« Le souffleur folâtre avec la flûtiste »
La famille BALLON
Patriarches indoeuropéens : *BhLĒ- et *BhEL-, « enfler, se gonfler, sac »
Note préliminaire : il existe plusieurs racines indoeuropéennes, à la fois synonymes et paronymes – et même, pour certaines, homonymes –, exprimant la notion d’ « enflure », de « gonflement » : *BhLĒ-, *BhEL-, *BhEU-, *BhLEU-, etc. Aussi les étymologistes ont-ils souvent du mal à se mettre d’accord sur celle à laquelle se rattache tel ou tel mot, et notre propre choix sera probablement critiqué. Mais nous ne pouvions arguer de cette difficulté pour passer sous silence, dans cette série des « Grandes familles de mots », un thème aussi prolifique. Nous avons donc opté de présenter en détail une famille bicéphale importante et de citer plus sommairement les autres en
Annexe.
Les branches
1. Les principaux représentants de la branche latine (racine *BhLĒ-) sont le verbe
flō, flāre, flātum, « souffler », d’où sont issus la plupart des mots en -
fle- et -
flat- :
enfler, renfler, désenfler, renflement, souffler, souffle, essouffler, essoufflement, souffleur, soufflerie, soufflé, soufflet, souffleter, boursoufler, fleurer, gonfler, gonflement, dégonfler, insuffler, etc.
inflation, inflationniste, déflation, déflationniste, flatueux, flatulent, flatuosité, flatulence, insufflation
ainsi que le nom
follis, « sac ou ballon de cuir gonflé d’air ; ballon à jouer ; soufflet de forge ; bourse de cuir », qui a pris à basse époque en emploi adjectival le sens de « idiot, sot », devenu
fol puis
fou en français, et d’où sont issus la plupart des mots en -
fol- :
folie, follet, affoler, affolement, folâtre, folâtrer, folâtrerie, raffoler, folichon, follicule, etc.
2. La branche germanique (racine *BhEL-) mérite pour une fois la deuxième place car elle est elle aussi particulièrement riche. Le grand ancêtre en est la forme reconstituée *
balla, « paquet », introduite en France avec ce sens par le francique et par le longobard en Italie où le mot s’est spécialisé dans le sens de « balle pour le jeu de paume », puis de « projectile d’arme à feu ». En sont issus la plupart des mots en -
ball- :
balle, ballon, ballonnement, ballonner, ballonnet, ballot, ballot, ballottage, ballotter, ballotin, ballottine, ballottement, balluchon, déballage, déballer, emballage, emballement, emballer, emballeur, remballer
ainsi que les emprunts à l’anglais :
basket-ball, football, etc. ou à l'allemand :
handball.
De la même source, et précisément via le néerlandais
balg, « gaine, enveloppe », est issu, avec métathèse
-alg- / -lag-, le mot
blague et ses dérivés :
blaguer, blagueur.[
1]
3. La branche grecque (racine *BhEL-) n’a pas été très productive mais elle a quand même fourni au français le mot
baleine, issu de φάλλαινα [phállaina], via le latin
ballaena ou
ballēna, dont les dérivés sont
baleineau, baleinier, baleinière, et le mot
phallus, emprunté tel quel au latin, lui-même issu de φαλλός [phallós], dont les dérivés sont
phallique, ithyphalle, ithyphallique, phalloïde et
phallocrate.
4. Enfin, via le nom latin
bulga, « bourse de cuir », emprunté au gaulois *
bolga, cette famille comporte une petite branche celtique d’où sont issus les trois noms
-
bouge qui, après avoir d’abord signifié « valise, coffre, sac », a désigné une « petite pièce arrondie servant de décharge, grenier », une « petite chambre de valet », a abouti au sens actuel de « pièce ou maison extrêmement sale et désordonnée ».
-
bogue, ce dernier via le breton
bolc’h, « sac, enveloppe ».
-
budget qui nous est revenu d’outre-Manche après avoir été lui-même emprunté à l’ancien français
bougette, « bourse de cuir, sacoche de trésorier », diminutif de
bouge. Dérivés :
budgétiser, budgétivore.[
2]
Les invités masqués
1. Avec son élément -
boul-, il se fait passer pour un membre d’une autre famille (voir
Annexe, famille BOULE) :
blackbouler est en fait issu de l’anglais
to blackball, « voter avec une boule noire ».
2. Avec leur élément -
flu-, ils essaient de se faire passer pour des membres d’une autre famille (voir
Annexe, famille FLEUVE) :
enflure et
boursouflure, qui ont jadis connu des formes plus fidèles à leur groupe :
enfleüre, boursouffleure.
3. Il relève bien de la branche latine mais il y est bien le seul à afficher ce
g :
flageolet, nom d’un instrument de musique à vent, est un diminutif de l’ancien et moyen français
flajol, « flûte », lequel remonte probablement à un latin populaire *
flabeolum, même sens, dérivé du latin classique
flābellāre, « souffler sur », dérivé de
flāre.
4. Un peu comme le roi Dagobert, il a mis ses syllabes à l’envers :
loufoque, c’est le mot
fou en largonji [
3]. Dérivé :
loufoquerie.
Curiosités
1.
ballottement et
ballottage : au XVIe s. ces deux noms d’action du verbe
ballotter s’employaient indifféremment pour signifier « vote, élection par ballotte », la ballotte étant une petite boule de couleur blanche ou noire utilisée pour voter respectivement « pour » ou « contre ». Mais le verbe
ballotter ayant pris au siècle suivant le sens sportif de « se renvoyer la balle » (au jeu de paume),
ballottement se spécialisa comme nom d’action correspondant à ce deuxième usage et en vint au XIXe s. à signifier « action de faire aller dans un sens et dans l’autre ».
Ballottage a évolué de son côté jusqu’à son sens électoral actuel : « résultat négatif du premier tour de scrutin lorsque aucun des candidats n’a pu réunir la majorité absolue des suffrages exprimés ou le quart des inscrits. »
2.
flouze ou
flousse : que vient faire ici ce mot d’argot (déjà un peu désuet) pour désigner l’argent ? se demandera-t-on probablement. Pour comprendre, il faut remonter au nom latin
follis, dont on a vu plus haut qu’un des derniers sens fut « bourse en cuir ». Au fil des siècles, et en particulier sous l’Empire Byzantin, le mot en est venu à désigner une pièce de monnaie bien connue des collectionneurs et numismates. Cette pièce était encore utilisée à la fin du VIIe s. dans les régions conquises par les Omeyyades qui l’ont adoptée et en ont adapté l’accusatif pluriel
folles à leur langue, sous la forme فلوس [fulūs] pour laquelle ils inventèrent facilement le singulier فلس [fals] ou [fils]. C’est à partir de ce pluriel qu’a été fabriqué
flouze, attesté à Marseille pour la première fois dix ans seulement après la conquête de l’Algérie.
3.
ithyphalle : du latin
ithyphallus, du grec ιθύφαλλος [ithuphallos] - composé de l’adjectif ιθύς « droit » et de φαλλος - objet représentant un phallus en érection, que l’on portait en procession aux fêtes de Dionysos en Grèce et de Bacchus à Rome. Par extension, amulette de forme phallique portée autour du cou. Dérivé :
ithyphallique.
Homonymes et faux frères
1. Il y a
balle et
bal !
Pour
bal et ses dérivés, voir la famille
BAL.
2. Il y a
flageolet et
flageolet … et
flageoler !
- flageolet, le nom du légume, est dérivé de
flageolle, « haricot », emprunté à l’italien
fagiuolo, « haricot » (cf. esp.
fréjol), du latin
phasēlus, lui-même emprunté au grec φάσηλος [phásêlos], « mogette », plante voisine du haricot.
- Quant au verbe
flageoler, qui n’a de rapport avec aucun des deux flageolets, son origine est incertaine, peut-être argotique.
3. Il y a
fleurer et
fleurir !
-
fleurer est bien de la famille comme on l’aura noté (cf. branche 1). Il est effet dérivé de
fleur, « odeur », homographe de
fleur, mot encore vivant dans les dialectes, issu du latin populaire *
flator, corruption du classique
flatus, « souffle, haleine, respiration », peut-être sous l’influence de
fœtor, « mauvaise odeur ».
-
fleurir est issu du latin vulgaire
florire, du classique
florere, « fleurir, être en fleur » et au figuré « être en pleine vigueur, être florissant » ; la forme
fleurir a été refaite sur
fleur. (Voir
Annexe, famille FLEUR.)
4. Il y a
fou,
fou et
fou !
-
fou (pièce du jeu d’échec, jeu d’origine indienne) a remplacé l’ancien français et moyen français
alfin, aufin (xie-xve s.), emprunté, probablement par l’intermédiaire de l’espagnol
alfil, à l’arabe الفيل [al-fil], « l’éléphant », cette pièce ayant été à l’origine représentée par un éléphant. Le nom de
fou vient peut-être d’une comparaison de la position des pièces du jeu d’échec avec celle du fou de cour auprès du roi. La phonétique a fait le reste car
fou se disait alors plutôt
fol, et de
fīl à
fol…
-
fou (arbre), c’était aussi - issu du latin
fagus - le nom du hêtre en ancien français. Le mot survit en toponymie (
Le Puy-du-Fou, « la colline du hêtre »). Dérivés :
faine, fayard, fouet,
fouine, et probablement
La Fayette.
5.
bouger est sans rapport avec
bouge. Ce verbe est issu du latin vulgaire *
bullicare, fréquentatif de
bullire, « bouillonner, bouillir »
, avec transposition au domaine du mouvement. Dérivé :
bougeotte. (Voir
Annexe, famille BOULE.)
6.
bougie vient de
Bougie, de l’arabe بجاية [Buǧāya]
, actuellement
Béjaia, nom de la ville d’Algérie d’où cette cire était importée. Dérivé :
bougeoir.
7.
flageller : emprunt au latin de l’époque impériale
flagellare, « fouetter, flageller », de
flagrum, « fouet ». Dérivés :
fléau, fêler.
8.
flatter : issu d’un francique *
flatjan, « passer le plat de la main sur » (voir famille
PLAN). Dérivés :
flatterie, flatteur.
9.
folio : ablatif du nom latin
folium, « feuille » . Dérivés :
feuille, foliation, etc. (Voir
Annexe, famille FEUILLE.)
Dans d’autres langues indoeuropéennes
esp.
bala, balón, balota, ballena, fallar, falo, flato, folículo, fuelle, hallar, hinchar, holgar, holgado, holgura, huelga, inflación, insuflar, juerga, soplar
port.
bala, balão, baleia, falo, flato, fole, inflação, soprar
it.
balena, ballottaggio, fallo, flatulenza, follia, gonfiare, inflazione, palla, pallone
angl.
ball, balloon, ballot, belly, blast, to blaze, blister, to blow, boulder, bowl, budget, bulge, bulk, deflate, flatulent, flavor, follicle, folly, fool, inflate, insufflate, phallus
all.
Blase, blasen, Bläser, Blaskapelle, blähen, Blähung
rus.
Annexe
La notion de « gonflement » en indoeuropéen
Fam. | BOULE | FLEUVE | FLEUR | FEUILLE
| |
Ind.-E. | *BEU-, *BhEU- | *BhLEU- | *BhEL- | *BhEL- |
Latin | bulla, “bulle” | fluō, “couler” | flōs, -ōris, “fleur” | folium, “feuille”
| |
Grec | | φλύω [phlúô], “couler en abondance” | | p.-ê. φύλλον [phúllon], “feuille”
| |
| boule, bouillir, tambouille, bouger, bulle, bulletin, billet, ébullition, … | fleuve, fluvial, effluve, fluide, affluer, influer, fluor, flux, fluctuation, … | fleur, fleuron, fleuret, florin, fioriture, déflorer, floral, florilège, … | feuille, feuilleton, trèfle, exfoliation, folio, … |
Notes
1. La métathèse
-al- >
-la- s’explique par la rareté en français du groupe
-lg-. Le sens de « menterie » est issu de la notion de « gonflé, boursouflé », la blague à tabac semblant être gonflée d’air ; de plus, l’hypothèse d’un emprunt au néerlandais, langue d’un peuple colonisateur, est en accord avec le milieu, vraisemblablement celui de la marine, où est né le mot français.
2. Et peut-être aussi le nom de la Belgique et de ses habitants. Selon Wikipedia, l’ethnonyme
belge serait issu du celtique *
bhelgh « se gonfler, être furieux », lui-même dérivé de la racine indo-européenne *
BhEL-. Il faudrait donc comprendre « les Belges » soit comme « les furieux », soit comme « les fiers, les vantards, ceux qui se gonflent comme une outre ».
3. Jargon, argot. De
jargon selon un procédé - comparable au plus actuel
verlan - qui consiste à déformer les mots en substituant la lettre
l à la première consonne qu’on reporte à la fin du mot en la faisant suivre d’un suffixe libre
. Ce procédé qui semble apparaître au xviiie s. est bien attesté au xixe s. ; l’adoption de l’initiale
l est due aux prothèses populaires du type
le lévier (pour
l’évier)
.