Voir le sujet précédent :: Voir le sujet suivant |
Auteur |
Message |
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Thursday 31 May 12, 2:46 |
|
|
Je constate en tout cas que Benveniste était de mon avis:
Citation: | ...les locutions θεὸς ὕει sont, à n'en pas douter, récentes et en quelque sorte rationalisées à rebours. L'authenticité de ὕει tient à ce qu'il énonce positivement le procès comme se déroulant en dehors du "je-tu" qui seuls indiquent des personnes. | (E Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 230)
Et c'est aussi le cas de Pierre Monteil dans ses Eléments de phonétique et de morphologie du latin (p. 263)
Citation: | ... Cette possibilité est refusée au verbe impersonnel, dont l'agent est voué à l'anonymat, le verbe se bornant à affirmer l'existence du procès: pluit "il y a pluie". Les Grecs avaient certes imaginé une explication revenant à considérer Zeus comme sujet implicite du procès "pleuvoir"; d'ou les deux expressions équivalentes pour le sens ὕει et Ζεὺς ὕει. Meillet, se fondant sur ces locutions, pouvait encore interpréter l'impersonnel ὕει comme issu de l'expression personnelle considérée comme antérieure, et explicable par une conception animiste des phénomènes naturels. Pour les linguistes d'aujourd'hui, il ne fait plus de doute que le tour personnel Ζεὺς ὕει procède au contraire d'un remodelage à partir du tour impersonnel ὕει... | Le texte qui suit explique la motivation de la morphologie de la 3e personne du singulier pour les verbes impersonnels latins.
C'est moi qui ai fait ressortir la dernière phrase.
A+, |
|
|
|
|
Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
|
écrit le Thursday 31 May 12, 10:03 |
|
|
Je vous remercie de ces citations qui décrivent clairement la position des linguistes d'aujourd'hui.
Les arguments de Meillet, je les comprends ou je les devine, après tout ce qui a été écrit plus haut.
Ceux de Benveniste et Monteil me sont encore obscurs. Qu'entend-on par une «locution récente»? Si Homère et Hésiode sont «récents», où va-t-on chercher les preuves, ou au moins les indices, d'une tournure impersonnelle précédente?
Pour affirmer que l'existence de celle-ci «ne fait plus de doute» (je fais ressortir la même phrase, car elle est le nœud de notre discussion), il faut tout de même quelques arguments solides. La question m'intéresse au plus haut point. |
|
|
|
|
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Thursday 31 May 12, 14:42 |
|
|
Monteil s'intéresse au latin dans son texte (et à la motivation de l'indice personnel -t dans pluit), et Benveniste à la notion de personne.
Si vous voulez une étude très complète sur la question, et en particulier sur le grec ancien, il faut vous reporter au livre d'Alain Christol, Des mots et des mythes: études linguistiques, chapitre 19 "Il pleut de l'or" De la syntaxe à l'étymologie (AC45), pp 287-298.
En particulier sa section 4 (la section 3 liste de manière assez détaillée les tournures grecques en contexte):
Citation: | 4. Zeus entre ciel et dieu.
L'existence, dès les premiers textes, de la tournure personnelle où Zeus est sujet conduit à expliquer les formes sans sujet par l'économie linguistique.
Mais le nom de Zeus, dieu souverain aux fonctions multiples, est issu du ciel i.-e. *dyeu-; un syntagme hérité, *dyeus (s)Hu- "le ciel pleut" pourrait avoir été réinterprété comme "le dieu Zeus pleut", lorsque *dyeu- est devenu le nom d'un dieu dont le domaine dépasse largement celui de son prototype indo-européen. En grec, c'est la seule interprétation possible et la prière athénienne (4) le confirme.
... |
(Il a analysé (grammaticalement) la forme de la prière athénienne demandant la pluie à la section précédente) Suit un rapprochement avec une tournure sanscrite, et plein d'autres choses intéressantes. |
|
|
|
|
Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
|
écrit le Thursday 31 May 12, 17:35 |
|
|
Une fois merci encore de ces références précises.
Cependant, si je comprends bien la citation d'Alain Christol (le raisonnement de la première phrase m'est obscur), la tournure originelle indo-européenne aurait été «le ciel pleut». Or c'est là une tournure personnelle! |
|
|
|
|
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Thursday 31 May 12, 18:59 |
|
|
Tout a fait. J'avais dit que je ne connaissais pas bien la situation en grec, et la discussion m'a fait avancer sur ce point.
Il y a un certain nombre de langues qui ont une construction en "la pluie pleut" ou "le ciel pleut" pour dire "il pleut", je n'ai jamais dit le contraire, il me semble même que l'arabe en fait partie.
Ce sont celles ou il n'y a pas d'actant explicite, mais juste une forme verbale qui a été le point de départ de la discussion, car je voulais indiquer qu'on avait alors une forme verbale sans actant et sans sujet.
Noter aussi que dans certaines de ces langues, le terme 'le ciel' est un pseudo-sujet (dummy-subject en anglais) mais qu'il n'a pas un rôle d'actant.
Note:
Les diverses manières d'exprimer qu'il pleut dans les langues peuvent se classer ainsi:
entité et processus "la pluie pleut"
entité indirecte et processus "le ciel pleut" (ou ciel désigne ici toute autre entité que la pluie)
processus seul "il pleut"
entité et processus indirect "la pluie tombe" (ou tomber désigne ici toute autre processus que pleuvoir)
entité seule "c'est la pluie"
Le grec procéderait du type entité indirecte et processus et le latin de processus seul. |
|
|
|
|
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Thursday 31 May 12, 20:19 |
|
|
Bon, pour en revenir aux verbes impersonnels sans actant, il y a ce superbe exemple du russe:
В лесу шум, в поле шум. [В мае, М И Богданов] "La forêt bruissait, la plaine bruissait".
prenons en une forme simple au présent:
В лесу шумит. лес signifie forêt, в лесу "dans la forêt" (avec un véritable locatif, ce qui est très rare en russe, il n'y a plus qu'environ 150 mots qui ont ce cas) шумит est la 3e personne du singulier de шуметь faire du bruit (bruisser convient assez bien ici) "Dans la forêt, (ça) bruisse." -> "La forêt est bruissante".
La forme verbale décrit dans un lieu (la forêt) une action (un bruit qui se dégage) sans le moindre agent.
Pour les raisons déjà exposées, la forme verbale est à la 3e personne du singulier. |
|
|
|
|
Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
|
écrit le Friday 01 Jun 12, 6:32 |
|
|
gilou a écrit: | Il y a ce superbe exemple du russe: В лесу шум, в поле шум. "La forêt bruissait, la plaine bruissait". |
Intéressant. Pour un peu rattacher cela à la discussion qui précède, je crois me rappeler qu'en grec ancien, les verbes βρέχω, «pleuvoir», et *βράχω, «bruire», sont apparentés entre eux; mais le second n'a rien d'impersonnel, contrairement au verbe russe que vous citez. |
|
|
|
|
jeannotlapin
Inscrit le: 30 May 2012 Messages: 22 Lieu: Londres
|
écrit le Monday 04 Jun 12, 14:35 |
|
|
gilou a écrit: | Il y a d'abord constatation d'un phénomène, et verbalisation afin de communiquer l'existence du phénomène à d'autres (quand je communique 'il pleut', j'exprime un phénomène constaté, sans en chercher la cause, pas plus que quand je dis 'c'est rouge' je ne cherche à savoir si c'est dieu, Picasso ou une baie de garance la cause de la coloration constatée, et je ne vois pas pourquoi il devrait en être différemment pour les anciens grecs ou romains). Et il y a une explication logique a l'emploi d'une troisième personne du singulier dans une telle situation.
Citation: | comment, en disant que la tournure impersonnelle «il pleut» a été créée la première, peut-on sérieusement soutenir le contraire de ce que nous apprennent non seulement les historiens des religions, mais aussi les témoignages les plus reculés des Anciens eux-mêmes? | Tout simplement parce que si les compétences des historiens des religions touchent à l'histoire des religions, elles n'ont aucune validité en ce qui concerne la mécanique du fonctionnement des langues. Quand les linguistes constatent un phénomène général dans les langues du monde (utilisation de la 3e personne du singulier pour ce type d'énoncé verbal exprimant la constatation d'un phénomène météorologique), et que son explication en termes purement linguistiques (utilisation de la forme la plus neutre) est simple et suffisante, ils n'ont aucune raison d'aller chercher des explications supplémentaires dans des concepts qui me semblent quelque peu datés comme celui de 'la mentalité primitive' à la Levy-Strauss. |
Merci à chacun des intervenants pour cette discussion érudite : je crois que pour bien comprendre la position de Gilou, il faudra relire Adam Smith, Théorie des sentiments moraux etc. 1798.
Je ne peux m'empêcher de vouloir un tout petit peu élargir le débat en citant ici F.Nietzsche, Par-delà bien et mal, dans la traduction de Cornélius Heim :
(chapitre 54)
"Que fait au fond toute la philosophie moderne ? Depuis Descartes, et plutôt pour braver sa pensée que pour la suivre, les philosophes s'attaquent de toutes parts à l'ancienne notion d'âme, sous prétexte de critiquer la notion de sujet et de verbe, autrement dit ils s'en prennent au postulat fondamental de la doctrine chrétienne. En tant qu'elle est sceptique en matière de connaissance, la philosophie moderne est, ouvertement ou non, antichrétienne...En effet, on a cru autrefois à l'âme comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical : on disait "je" est le déterminant, "pense" le verbe, déterminé ; penser est une activité à laquelle un sujet doit être attribué comme cause. On s'efforça donc, avec une ténacité et une astuce remarquables, de sortir de ce filet ; on se demanda si la vérité n'était pas plutôt dans la proposition contraire: "pense" déterminant, "je" déterminé, "je" apparaissant alors comme une synthèse constituée par l'acte même de la pensée..."
Si je paraphrase Nietzsche, cela donnerait : "Zeus" est le déterminant, "pleut" le déterminé, voilà la position traditionnelle antique. Puis, les Modernes ont dit : "pleut" est le phénomène déterminant auquel on a fini par déterminer un sujet, Zeus.
Au fond, si je ne m'abuse, au long de cette conversation très érudite se manifestent deux "conceptions" du langage humain (langue, mots, etc.) : une conception philosophico-religieuse VS. un progrès constant depuis les premiers balbutiements de nos ancêtres chimpanzés...
Ou me trompé-je ? |
|
|
|
|
gilou
Inscrit le: 02 Jan 2007 Messages: 1528 Lieu: Paris et Rambouillet
|
écrit le Monday 04 Jun 12, 18:29 |
|
|
Citation: | Si je paraphrase Nietzsche, cela donnerait : "Zeus" est le déterminant, "pleut" le déterminé, voilà la position traditionnelle antique. Puis, les Modernes ont dit : "pleut" est le phénomène déterminant auquel on a fini par déterminer un sujet, Zeus. | La détermination est une des trois relations syntaxiques universelles (avec la prédication et la coordination), elle n'a pas disparu de la panoplie conceptuelle des modernes.
Une vue moderne de "il pleut" (qui est fondamentalement différent de "Zeus pleut", énoncé à deux termes), c'est:
Point de vue morpho-syntaxique: L'énoncé est réduit à un terme, le prédicat il-pleut (l'orthographe est trompeuse ici, l'indice personnel il fait morphologiquement partie du syntagme verbal). Ce prédicat n'a pas de sujet.
Point de vue sémantico-référentiel: L'énoncé porte sur un procès, "pleuvoir", sans participants.
Point de vue énonciatif-hiérarchique: L'énoncé ne comporte qu'un rhème pleut, sans thème.
Tandis que pour "Zeus pleut", c'est:
Point de vue morpho-syntaxique: L'énoncé est à deux termes, le prédicat pleut et le sujet Zeus. (Et le relation de détermination entre sujet et prédicat est (une des relations) fondatrice d'énoncé).
Point de vue sémantico-référentiel: L'énoncé porte sur un procès, "pleuvoir", et un participant, Zeus, avec le rôle d'agent du procès.
Point de vue énonciatif-hiérarchique: L'énoncé comporte un rhème pleut, et un thème, Zeus.
Dans cet exemple minimal, il y a convergence entre les notions des trois points de vue (sujet/agent du procès/thème // prédicat/procès/rhème), mais ce n'est pas toujours le cas. |
|
|
|
|
|