Les grandes familles de mots




« Les décoctions du maître queux »

La famille CUISINE


Patriarche indoeuropéen : *PEKw- [1], « cuire, mûrir »


Les branches

1. Le grand ancêtre latin de la famille est le verbe coquere, « cuire » qui avait sa propre série de dérivés : coctio, « cuisson », coquina, « cuisine », coquus, « cuisinier », praecox, « précoce, qui mûrit vite », etc. En sont issus un petit groupe de mots qui contiennent le radical -coc- (ou -coq-) :

coction, concocter, décoction, cocotte (ustensile de cuisine),
précoce, précocité, coq (chef cuisinier sur un bateau, par le néerlandais kok)


2. On aura deviné que le verbe français cuire descend du latin coquere après avoir subi un certain nombre de déformations au cours des siècles. Il est à son tour le chef de toute une famille reconnaissable au radical -cui- :

cuisine, cuisiner, cuisinier, cuisinière, cuisson, cuite, cuisant, cuistot, cuistance, cuistre, cuistrerie, autocuiseur, biscuit, biscuiterie, recuire, ...


3. La famille a aussi une branche grecque – plus proche de l’indoeuropéen par son initiale – dont les principaux représentants sont les mots πεψις, pepsis, « cuisson, digestion », πεπτικος, peptikos, « apte à digérer », et πεσσειν, pessein, « faire cuire, digérer ». Leur descendance française se reconnaît au radical -peps- ou -pept- :

peptique, peptone, pepsine, apepsie, dyspepsie, bradypepsie (voir Annexe)


4. Y a-t-il une branche germanique de cette famille ? On a longtemps pensé que cake et quiche, l’anglicisme cookie, et peut-être aussi cocagne, descendaient également du latin coquere via l’allemand, ou que l’allemand Kuchen, « gâteau », avait un ancêtre germanique apparenté à *PEKw-. On en est maintenant beaucoup moins sûr, sachant que *kakâ-, le probable ancêtre germanique de ces mots et auquel on remonte par les scandinaves kaka et kage, ne peut pas, d’après les lois de la phonétique historique, dériver de *PEKw-.
Les invités masqués

1. Il a trop voyagé pour être encore reconnaissable : abricot, emprunt indirect (XVIe s.) à l’arabe ﺍﻠﺒﺮﻘﻮﻕ al-barqūq, lui-même emprunté au grec πραικοκιον, praikokion. (Voir Curiosités.)


2. Son air d’être la sœur de biscuit, « cuit deux fois », permet de la reconnaître assez facilement : biscotte, emprunt à l’italien biscotto, même sens que biscuit.
(Pour l’élément bis-, voir la famille DEUX).


3. Il cache le i de -cui- (branche 2) : charcutier, d’abord chaircuttier puis charcuytier, est dérivé, avec le suffixe caractéristique des noms de métiers, de chair (de porc, veau, gibier) cuite. Dérivés : charcuterie, charcuter, charcutaille.
(Pour char- et chair, voir Homonymes 1).


4. Il conserve le c initial, mais pour le reste ... : culinaire est emprunté (1546, Rabelais) au latin culinarius, “qui a rapport à la cuisine”, dérivé de culina, “cuisine”, synonyme de coquina (branche 1). (Voir Curiosités).


5. Il conserve le son /k/ initial, mais pour le reste ... : queux : via les formes intermédiaires cous et queu, est issu du latin coquus, « cuisinier ». C’est donc un doublet de coq (branche 1). Le mot s’emploie par plaisanterie dans l’expression maître queux. À part ce cas, face au succès de cuisinier, et probablement aussi à cause de la concurrence de leurs très usuels homonymes, coq et queux sont quasiment inusités.
Il semble que gueux ne soit qu'une variante de queux.
Curiosités

1. Le précoce abricot : une série de mots apparentés dans les langues romanes atteste l’histoire compliquée de ce terme, reflet de celle du fruit qu’il désigne. Originaire de Chine, l’abricot a commencé sa carrière méditerranéenne en Syrie. Les Grecs l’avaient appelé arméniakon, “fruit d’Arménie”, parce que l’Arménie était sa provenance immédiate. Pour les Latins, la pruna armeniaca se nommait aussi praecoquum, “le fruit précoce”, mot passé en grec tardif sous la forme πραικοκιον. C’est ce dernier mot grec – adopté par les Arabes, qui cultivèrent le fruit mieux que d’autres –, et c’est le mot arabe al barqūq – où al est l’article et où barqūq représente le grec praikokion –, qui fut adopté dans la péninsule ibérique, puis plus au Nord, et notamment en France. En Egypte le mot barqūq désigne actuellement la prune alors que l’abricot y est appelé مشمش meshmesh.


2. cuistre : du latin cocistro, « esclave chargé de goûter les mets », via plusieurs formes intermédiaires (quistrun, quistron, coistron, coistre, quistre, « marmiton, valet de cuisine »). Le mot s’est appliqué au valet, au subalterne dans un collège, puis à l’écolier qui porte le manteau et le bonnet, et au cuisinier des étudiants. C’est vers 1670 qu’il a commencé à désigner un homme pédant, ridicule et vaniteux de son savoir. Dérivé : cuistrerie.


3. culinaire : de culina, synonyme de coquina, lequel aurait été déformé sous l’influence de culus, “cul”, les latrines étant, à Rome, souvent attenantes à la cuisine, et culina est attesté pour “latrines”. Il s’agirait donc à l’origine d’un terme péjoratif basé sur un jeu de mots typiquement rabelaisien !
Homonymes et faux frères

1. Il y a cuire et cuir !
Le nom cuir est issu du latin corium, « peau de l’animal, peau de l’homme, enveloppe, peau des arbres et des fruits, peau sur un liquide ». Le mot se rattache, comme chair vu plus haut, à la racine indoeuropéenne *(S)KER-, « couper, séparer, partager », la peau étant ce que l’on peut détacher du reste. Dérivés : cuirasse, cuirassier, cuirasser, cuirassé, coriace, curée, excorier, excoriation.


2. Il y a coq et coq ! Et il y a cocotte et cocotte !
Le coq, la coqueluche et le coquelicot : le coq qui fait la cuisine sur un bateau et le coq qui règne sur le poulailler n’ont sémantiquement rien à voir l’un avec l’autre bien qu’il leur arrive de se rencontrer dans certaines circonstances autour d’une cocotte ! Le nom du coquelicot, fleur rouge des champs ressemblant à une crête de coq, est issu de coquerico, ancienne forme de cocorico, onomatopée désignant le cri du coq et le coq lui-même, et dont la première syllabe pourrait bien être à l’origine du nom de l’animal. Autres dérivés : cocarde, coquet, et aussi cocotte, comme synonyme affectueux de poule, dans les deux sens du mot. Une cocotte peut donc faire cuire une cocotte dans sa cocotte ...

Quant à la coqueluche – le mot est d’origine obscure –, avant d’être une maladie bien connue, elle a d’abord été une sorte de capuchon. Il semble que l’expression “Marie est la coqueluche de Pierre” (= Marie est aimée passionnément par Pierre) vienne de ce premier sens par un emploi métaphorique comparable à celui qui se trouve dans les expressions plus ou moins encore usuelles et où les actants sont inversés, “Pierre est coiffé de Marie”, “Pierre est toqué de Marie”, “Pierre a le béguin pour Marie”.


3. Il y a queux et queue !
queue est issu du latin coda ou cauda, « prolongement du corps d’un animal », mot populaire d’origine inconnue. Dérivé : coda (terme de musique).


4. biscoteau ou biscoto, sans rapport avec biscotte, est un synonyme familier de biceps. (Voir famille CAPITAL).


5. coquin : l’état actuel des connaissances ne permet de faire dériver ce mot, comme cela a été proposé, ni du français coq (l’animal) ni du latin coquinus, mot dont on n’a qu’une seule attestation isolée avec un sens péjoratif chez Plaute.


6. Enfin ne sont de la famille ni coque, ni coquille, ni coccinelle, ni cocon, ni cocu, ni cuisse, ni cuivre.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. albaricoque, bizcocho, cocer, cocina, cocinero, culinario, pepino, pepsina, precoz

port. albricoque, biscoito, cozer, culinário, pepsina, precoce

it. biscotto, cucina, cuocere, cuoco, precoce

angl. apricot, biscuit, concoct, cook, dyspepsia, kitchen, peptic, precocious, pumpkin

all. Aprikose, Biskuit, Koch, kochen, Kochung, kulinarisch

rus. абрикос, бисквит, кулинария, кухня

Annexe

Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, fin de la scène 5

MONSIEUR PURGON : Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin,

TOINETTE : Cela crie vengeance.

MONSIEUR PURGON : Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnais,

ARGAN : Hé ! Point du tout.

MONSIEUR PURGON : J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile et à la féculence de vos humeurs.

TOINETTE : C’est fort bien fait.

ARGAN : Mon Dieu !

MONSIEUR PURGON : Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours, vous deveniez dans un état incurable.

ARGAN : Ah, miséricorde !

MONSIEUR PURGON : Que vous tombiez dans la bradypepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la bradypepsie dans la dyspepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la dyspepsie dans l’apepsie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De l’apepsie dans la lientérie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la lientérie dans la dysenterie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : De la dysenterie dans l’hydropisie,

ARGAN : Monsieur Purgon.

MONSIEUR PURGON : Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.

Note :

1- Les dialectes celtiques et italiques ont une forme *KwEKw- où le P initial de la racine indoeuropéenne est devenu Kw par assimilation.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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