement, j'ai pu remonter dans le même train et continuer le voyage avec mon mari.
C'était en 1967. J'avais oublié, en 4 ans de séjour en France, ce que c'est que la tyrannie : je suis partie de France en avril, pensant tout arranger pendant les vacances de Pâques.
Ma soutenance de thèse devait avoir lieu à Poitiers le 14 juin, je crois.
Le 1er juin, j'étais encore en Hongrie à aller de bureau en bureau.
On me parlait partout comme à un "chien de capitaliste".

Je rencontre un ami acteur devant un des bureaux.
Cet acteur, le Gérard Philipe hongrois, — sauf qu'il a vécu plus longtemps (il vient de mourir à 82 ans)—, le voilà peu avant sa mort :
http://referer.stop.hu/image/?id=19592&ext=jpg&th=l
a écopé de 22 mois de prison à cause de ses activités en '56; on lui a interdit de jouer pendant des années. Il fait la queue comme moi pour demander un passeport. Il me demande ce que je fais là.
Je lui raconte mon histoire, depuis mon mariage à un sujet britannique.
Il me dit :
— Tu n'aurais pas dû rentrer.
— Mais pourquoi ? Je voudrais être légalement à l'étranger. Regarde, ceux qui sont partis en clandestinité ne peuvent pas revenir. Moi, je veux pouvoir revenir dès que les choses auront changé ici.
— Changé ? Ici ? Cela n'arrivera pas. Tu peux dire à Bessy (la reine d'Angleterre) de ma part : qu'elle ne compte pas dessus.
Tel était l'état d'esprit des Hongrois à cette époque, où pourtant il y a eu des changements, mais pas tout à fait dans l'esprit de '56.
Le régime de Kádár a réussi à créer le "communisme de goulache", et la Hongrie est devenue "la baraque la plus joyeuse du camp socialiste".
Mais ce n'est pas cela, l'esprit de '56.
La fois suivante, c'était en 1972 que je suis rentrée, avec mon mari et 3 enfants. L'air était un peu plus respirable en apparence, mais dès que je commençais à parler politique, ma sœur s'empressait de fermer la fenêtre de la cuisine où nous étions, de peur que des voisins ne m'entendent.
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Messageécrit le Thursday 04 Sep 08, 8:25 Répondre en citant ce message   

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