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Ion Animateur
Inscrit le: 26 May 2017 Messages: 306 Lieu: Liège
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écrit le Sunday 12 Jul 20, 10:14 |
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Le mot latin res désigne principalement un « signifié », c'est-à-dire un découpage de la réalité.
D’une part, à certains de ces signifiés, les Anciens prêtaient une existence autonome dans le monde extérieur à l’esprit humain. Bien sûr, en réalité, ces découpages sont effectués plus ou moins consciemment par les hommes, puis sont fixés dans les cultures humaines, mais pas toujours sans raison.
« Volcan », par exemple, est une notion qui est née chez les hommes, mais si elle est négligée au titre d’invention subjective, on négligera éventuellement aussi des risques d’éruption avec les morts et les dégâts associés.
Dans ce sens, res désigne des « choses » indépendantes des hommes, et c’est à cette catégorie qu’appartiennent les choses dont Lucrèce pense exposer la nature.
Mais d’autre part, res désigne des signifiés de toutes sortes mis en œuvre dans les discours particuliers, au titre de contenu des paroles prononcées. Dans ce cas, res peut renvoyer à des « événements », des « faits », des « actes », qui supposent un autre niveau de réalité qui leur permet d’exister. Pas de course automobile sans circuits ni voitures. Et res peut renvoyer au contenu « objectif » de ce que l’on vient de dire.
J’ai bien l’impression que c’est pour cela que, res, avec des pronoms ou adjectifs, entre dans des périphrases emphatiques pour exprimer simplement le neutre (Lewis&Short, s.v., I D)
Prenons alors Lucrèce, I, 830-833
Nunc et Anaxagorae scrutemur homoeomerian
quam Grai memorant, nec nostra dicere lingua
concedit nobis patrii sermonis egestas
sed tamen ipsam rem facilest exponere verbis
« Examinons maintenant l’homéomérie d’Anaxagore, comme disent les Grecs sans que la pauvreté de l’idiome de nos pères nous permette de nommer celle-ci en notre langue, quoiqu’il soit facile de traduire en mots la théorie elle-même. »
Il est erroné de conclure sans précaution (Vesperini, p. 148) que « le dogma de l’homéomérie, par exemple, qui appartient à Anaxagore, est présenté explicitement comme une res. » Ce n’est pas une res comme un rocher où un fleuve. Ipsam rem est simplement là pour reprendre homoeomerian, dans le contraste rem / verbis qui distingue un « sens » du « mot » qui l’exprime.
C’est la valeur de « neutre emphatique » que l’on trouve dans les expressions fréquentes (illud) in his rebus et quas ob res « à ce sujet, pour ces raisons » (cf. Vesperini p. 148n8 - p. 321 qui sauf erreur voudrait encore y voir des res comme les plaines ou les lacs)
Voyons encore :
I, 857-858
at neque reccidere ad nihilum res posse neque autem
crescere de nihilo testor res ante probatas.
Mais les choses ne peuvent retourner au néant ni d’ailleurs en surgir : témoins les développements (res) validés ci-dessus.
Les res de 857 ne sont pas celles de 858.
II, 478-480
Quod quoniam docui, pergam conectere rem quae
ex hoc apta fidem ducat, promordia rerum
finita variare figurarum ratione.
« Puisque j’ai exposé cela, je poursuivrai en y attachant un fait (res) qui s’y relie et mérite l’adhésion : les éléments qui constituent les choses varient selon un nombre fini de formes. »
Ici, rem désigne « un fait ». |
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Cligès
Inscrit le: 18 Jul 2019 Messages: 896 Lieu: Pays de Loire
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écrit le Sunday 12 Jul 20, 20:18 |
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Ion a écrit: | Le mot latin res désigne principalement un « signifié », c'est-à-dire un découpage de la réalité.
D’une part, à certains de ces signifiés, les Anciens prêtaient une existence autonome dans le monde extérieur à l’esprit humain. Bien sûr, en réalité, ces découpages sont effectués plus ou moins consciemment par les hommes, puis sont fixés dans les cultures humaines, mais pas toujours sans raison. |
Un signifié est un concept : on ne peut pas lui "prêter une existence autonome" : vous voulez parler des référents.
Ion a écrit: | Prenons alors Lucrèce, I, 830-833
Nunc et Anaxagorae scrutemur homoeomerian
quam Grai memorant, nec nostra dicere lingua
concedit nobis patrii sermonis egestas
sed tamen ipsam rem facilest exponere verbis
« Examinons maintenant l’homéomérie d’Anaxagore, comme disent les Grecs sans que la pauvreté de l’idiome de nos pères nous permette de nommer celle-ci en notre langue, quoiqu’il soit facile de traduire en mots la théorie elle-même. »
Il est erroné de conclure sans précaution (Vesperini, p. 148) que « le dogma de l’homéomérie, par exemple, qui appartient à Anaxagore, est présenté explicitement comme une res. » Ce n’est pas une res comme un rocher où un fleuve. Ipsam rem est simplement là pour reprendre homoeomerian, dans le contraste rem / verbis qui distingue un « sens » du « mot » qui l’exprime.
C’est la valeur de « neutre emphatique » que l’on trouve dans les expressions fréquentes (illud) in his rebus et quas ob res « à ce sujet, pour ces raisons » (cf. Vesperini p. 148n8 - p. 321 qui sauf erreur voudrait encore y voir des res comme les plaines ou les lacs) |
Prendre le mot "théorie" relève de la "traduction élégante" ; je ne vois aucune emphase dans le texte latin. Il me semble que res, c'est ici la "chose", opposée à la manière de désigner cette chose (homoeomerian en grec). Cela rappelle tout à fait le début du De signis :
Ego quo nomine appellem nescio. Rem vobis proponam : vos eam suo, non nominis pondere penditote.
"De quel nom l'appeler, je ne sais. Je vous proposerai la chose, vous, appréciez-la par sa vertu propre, non par celle d'un nom" |
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Ion Animateur
Inscrit le: 26 May 2017 Messages: 306 Lieu: Liège
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écrit le Monday 13 Jul 20, 17:41 |
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Ah oui ! un référent ! Il faut que je complète mes ressources théoriques. Mais cette lacune de ma part est une felix culpa, une "heureuse faute", car vous me fournissez un exemple qui illustre bien ce que je pense de la valeur de res que je voulais mettre en évidence sans être capable de trouver la bonne formule pour l'expliquer. Merci ! |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11191 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Monday 13 Jul 20, 18:04 |
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J'allais vous proposer déictique ou anaphorique... |
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Cligès
Inscrit le: 18 Jul 2019 Messages: 896 Lieu: Pays de Loire
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écrit le Monday 13 Jul 20, 18:24 |
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Merci Ion, je m'aperçois que ma manière de vous répondre manquait quelque peu de courtoisie, je vous prie de m'excuser.
Papou, à quel emploi du mot res faites-vous allusion ? Dans l'exemple de Lucrèce que j'ai relevé, res à son sens propre. Il y a opposition entre la chose, la théorie si l'on veut, et sa désignation ; le latin manque d'un mot qui corresponde au grec, on peut néanmoins expliquer la chose désignée par ce nom au moyen d'une glose. |
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Ion Animateur
Inscrit le: 26 May 2017 Messages: 306 Lieu: Liège
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écrit le Monday 13 Jul 20, 18:31 |
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Sur la pointe des pieds : il me semble que l'on peut parler d'anaphore dans les expressions comme quas ob res "pour ces raisons", qui rappellent ce dont on vient de parler. |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11191 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Monday 13 Jul 20, 19:22 |
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Je parlais du res qui ne désigne pas une chose bien définie ni les choses en général mais LA chose dont on vient de parler. Dans ces cas, res, me semble-t-il, joue le rôle d'un PRO-NOM. Je me trompe ? |
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Cligès
Inscrit le: 18 Jul 2019 Messages: 896 Lieu: Pays de Loire
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écrit le Monday 13 Jul 20, 20:29 |
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Mais si, pour moi, c'est une chose bien définie : c'est la "réalité" de la théorie grecque, la chose en soi ; res ne "remplace" pas le mot grec, il n'y a aucune figure de style à chercher. L'opposition res/nomen est un topos rhétorique, mais chez Lucrèce, il est opportunément rajeuni, je trouve.
Non, sûrement pas anaphore :
Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant !
Rome, qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore ! |
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