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CINEMA - Eleni - Livres, chansons & films - Forum Babel
CINEMA - Eleni

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Messageécrit le Sunday 11 Feb 07, 13:06 Répondre en citant ce message   

Eleni (Το Λιβάδι που δακρύζει), essai d'analyse

Eleni, le dernier film de Thodoros Angelopoulos, reprend un schéma que l'auteur avait déjà utilisé dans Le voyage des comédiens : faire ressurgir l'histoire oblitérée de la Grèce à travers les errances de quelques personnages ordinaires, broyés, non seulement par leurs conflits internes, mais surtout par la violence des déchirements politiques. Le rapport entre les deux films est si étroit qu'il n'est sans doute pas inutile de dresser la liste, et de leurs points communs, et de leurs différences, ces dernières mettant en évidence l'évolution de l'œuvre d'Angelopoulos à plus de trente années de distance.

Proximités

- la troupe d'acteurs itinérants du Voyage est ici remplacée par un groupe de musiciens, tout aussi peu installés et survivant dans la dépendance de petits contrats précaires : les deux histoires sont celles d'artistes et de gens du peuple ;
- on retrouve aussi la référence aux grands mythes de la Grèce antique : après le cycle des Atrides qui structurait l'histoire familiale du Voyage, Agamemnon, Klytemnestre, Égisthe et Chrisothémis autour d'Électre et Oreste, seuls à être explicitement nommés, c'est celui des Labdacides qui intervient ici. Tel Œdipe, le héros Alexis épouse la femme de son père et provoque involontairement la mort de ce dernier, tels Étéocle et Polynice, les deux fils d'Eleni, nouvelle Jocaste, s'entretueront pendant la guerre civile.
Angelopoulos prend cependant ici plus de distance avec la trame classique.
L'inceste est déplacé sur le père qui épouse indûment cette Eleni qui est sa fille adoptive et qui, fuyant avec Alexis avant même la consommation des noces, place les deux héros dans l'innocence d'une pure histoire d'amour, seule lumière du film.
Écart aussi pour les deux frères ennemis qui ne se haïssent nullement et qui ne meurent que dans l'horreur inéluctable de la guerre civile.

Écarts

- alors que le temps du Voyage était constamment brisé, les différentes époques se mêlant sans cesse, allant même parfois jusqu'à se chevaucher, le temps d'Eleni est parfaitement linéaire, allant de la toute petite enfance du personnage-titre lors du premier exil de Grecs (chassés d'Odessa par la révolution russe) jusqu'à sa fin à l'issue de la guerre civile. Cependant, la chronologie est ici tout autant brisée par de nombreuses et longues ellipses, non explicitées par Angelopoulos : ce n'est qu'avec un temps de décalage que le spectateur s'aperçoit souvent que plusieurs années se sont écoulées depuis la scène précédente. L'effet est finalement le même : un découpage en tableaux indépendants dont chacun est une pièce difficile à raccorder dans le puzzle de la vie.
Ce nouveau choix dramaturgique n'est pas sans conséquence, en liaison avec le thème du fleuve, il souligne l'inéluctabilité du destin et en renforce la noirceur.

- l'espace s'est aussi considérablement restreint : loin de parcourir une grande partie de la Grèce comme les comédiens du Voyage, les héros alternent ici essentiellement entre deux espaces clefs. Aux faubourgs populaires de Thessalonique, monde du travail et des luttes syndicales et politiques, s'oppose le village près du fleuve, lieu du mythe familial, terre incertaine de racines qui échouent à s'insérer dans la terre grecque.
Apparaît ainsi à travers la dualité ville/campagne un nouveau thème de l'auteur dans les crises grecques, celui de l'exode rural, partie prenante d'un leit-motiv de l'exil, nécessaire et terrible. Entre la fuite des terres orientales et le saut vers l'Amérique, la Grèce ne parvient pas à fixer ses enfants et on pense au douloureux poème de Solomos, le poète auquel Angelopoulos rend hommage dans l'Éternité et un jour :
Je l'ai vu la p'tite blonde,
Je l'ai vu hier au soir,
Qui prenait la p'tite barque
allant aux terres d'exil.


Hors de cette dialectique entre les deux œuvres, Eleni continue bien sûr à suivre les principes fondamentaux d'une esthétique commune à tous les films de l'auteur, elle est exceptionnellement forte :
- une bande son rigoureuse, tissée par la musique lancinante et profonde d'Eleni Karaïndrou autour des bruits précis de la ville ou de la campagne qui, beaucoup plus qu'un simple fond sonore, installent les acteurs dans l'authenticité du décor ;
- une photographie toujours aussi belle où la lumière joue aussi bien avec la douceur des ciels humides qu'avec les contrastes expressionnistes des nuits de la ville ;
- des cadres étonnants qui font de chaque plan une œuvre d'art, le film devenant ainsi un album de photographies dont l'intensité dramatique joue comme une orchestration de la trame du récit ;
- une direction d'acteurs d'une grande simplicité, gommant toute émotion inutile dans une perspective brechtienne ;
- enfin, bien sûr, marque de fabrique d'Angelopoulos, la virtuosité des plans-séquences, où la caméra, œil extra-diégétique, conduit par de lents mouvements le spectateur à travers les décors, tant sur les trajets que sur les rencontres des personnages, réalisant une mise en scène par l'image de tous les rapports et tensions qui les animent. On ne trouve pas, il est vrai, dans Eleni des morceaux de bravoure tels que sont la séquence de l'installation à l'hôtel au début du Voyage ou celle de la traversée de la maison à la fin de l'Éternité ; l'auteur a renoncé pour ce film au spectaculaire, les effets deviennent invisibles et la virtuosité de la caméra n'y contribue plus qu'à serrer de près la trame narrative, reportant sur celle-ci l'attention du spectateur.

Je concluerai en évoquant le titre original du film, To livadi pou dakryzei, "La prairie qui pleure", impossible à traduire ainsi sans perdre la connotation du grec livadi qui, autant et plus qu'une prairie, désigne un lieu humide où l'eau sourd spontanément. Le mot, issu du grec ancien libas, appartient ainsi à la racine du verbe leibô, "couler goutte à goutte", et, dès l'antiquité, était susceptible de s'appliquer aux larmes.
Cette prairie humide est celle d'un rêve que raconte Eleni à la fin du film, rêve où elle réalise le désir des enfants (qu'elle et Alexis étaient) dans le village au bord du fleuve : remonter jusqu'à la source des eaux. Et c'est là que, guidée par un vieillard (Angelopoulos ?), elle découvre que le fleuve naît des larmes de cette "prairie qui pleure".
Avec elle, alors, le spectateur comprends le sens de ce fleuve large et paisible, fleuve mythique, sans berges abruptes ni remous, dont le modèle est de l'inconscient collectif (ce type de fleuve n'appartient nullement à la Grèce) et qui, à l'improviste mais sans hâte, débordera en emportant toute vie et tout espoir.
"La vie est un long fleuve tranquille", oui, mais c'est un fleuve de larmes et même l'amour est impuissant à en triompher.
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