« Sens dessus dessous »
La famille SOUS et SUR
Patriarches indoeuropéens : *(S)UB- et *(S)UP-, « (mouvement) de bas en haut » [1]
Les branches
1. Le principal ancêtre de cette famille est le radical latin -
sub-, « sous, au pied de, à la place de, dans le voisinage de ». Parmi ses descendants français on trouve des mots qui ont conservé ce radical -
sub-, d’autres où le
b s’assimile à la consonne qui le suit (par exemple -
suff-, -
succ-, etc.), d’autres enfin où -
sub- est devenu -
sou(s)-, voire simplement -
sus- :
subalterne, subir, subjonctif, sublime, subordonné, subtil, ...
succéder, succès, suffire, ...
sous, soustraire, dessous, ...
soulager, soulever, souligner, sourire, soute, soutenir, souterrain, soutien, souvent, souvenir, ...
suspect, suspendre, suspension, ...
2. L’autre ancêtre latin de cette famille où les contraires se rejoignent est le radical -
sup(er)-, « sur », présent dans l’adjectif
superus, « qui est au-dessus ». Parmi ses descendants français on trouve des mots qui ont conservé les radicaux -
super- ou -
sup-, d’autres en -
som-, descendants de
summus, comparatif de
superus : d’autres enfin où -
super- se réduit à -
sur-, voire simplement -
sus- ici aussi :
super, supérieur, superbe, supermarché, superficie, superstitieux, superlatif, superflu, supercherie, ...
supposer, suppositoire, supplément, suprême, ...
sur, surface, surgelé, surtout, survêtement, surprendre, surprise, surhomme
somme, sommaire, sommet, sommité, consommer, ...
dessus, pardessus, ...
3. Les ancêtres grecs de cette famille sont les deux prépositions
υπερ,
huper, « sur », et
υπο, hupo, « sous ». Nombre de mots français plus ou moins savants ont comme préfixes
hyper- et
hypo- :
hypocrite, hypothèque, hypothèse, hypoténuse, ...
hypermarché, hypertendu, hyperbole, hypertrophie, ... [
2]
4. Quelques emprunts à l’anglais permettent à cette famille française d’avoir une branche germanique, dans laquelle on peut observer qu’à
hyper en grec correspond formellement l’anglais
over et qu’à
hypo en grec correspond l’anglais
up. Ces éléments sont présents dans
overdose, pull-over, pick-up et
pin-up.
Les invités masqués
1. Il n’est guère reconnaissable, et pour cause ! :
sombrer, d’abord sous la forme
sous-soubrer, altérée ensuite sous l’influence de
sombre (voir plus loin) et interprétée comme
sous-sombrer (d’où l’on est passé facilement à
sombrer sous), est issu de l’espagnol
zozobrar ou du portugais
sossobrar, « faire chavirer », eux-mêmes issus du catalan
sotsobre (composé de
sots, « en bas », du latin
subtus, et de
sobre, « en haut », du latin
super) et de son dérivé le verbe
sotsobrar.
2. De
super-, elle a quand même gardé
spr :
soprano (voir Curiosités).
3. De
super-, il a gardé
sr mais il fait croire qu’il est au-dessous alors qu’il est au-dessus :
sourcil est issu du latin
supercilium, même sens. Dérivé :
sourciller.
4. De
super-, il n’a gardé que le
s et lui aussi fait croire qu’il est au-dessous alors qu’il est au-dessus :
souverain (voir Curiosités).
5. De
sub- il a perdu le
b :
sujet est issu du latin
subjectus, « soumis ». Dérivé :
assujetti.
Pour l’élément -
jet, voir la famille
JET.
Curiosités
1.
sens dessus dessous est une altération de l’ancien français
c’en dessus dessous, c’est-à-dire « ce [qui était] en dessus [est passé] dessous », comme le navire qui a sombré. Balzac s’efforcera de retourner aux sources en écrivant
cen dessus dessous, mais son exemple ne sera pas suivi.
2.
somme (n.f.) vient du latin classique
summa, fém. de
summus, deuxième forme superlative de
superus, « qui est au-dessus », l’autre étant
supremus. C’est l’abréviation de
summa linea, « la ligne d’en haut », les Romains comptant de bas en haut. D’où le sens de
summa, « somme formée par la réunion des éléments d’un compte, total, ensemble », d’où
summarium, « sommaire, condensé ».
3. Le
souverain français et la
soprano italienne sont tous deux issus d’un latin populaire *
superanus, « supérieur, souverain, situé au-dessus », dérivé de
super. Dérivés :
souveraineté, souverainement.
4. C'est ce même *
superanus qui est à l’origine des noms de famille provençal
Soubiran, et gascon
Soubirous. Quant à
soubrette, lui aussi d'origine méridionale, c'est un emprunt au provençal
soubret, -o, « affecté, qui fait le précieux, la précieuse », dérivé de
so(u)bra(r), « surpasser, dépasser », du latin
superare, « être au-dessus ».
5.
subtil : du latin
subtilis, « fin, mince, ténu », probablement issu d’un terme de tisserand, *
sub-tela, « qui passe sous les fils de la chaîne ». Dérivés :
subtilité, subtilement.
6.
sus est issu du latin
susum, variante de
sursum, « vers le haut, en haut » (cf. l’exclamation d’encouragement
sursum corda, « haut les cœurs ! »), composée de
su(b)s et de
versum, « dans la direction de, vers ». L’expression
courir sus à l’ennemi est sortie d’usage au XVIIe s. On ne trouve plus guère
sus que dans la locution
en sus (de), utilisée en langue du droit avec le sens de
en plus (de).
7. Un terme
hypocoristique : un diminutif du genre
chouchou, bichou, bichette, coco, cocotte, utilisé pour parler aux enfants ou aux êtres qu’on veut cajoler. Mot dérivé du grec
κορος, koros, “jeune garçon”.
Homonymes et faux frères
1. Il y a
hypo- et
hippo- !
hippo- est issu du grec
hippos, « cheval ». Dérivés :
hippique, hippisme, hippocampe, hippodrome, hippopotame, Philippe, philippique.
Le grec
hippos et le latin
equus, même sens (> fr.
équitation), remontent à une racine indoeuropéenne *EKWO-. Quant au latin populaire
caballus d’où vient notre
cheval, on en ignore l’origine, qui ne semble donc pas être indoeuropéenne. En s’appuyant sur le cas
hongre = hongrois, on peut se demander si
caballus ne signifierait pas à l’origine «
de Caballa ou Cabalia ». (Il a existé dans l’antiquité des régions de ce nom en Asie Mineure.)
2. Il y a
somme, somme et
somme !
- Le nom masculin
somme vient du latin
somnis, « sommeil », qui vient lui-même de
somniculus, diminutif de
somnis. Du petit somme au grand sommeil, on voit que les durées respectives se sont inversées ! Dérivés :
somnoler, somnolence, somnifère, insomnie.
- Le nom féminin
somme qui ne s’utilise plus que dans le nom composé
bête de somme est issu du bas latin
sauma, lui-même du grec σαγμα [sagma], « bât ». Dérivés :
sommier, sommelier.
Quant au verbe
assommer, on ne sait pas très bien de quel « somme » il dérive ; peut-être des trois à la fois !
3. Il y a
consommer et
consumer !
consommer est bien de la famille puisqu’il est issu du lat.
consummare, « faire le total, achever », de
summa, « somme », vu plus haut. Mais, dans la langue de l’Église,
consummare tend à se confondre avec
consumere, « absorber entièrement » d’où est issu notre
consumer ; autrement dit, pour l’Église, on risque de
se consumer dans la
consommation !
Le verbe
consumere est dérivé du verbe latin
emere, part. pass.
emptus, « prendre », puis « prendre contre de l’argent, acheter ». Autres dérivés :
rançon, prime, présumer, résumer, assumer, exemple, rédemption, péremptoire, somptueux, prompt, ...
4. Il y a
sombrer et
sombre !
L’adjectif
sombre porte bien son nom ! C’est un mot d’origine obscure qui ne semble avoir de rapport ni avec le mot ibérique
sombra, qui a pourtant le même sens, ni avec
ombre, avec lequel il rime si bien. On le fait généralement dériver d’un verbe hypothétique *
sombrer, « faire de l’ombre », issu d’un bas latin
subumbrare qui n’est attesté que deux fois et aurait disparu à l’époque prélittéraire. Dérivé :
assombrir
Dans d’autres langues indoeuropéennes
esp.
asomar, hipócrita, hipérbole, soberano, soberbio, sobrado, sobrar, sobre, soprano, sorprender, sostener, sótano, submarino, subterráneo, sumo, superar, supino, suponer, supremo, suspender
port.
assomar, hipócrita, hipérbole, soberano, soberbo, sobrado, sobrar, sobre, soprano, sótão, submarino, submundo, subterrâneo, sumo, superar, súpero, supino, supremo, suspender
it.
consumare, sommo, soperchiare, sopra, sottana, sottile, sotto, sovente, sovrano, su, sublime, superare, superbo, supino
angl.
open, over, somersault, sovereign, submarine, subterranean, sum, summary, summit, superb, supercilious, superior, supine, supreme, up, upon, upper, uproar
all.
auf, Aufklärung, Hyperbel, Hypokrit, über, Überlegenheit, übrig
rus.
гипербола, гипотенуза, пуловер, сопрано, сувенир, сумма, супермен, субмарина
Notes
1- Ces deux racines étaient déjà distinctes en indoeuropéen mais leur origine commune n’est guère discutée. Notons que le verbe latin
suspicere, bon témoin du sens originel, ne signifie ni « regarder sous » ni « regarder sur » mais bien « regarder de bas en haut ». Le français en conserve également une trace dans
suspect et, pour d’autres mots, dans l’ambivalence du radical -
sus- (cf.
suspendre où
sus =
sous, branche 1 et
pardessus où
sus =
sur, branche 2).
2- Pour l’expression des mouvements « de bas en haut » et « de haut en bas », le grec a recours à un autre couple antithétique, les préfixes
ανα-, ana- et
κατα-, kata-, d’où
analyse, catalyse, analogue, catalogue et aussi
cataclysme, catacombe, cataplasme, catapulte, cataracte, catastrophe, ...