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Victima et hostia : quelle différence ? - Forum latin - Forum Babel
Victima et hostia : quelle différence ?
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Ion
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Messageécrit le Thursday 25 Jul 19, 20:47 Répondre en citant ce message   

Si le latin possède deux mots  pour désigner la victime d’un sacrifice, comment les distingue-t-il ? Sommes-nous en présence de deux réalités, les mots s’appliquant à des espèces animales différentes, ou variant selon la qualité ou le prix de la victime ? Somme-nous devant une même réalité qui change de désignation selon la nature ou les circonstances du sacrifice ? Ou selon l’angle sous lequel elle est considérée, ou encore selon la valeur qui lui est reconnue dans la chaîne d’événements du rituel ?

Dans l’état de la documentation, toute distinction bien nette est difficile à établir. La raison pourrait bien en être la simultanéité déconcertante de deux phénomènes :
1. Les occurrences de hostia sont nettement plus nombreuses que celles de victima, notamment chez Tite-Live où l’on compte quelque trois fois hostia (72 occurrences, dont 45 hostiis, abl. pl.) pour une seule fois victima (24). Ailleurs, les statistiques ne sont pas aussi significatives vu la relative rareté de ces mots (Virgile : cinq fois hostia pour trois fois victima ; Tacite : 7 hostia, 9 victima – proportion exceptionnelle). [edit : ce paragraphe devra être revu. Les emplois de hostia ne sont pas aussi nombreux proportionnellement, cf. notamment Ovide : 12 hostia pour 22 victima ! Total des occurrences dénombrées au 11 novembre 2019 : 221 hostia, 139 victima]
2. Victima se trouve dans tous les genres de contextes où hostia apparaît également. Victima peut toujours être employé au lieu de hostia. Toute hostia est une victima. Toutefois, le contraire n’est pas vrai et victima apparaît dans des contextes spécifiques.

Conclusion : le latin n’avait pas strictement besoin du mot hostia ! Et pourtant c’est celui-ci qu’il emploie le plus souvent !

Voyons tout d’abord ce que disent ceux qui ont tenté consciemment de distinguer les deux mots.

Des distinctions embarrassées
a) antiques
Servius
Servius sur l’Enéide [I, 334]
Citation:
hostia dextra : hostiae dicuntur sacrificia quae ab his fiunt qui in hostem pergunt, victimae vero sacrificia quae post victoriam fiunt. sed haec licenter confundit auctoritas. « On appelle hostiae les sacrifices accomplis par ceux qui marchent à l’ennemi, et victimae ceux qui ont lieu après une victoire. Mais les auteurs emploient l’un pour l’autre sans se gêner. »

Ovide
Ovide, Fastes, I, 335
Citation:
victima quae dextra cecidit victrice vocatur;               335
     hostibus a domitis hostia nomen habet.

« On appelle victima la victime tombée sous les coups d'une main victorieuse ; hostia tire son nom des hostes (‘ennemis’) réduits à merci. »

Servius et Ovide rapprochent tous deux victima de victoria (« victoire ») et hostia de hostis (« ennemi »). Mais si l’un situe la victima après la victoire, l’autre y place l’hostia. Et la phrase d’Ovide est moins symétrique que celle de Servius, qui lui-même ne croit pas trop à ce qu’il affirme.

b) modernes
Daremberg
Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, art. Sacrificium, p. 974 (=170 de la version en ligne) :
Citation:
« […] les animaux de race bovine étaient qualifiés de victimae, tandis que les autres animaux portaient le nom d’hostiae. Il ne convient pas d’attribuer à cette division une valeur excessive : les deux mots paraissent avoir été employés pour désigner toutes les victimes en général ; ... »

Une distinction bien peu tranchée, d’autant que des bovins sont qualifiés d’hostiae dans certains passages (p. ex. Tite-Live, 41, 14, 7). Étonnamment, Daremberg ne cite pas Plaute (Pseudolus, cf. ci-dessous), qui va dans son sens.
Ernout-Meillet
Citation:
hostia : victime offerte aux dieux comme offrande expiatoire pour apaiser leur courroux, par opposition à uictima, victime offerte en remerciement de faveurs reçues ; cf. TL 22,1,15 (1) puis « victime » en général, et confondu avec uictima Cic. Pro Fonteio 10,21 (sic - plutôt 13, 31); G. 6, 16,2. Ancien, usuel, M. L. 9671  [= Meyer-Lübke, Romanisches etymologisches Wörterbuch].

(1) ce passage a trait à des sacrifices faits pour conjurer des prodiges (hostiis prodigia procurare), procédure très fréquemment évoquée par Tite-Live. Mais il est aussi question régulièrement d’hostiae, et non de victimae lors de sacrifices accomplis à l’occasion de grandes victoires : Tite-Live 37, 47, 5 ; 37, 52, 2 ; 40, 53, 4 ; 41, 17, 4 ; 41, 19, 2 ; 41, 28, 1. À l’inverse, mais plus rarement, on trouve victima dans l’évocation de sacrifices de conjuration : Tite-Live, 42, 20, 3.
N.B. "remerciement de faveurs reçues" : la notion de remerciement n'est jamais explicitement exprimée, la notion de faveur divine non plus. Les sacrifices semblent aller de soi après des victoires, lors de triomphes, d'événements qui soulèvent la joie publique... D'ailleurs on ne peut jamais savoir si un succès est dû aux dieux ou à la chance. Dans ce dernier cas, des sacrifices sont quand même indiqués pour prévenir la jalousie divine.
La distinction d’Ernout-Meillet reflète peut-être une illusion née de l’emploi massif d’expressions stéréotypées du type hostiis prodigia procurare (« détourner l’effet des prodiges par des sacrifices »). Les Romains étaient en effet très attentifs aux « prodiges », tous les phénomènes inhabituels, effrayants ou monstrueux, qu’ils imaginaient lourds de menaces. Il fallait y parer par des sacrifices. La fréquence de ces procédures, scrupuleusement rapportées par Tite-Live avec l’emploi du mot hostia, a pu faire croire qu’hostia était la « victime expiatoire » et rien d’autre. Et l’on a donné à victima le sens symétrique de victime offerte en remerciement. On n’a pas tenu compte des nombreux cas où ce n’est ni l’un ni l’autre : sacrifices aux objectifs non précisés, sacrifices honorifiques, sacrifices propitiatoires, procédures sacrificielles divinatoires.
Benveniste
E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1. économie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969, p. 93
Citation:
Enfin, un mot très connu, hostia, se rattache à la même famille* : il désigne proprement « la victime qui sert à compenser la colère des dieux » ; donc, une offrande de rachat, ce qui distingue hostia de uictima dans le rituel romain.

*hostis, hostire, hostus, hostorium, Dea Hostilina
Ici, la valeur propre de victima n’est pas précisée. Et, quand on y pense, tout sacrifice n’est-il pas d’une manière ou d’une autre une « compensation » qui maintient ou rétablit la paix et l’équilibre dans les relations entre hommes et dieux, même quand ceux-ci ne sont pas spécialement irrités ?
Conclusion
Personne n’est d’accord sur rien. Personne ne rend compte de l’ensemble des attestations. Aucune distinction n’est complètement fondée sur les textes. Servius et Daremberg émettent eux-mêmes des doutes sur la validité de leur propre opinion. Un tel embarras montre la difficulté du problème.
Une confirmation dans la Religion romaine archaïque de l’illustre Georges Dumézil : le grand savant évacue tout simplement les victimae ! Dans son index, il indique simplement : victimae cf. hostiae, et ne mentionne pas victima dans son texte, seulement hostia.

Je vais donc tenter de faire le tour de la question. D’abord, j’examinerai les cas où les deux termes apparaissent ensemble : c’est là que les différences devraient ressortir le plus nettement. Ensuite, je compte faire voir que les deux termes peuvent se trouver dans des contextes rigoureusement semblables. Leurs sens sont alors confondus, à moins d’une nuance dont hostia et victima seraient porteurs à eux seuls, et qui à elle seule colorerait les textes. Enfin, j’envisagerai les cas où victima se distingue d’hostia, les cas où les termes ne sont pas interchangeables et où seul victima apparaît.
(À suivre)


Dernière édition par Ion le Monday 11 Nov 19, 17:57; édité 2 fois
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Ion
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Messageécrit le Saturday 03 Aug 19, 21:45 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte
1. Plaute et Horace

Plaute, Pseudolus, 327 (acte 1 sc. 3, 92) :
Le jeune Calidore, fils du maître de l’esclave Pseudolus est très content de ce que le proxénète Ballion vient de lui promettre.
Citation:
Cal.- Pseudole, ei accerse hostias
victumas, lanios, ut ego huic sacruficem summo Iovi
nam hic mihi nunc est multo potior Iuppiter quam Iuppiter.
Bal. - Nolo victumas : agninis me extis placari volo.

Calidore – File, Pseudolus, va chercher des victimae, des hostiae, et des bouchers, que je puisse sacrifier au sublime Jupiter que voici : c’est lui mon Jupiter à présent.
Ballion (avec modestie) Non, pas de victimae : je ne veux pour m’apaiser que des entrailles d’agneau.

Logiquement, on peut seulement inférer du passage que les agneaux ne font pas partie des victimae. Or les agneaux sont les plus petites victimes possibles – et les moins chères. Donc les victimae doivent être des victimes plus imposantes que les agneaux.
Curieusement, ce contraste entre victimae et agneaux se retrouve chez Horace, Odes, 2, 17, 30-32
Citation:
(Le grand Mécène, favori de l’empereur, bénéficie du soutien du peuple romain et d’horoscopes favorables, ce qui lui prolongera sûrement l’existence, malgré sa santé déficiente. Quant à Horace il a été miraculeusement préservé de la chute d’un arbre. Conclusion : il faut sacrifier selon son rang)
Reddere victimas               30
     aedemque votivam memento;
     nos humilem feriemus agnam.

« N’oublie pas de rendre aux dieux leurs victimes et le temple que tu leur as promis. Quant à nous, c’est un modeste agneau que nous leur sacrifierons. »

Mais les agneaux sont-il pour autant des hostiae ? C’est bien possible, mais c’est implicite et, pour ainsi dire, sans conséquence dans les textes cités. La différence reste donc assez floue pour nous. Cependant, pour les Romains, surtout les spectateurs de Plaute, les choses devaient être claires : dans une pièce comique, le propos est obligatoirement clair et percutant ! L’allusion aux victimae devait faire éclater la fausse modestie du proxénète, mais nous n’en saurons pas plus. Quant à Horace, il étire au maximum le contraste qu’il suggère entre son humble personne et le puissant Mécène. Un temple devait valoir des dizaines de milliers d’agneaux, donc les victimae devaient également coûter cher.

2. Horace
Horace, Odes, 3, 23

Citation:
Caelo supinas si tuleris manus
nascente luna, rustica Phidyle,
     si ture placaris et horna
     fruge Lares avidaque porca
nec pestilentem sentiet Africum               5
fecunda vitis nec sterilem seges
     robiginem aut dulces alumni
     pomifero grave tempus anno.
Nam quae nivali pascitur Algido
devota quercus inter et ilices               10
     aut crescit Albanis in herbis
     victima, pontificum securis
cervice tinguet; te nihil attinet
temptare multa caede bidentium
     parvos coronantem marino               15
     rore deos fragilique myrto.
Inmunis aram si tetigit manus,
non sumptuosa blandior hostia
     mollivit aversos Penatis
     farre pio et saliente mica.               20

Strophes 1 et 2
Si à la nouvelle lune tu lèves vers le ciel la paume de tes mains, Phidylé qui vis aux champs, si ton encens, le grain nouveau et une truie nourrie de peu apaisent tes dieux Lares, ta vigne féconde ne connaîtra pas l’Africus ni ta moisson la rouille toxique ni tes doux nourrissons le mauvais temps à la saison des fruits.
Strophes 3 et 4
Car ce sont les haches des pontifes que teindra du sang de sa nuque la victima promise au sacrifice qui paît sur l’Algidus neigeux entre chênes et yeuses ou celle qui grandit dans les herbages d’Albe ; ce n’est pas à toi qu’il il revient de séduire par la mort de nombreuses bêtes aux dents bien formées les petits dieux que tu couronnes de romarin et de myrte fragile.
Strophe 5
Tu es exemptée des charges des pontifes : si ta main touche l’autel, elle n’adoucira pas l’humeur mauvaise de tes Pénates de façon plus charmante avec une hostia coûteuse qu’avec de la farine sacrée et du sel pétillant .



1) Strophe 3 : « qui paît sur l’Algidus... » Cette victima est une bête entretenue avec soin par une logistique puissante au service de l’État. Les glands nourrissent les cochons (Pline l’Ancien, NH, 16, 25), les herbages, les bovins tandis que le terme bidentes évoque de préférence des ovins. C’est la palette des victimes habituelles, mais ici, ce sont des victimes de premier choix que l’État est à peu près le seul à pouvoir se payer. Cet emploi de victima en tant que « belle » victime, déjà sensible chez Plaute ci-dessus, se retrouve ailleurs (cf. infra). Mais la strophe 5 indique qu’une hostia également peut être « coûteuse » (sumptuosa). Si Horace envisage que la paysanne Phidylé sacrifie quand même une truie (vers 4, porca), ce ne sera pas un beau cochon de l'Algidus, si du moins auida (souvent "avide") peut avoir le sens de "affamé" donné par les dictionnaires. Sinon je n'y comprends plus rien.
2) Les strophes 3 et 4 suggèrent aussi que victima est la victime en tant que « matière première », de « fourniture pour sacrifices », ainsi qu’une marchandise, sans référence à un sacrifice précis. La victime est envisagée du point de vue matériel. À ce titre, on a tendance à employer victima dans les descriptions concrètes du traitement de la victime, avec sa cruauté intrinsèque. Ici, allusion à la hache qui répand le sang. Quelquefois, hostia semble également employé dans cette acception, mais avec moins de brutalité, moins de détails.
3) Strophe 5 : évocation de l’effet escompté d’un sacrifice (ici : attendrir les dieux Pénates), où la victime est un moyen d’influencer la divinité. Point n'est besoin de souligner la cruauté du sacrifice. C’est le genre de contexte qui appelle hostia, quoiqu’on y rencontre victima, – plus rarement.
(À suivre)


Dernière édition par Ion le Monday 05 Aug 19, 19:24; édité 1 fois
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Ion
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Messageécrit le Sunday 04 Aug 19, 18:32 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte (suite)
3. Cicéron

Après la poésie d’Horace, la sécheresse d’un traité de rhétorique, avec un passage très éclairant pour notre sujet.
Cicéron, de Inventione, II, 96-97
Citation:
96. Casus autem inferetur in concessionem, cum demonstratur aliqua fortunae vis voluntati obstitisse, ut in hac: cum Lacedaemoniis lex esset, ut, hostias nisi ad sacrificium quoddam redemptor praebuisset, capital esset, hostias is, qui redemerat, cum sacrificii dies instaret, in urbem ex agro coepit agere. tum subito magnis commotis tempestatibus fluvius Eurotas, is qui praeter Lacedaemonem fluit, ita magnus et vehemens factus est, ut ea traduci victimae nullo modo possent.
97. redemptor suae voluntatis ostendendae causa hostias constituit omnes in litore, ut, qui trans flumen essent, videre possent. cum omnes studio eius subitam fluminis magnitudinem scirent fuisse inpedimento, tamen quidam capitis arcesserunt. intentio est: hostiae, quas debuisti ad sacrificium, praesto non fuerunt. depulsio concessio. ratio: flumen enim subito accrevit et ea re traduci non potuerunt. infirmatio: tamen, quoniam, quod lex iubet, factum non est, supplicio dignus es. iudicatio est: cum in ea re contra legem redemptor aliquid fecerit, qua in re studio eius subita fluminis obstiterit magnitudo, supplicio dignusne sit?

96. En aveu, on invoquera le hasard pour se défendre, en montrant qu’une intervention du sort s’est opposée à notre volonté, comme dans le cas suivant : il y avait chez les Lacédémoniens une loi disposant que si un fournisseur ne présentait pas les hostiae prévues pour un sacrifice, ce serait un crime capital. Comme un sacrifice était proche, celui qui avait la charge des hostiae se mit en route pour la ville avec les bêtes. Mais alors, brusquement, des pluies diluviennes firent gonfler le fleuve Eurotas, celui qui longe Lacédémone, à une hauteur et avec une violence telles qu’il était complètement impossible de faire traverser les victimae.
97. Le fournisseur, voulant montrer sa bonne volonté, plaça toutes les hostiae sur la rive, pour que tous ceux qui étaient en face puissent le voir. Alors que tout le monde savait que la crue soudaine du fleuve avaient contrecarré la détermination du fournisseur, celui-ci fut quand même en butte à une accusation capitale. Accusation : « Tu n’a pas présenté les hostiae dues pour le sacrifice. » Défense : un aveu avec excuse. Justification : « C’est que le fleuve est monté subitement et de ce fait il était impossible de les faire traverser. »  Réfutation : « Pourtant, puisque la prescription légale n’a pas été respectée, tu mérites la mort. » Point à juger : « Attendu que, dans cette affaire, le fournisseur a contrevenu à la loi, et qu’à cette occasion la soudaine crue du fleuve a contrecarré sa détermination, mérite-t-il la mort ? »

Dans cinq lignes à peine de ce texte didactique sans prétention littéraire, nous trouvons deux paires d'hostia de part et d’autre d’une attestation de victima. Belle concentration symétrique des termes. Impossible d’invoquer une simple volonté de varier le vocabulaire, il faut supposer une différence de sens consciente chez Cicéron.
Remarquons que ce sont les mêmes bêtes qui sont qualifiées de victimae puis de hostiae au § 97.
Plus clairement peut-être que dans le poème d’Horace, les hostiae sont les victimes dans leur rapport avec le culte, ce sont des éléments nécessaires au sacrifice, et, dans cette mesure, leur nature importe peu, tandis que les victimae sont les bêtes en tant qu’êtres matériels vendus dans le cadre d’un contrat de fourniture. N.B. : comme chez Horace, les victimes sont destinées à des sacrifices d’État, et ici on perçoit bien une procédure de soumission d’offres et d’adjudication de contrats.
(À suivre)
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Ion
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Messageécrit le Monday 05 Aug 19, 19:11 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte (suite)
4. Valère Maxime

Citation:
Les serpents chapardeurs
1.6.8. [...] cum [Ti. Gracchus consul] in Lucanis sacrificaret, angues duae ex occulto prolapsae repente hostiae, quam immolauerat, adeso iocinore in easdem se latebras retulerunt. ob id deinde factum instaurato sacrificio idem prodigii euenit. tertia quoque caesa uictima diligentiusque adseruatis extis neque adlapsus serpentium arceri neque fuga inpediri potuit.
Le consul Ti. Gracchus (consul en 215, ce n’est pas le tribun Tibérius Gracchus de 133, l’un des Gracques) sacrifiait en Lucanie. Soudain deux serpents jaillis de l’ombre vinrent ronger le foie de l’hostia qu’il avait immolée, avant de se retirer dans la même cachette. En conséquence, on recommença le sacrifice, mais le même prodige se répéta. Après le sacrifice d’une troisième victima, malgré une surveillance renforcée sur les entrailles, on ne put ni repousser les serpents ni empêcher leur fuite.

Pourquoi changer de mot pour désigner la même chose ? Car parler de tertia victima (« troisième » victime) en suppose une « première ». Or, dans le texte, la « première » victime était désignée par le mot hostia. Pouvons-nous appliquer notre distinction hostia-aspect cultuel et victima-aspect matériel d’une même victime ? Je le pense. Hostia est entouré de termes qui se réfèrent au sacrifice (sacrificaret, immolaverat) accompli par un consul. Mais le va-et-vient des serpents trouble la dignité de la cérémonie qui prend un aspect quelque peu ridicule. Avec l’expression tertia victima caesa (« une fois la troisième victime abattue »), l’opération redescend sur Terre, elle est réduite à son aspect matériel, ce qui évite un peu de ridiculiser les dieux et le consul romain.

N.B. L’emploi de hostia et victima ici est à mettre au crédit de Valère Maxime lui-même, et non de son modèle très vraisemblable, Tite-Live, 25, 16. Étonnamment, ce dernier n’y emploie ni hostia ni victima, mais seulement exta « les entrailles », ce qui situe toute l’anecdote au niveau matériel, physique. Remarquons que Valère Maxime emploie lui aussi exta, et ceci dans la même phrase que victima.

Tite-Live, 25, 16 a écrit:
[25,16] Graccho, priusquam ex Lucanis moueret, sacrificanti triste prodigium factum est. ad exta sacrificio perpetrato angues duo ex occulto adlapsi adedere iocur conspectique repente ex oculis abierunt. et cum haruspicum monitu sacrificium instauraretur atque intentius exta seruarentur, iterum ac tertium tradunt libato{que} iocinere intactos angues abisse. cum haruspices ad imperatorem id pertinere prodigium praemonuissent et ab occultis cauendum hominibus consultisque, nulla tamen prouidentia fatum imminens moueri potuit.
Alors que Gracchus sacrifiait avant de quitter la Lucanie, un funeste prodige se produisit. Après le sacrifice, deux serpents jaillis de l’ombre vinrent ronger les entrailles et quand on les aperçut, échappèrent aussitôt aux regards. Et comme on recommençait le sacrifice sur le conseil des haruspices tout en surveillant de plus près les entrailles, on raconte qu’une deuxième et une troisième fois les serpents vinrent goûter au foie et disparurent. Les haruspices prévinrent que ce prodige avait trait au général en chef et qu’il fallait se garder des traîtres et de leurs plans. Pourtant, aucune mesure préventive ne put annuler cette prédiction menaçante.

Pourquoi donc Tite-Live rapporte-t-il cette anecdote ridicule, avec laquelle il prend d’ailleurs ses distances par l’emploi de tradunt (« on rapporte que »). C’est qu’effectivement, Gracchus est tombé dans un piège. Le général en chef et consul s’est fait avoir comme un bébé par un hôte lucanien en qui il avait mal placé sa confiance. Sale coup pour le prestige romain dont Tite-Live est une espèce de Vestale. Gracchus aurait dû découvrir le complot. Pour lui sauver la face, rien de tel qu’un recours à la volonté des dieux et du destin.
(À suivre)
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Cligès



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Messageécrit le Monday 05 Aug 19, 20:29 Répondre en citant ce message   

Dans le premier livre de la Pharsale, de Lucain, il est question d'un sacrifice décidé à la suite de présages annonciateurs d'une catastrophe (la future guerre sine hoste entre César et Pompée). C'est le mot victima qui désigne l'animal sacrifié :

impatiensque diu non grati victima sacri (v. 611)
"La victime, longtemps rebelle au sacrifice redouté,

Dans les vers suivants apparaît le mot victum :

cornua succincti premerent cum torva ministri
deposito victum praebebat poplite collum (v. 612-613)
ses cornes sauvages maintenues par les desservants court-vêtus, le genou plié, tendait son cou vaincu."
Texte établi et traduit par A. Bourgery, Paris, Les belles lettres, 1976.

Rapprochement voulu ? On relie plutôt victima à vincio, mais l'image de la bête liée est suggérée au v. 612, et entre vincio et vinco, on peut aisément déceler une parenté de sens au-delà de la ressemblance des formes.

Tout cela pour aller dans votre sens : la victima, ce n'est pas la victime abstraite d'un rituel hiératique, c'est la bête enchaînée et rétive qu'on pousse sur le lieu du supplice, qu'on abat fébrilement et dont les entrailles, décrites avec un réalisme cru, vont révéler l'horrible destin qui attend la Ville.


Dernière édition par Cligès le Tuesday 06 Aug 19, 13:52; édité 3 fois
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Ion
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Messageécrit le Tuesday 06 Aug 19, 8:19 Répondre en citant ce message   

Passage intéressant ! Les opérations de la mise à mort sont vraiment bien décrites. J'ajouterai que, d'après mes relevés, Lucain n'emploie jamais hostia, mais sept fois victima.
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Papou JC



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Messageécrit le Wednesday 07 Aug 19, 10:57 Répondre en citant ce message   

Ion a écrit:
Si le latin possède deux mots  pour désigner la victime d’un sacrifice, comment les distingue-t-il ? Sommes-nous en présence de deux réalités, les mots s’appliquant à des espèces animales différentes, ou variant selon la qualité ou le prix de la victime ? Somme-nous devant une même réalité qui change de désignation selon la nature ou les circonstances du sacrifice ? Ou selon l’angle sous lequel elle est considérée, ou encore selon la valeur qui lui est reconnue dans la chaîne d’événements du rituel ?

Votre magnifique travail n'est pas encore terminé, mais la réponse se dessine, du moins à mes yeux, c'est celle que j'ai mise en gras dans la citation. Je dirais que victima traduit un regard plutôt laïque (la bête abattue ou qui va l'être) et hostia un regard plutôt religieux (la bête - ou une partie de la bête - consacrée ou qui va l'être).
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Ion
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Messageécrit le Saturday 10 Aug 19, 17:24 Répondre en citant ce message   

Oui, c'est bien cela, mais la documentation réserve des surprises. Lisant une traduction "Ah ! me dis-je, là ce sera victima !" Eh bien non... c'était hostia. Nous pouvons distinguer une tendance, mais elle n'est pas absolument nette.
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Ion
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Messageécrit le Saturday 10 Aug 19, 17:36 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte (suite)
5. Pline l'Ancien

Pline l’Ancien, Naturalis Historia (« Histoire naturelle »), VIII, 183
Citation:
(à propos des taureaux)
hinc victimae opimae et lautissima deorum placatio. huic tantum animali omnium, quibus procerior, cauda non statim nato consummatae ut ceteris mensurae: crescit uni, donec ad vestigia ima perveniat. quam ob rem victimarum probatio in vitulo, ut articulum suffraginis contingat; breviore non litant. hoc quoque notatum, vitulos ad aras umeris hominis adlatos non fere litare, sicut nec claudicante nec aliena hostia deos placari nec trahente se ab aris.

Là (scil. chez les taureaux) sont les victimae bien grasses et la plus somptueuse manière d’apaiser les dieux. Cet animal a la queue assez longue mais il est le seul, parmi ceux qui sont dans le cas, dont la queue n’a pas sa taille définitive à la naissance. Chez lui seul elle continue à grandir jusqu’à ce qu’elle arrive tout en bas des sabots. C’est pourquoi, lors de la sélection des victimae dans le cas du veau, il faut que la queue touche l’articulation du jarret ; les veaux à la queue plus courte ne font pas réussir les sacrifices. On a également noté que les veaux amenés à l’autel sur des épaules humaines n’y arrivent presque jamais non plus, et aussi que les dieux ne sont pas apaisés par une hostia boiteuse ni impropre (au dieu considéré), ni si celle-ci essaie de s’écarter de l’autel.


Hinc… placatio : pour conserver la distinction proposée (victima : aspect matériel ; hostia : aspect cultuel), nous devons comprendre « les taureaux fournissent les victimes bien grasses » – d’une part – et « sont la plus somptueuse manière d’apaiser les dieux » – d’autre part –, auquel cas il faudrait en parler comme d’hostiae.
N.B. Si j’ai trouvé encore deux autres attestations de victimae opimae, j’en ai aussi trouvé une d’hostiae opimae (Apulée, Métamorphoses, ou l’Âne d’Or, 8, 30, 5), mais dans l’expression numen summa ueneratione atque hostiis opimis placare (« apaiser la divinité avec le plus grand respect en sacrifiant de riches victimes »), ce qui place les victimes dans un contexte de cérémonie religieuse.

Victimarum probatio : « sélection des victimes » en vue du sacrifice. Ici la notion de « victime » est à égale distance entre l’aspect matériel et l’aspect cultuel. Tertullien (cf. infra), dit d’ailleurs hostiae probantur « on sélectionne les hostiae ».

nec aliena hostia deos placari : « les dieux ne sont pas apaisés par une victime qui ne leur convient pas » : nous retrouvons le contexte cultuel. Il semble que placare (« apaiser ») appelle hostia, ce qui est normal pour nous. Je n’ai trouvé que deux cas de victima placare (« apaiser par une victima ») mais il ne s’agit pas de sacrifices réguliers. Chaque fois, il est question de venger un meurtre par un autre meurtre présenté métaphoriquement comme un sacrifice à des mânes (Sénèque, Médée, 970s., Lucain, Pharsale, II, 174-176).

Conclusion
Le passage de Pline l’Ancien est moins intéressant pour nous : ses mentions de victima et hostia se trouvent dans des notices sans grands liens entre elles. Toutefois, il ne contredit pas notre hypothèse.

N.B. Un passage de Tertullien où les deux termes pourraient être intervertis.
Tertullien, Apologie, 30, 6
Citation:
(6) ... ut mirer, cum hostiae probantur penes uos a uitiosissimis sacerdotibus, cur (quibus) praecordia potius uictimarum quam ipsorum sacrificantium examinentur. « […] Si bien que je m’étonne : lorsque chez vous les hostiae sont sélectionnées par les prêtres les plus dépravés, pourquoi examine-t-on les entrailles des victimae plutôt que les coeurs des sacrifiants eux-mêmes ? »

C'est un premier cas du flou dont notre sujet n'est pas exempt.
(À suivre)


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Papou JC



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Messageécrit le Saturday 10 Aug 19, 17:37 Répondre en citant ce message   

Citation:
la documentation réserve des surprises. Lisant une traduction "Ah ! me dis-je, là ce sera victima !" Eh bien non... c'était hostia. Nous pouvons distinguer une tendance, mais elle n'est pas absolument nette.

C'est parce que nous ne sommes pas dans la tête de l'auteur...
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Cligès



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Messageécrit le Saturday 10 Aug 19, 18:24 Répondre en citant ce message   

Oui, surtout dans l'Antiquité et au MA, le sens des mots est "élastique"
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Ion
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Messageécrit le Monday 12 Aug 19, 17:07 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte (suite et fin)
6. Tite-Live

La Chienne découpée

Contexte historique
IIe siècle AEC : Le roi Persée de Macédoine a deux fils : Persée fils et Démétrios.
Persée fils veut se débarrasser de son frère. Il arrive à l’accuser de tentatives d’assassinat. Tite-Live relate longuement le procès que Persée fils intente à son frère, avec le père pour juge.

Contexte religieux
Le point de départ de toute l’affaire est le rituel de purification de l’armée macédonienne.
En principe, un rituel de purification (plus précisément de purification et/ou de protection) de quelque chose consiste avant tout à entourer cette chose d’un cercle magique. Ce cercle peut protéger l’objet du rituel mais également le purifier, quand le cercle est créé par une victime sacrifiée sur laquelle on appelle les dieux à reporter les raisons qu’ils auraient de s’irriter contre l’objet. (cf. Appien, Histoire romaine, V, (96,) 401s). Celui-ci est donc « purifié » des « impuretés » propres à lui attirer la colère divine.

Dans le premier passage retenu n’apparaît que hostia. Hostia et victima viendront ensemble dans le deuxième passage.

Premier passage : la purification de l’armée
Tite-Live, 40, 6, 1-2 a écrit:
Forte lustrandi exercitus uenit tempus, cuius sollemne est tale: caput mediae canis praecisae et pars ad dexteram, cum extis posterior ad laeuam uiae ponitur: inter hanc diuisam hostiam copiae armatae traducuntur.
Le hasard fit que le c’était le moment de purifier l’armée. Le rituel est le suivant : on coupe une chienne en deux par le milieu, puis l’on place la tête et l’avant-train à droite d’une route, et l’arrière-train avec les entrailles à gauche : on fait passer les troupes en armes entre les deux moitiés de l’hostia.

Pourquoi hostia et non victima ? Après tout, nous sommes dans le traitement matériel de la victime, sans allusion à un sacrifice. Pourtant, sacrifice il y a eu, sinon le pauvre cadavre sectionné n’aurait pas de valeur purificatrice. Il a bien été offert en sacrifice aux dieux (voir le texte d’Appien cité ci-dessus) et on peut penser que c’est cela qui appelle l’emploi de hostia. Et où est le cercle magique purificateur ? Dans la présente variante, il est réduit à la ligne déterminée par les deux moitiés du chien et que traversent les troupes en marche.

Une coutume bien pittoresque.

Deuxième passage : extrait de la défense de Démétrios devant son père Persée
T.-L.,40, 13, 3-4 a écrit:
(3) tempora quidem qualia sint ad parricidium electa, uides: lusus, conuiuii, comisationis. quid? dies qualis? quo lustratus exercitus, quo inter diuisam uictimam, praelatis omnium, qui umquam fuere, Macedoniae regum armis regiis, duo soli tua tegentes latera, pater, praeuecti sumus, et secutum est Macedonum agmen: (4) hoc ego, etiam si quid antea admisissem piaculo dignum, lustratus et expiatus sacro, tum cum maxime in hostiam itineri nostro circumdatam intuens, parricidium uenena gladios in comisationem praeparatos uolutabam in animo, ut quibus aliis deinde sacris contaminatam omni scelere mentem expiarem?
(3) Quel moment choisissais-je pour consommer mon fratricide? Vous le voyez, celui d'un spectacle, d'un festin, d'une partie de plaisir. Et quel jour? Le jour même où l'on a purifié l'armée, le jour où, après avoir passé entre les deux parties de la victima, précédés des armures royales de tous les rois de Macédoine vos prédécesseurs, et placés tous deux seuls à vos côtés, mon père, (4) nous avons pris le commandement et fait manoeuvrer à notre suite les troupes macédoniennes. Et c'est au milieu de ce sacrifice expiatoire, qui devait laver toutes mes souillures, lors même que j'aurais eu le malheur de commettre auparavant quelque forfait, c'est en ayant sous les yeux l’hostia placée sur notre passage que j'aurais médité des projets de fratricide et d'empoisonnement, que j'aurais songé à préparer des armes pour ensanglanter une orgie! Et quel autre sacrifice aurait ensuite purifié cet âme souillée de tous les crimes? (Traduction Nisard, 1864)


Une fois de plus, victima et hostia désignent la même réalité : les deux moitiés du chien purificateur. Mais victima intervient dans la description matérielle de la cérémonie, au même titre que les armures royales, et l’allusion au sacrifice n’est plus aussi nécessaire ici que dans le premier passage, tandis qu’hostia souligne le caractère religieux de la scène, grâce auquel Démétrios peut plaider l’invraisemblance de projets d’assassinat.

Étonnamment, ce rituel est également attesté par Sénèque, cette fois chez les Perses.

Sénèque, de Ira, III, 16, 4 a écrit:
(Xerxes) Pythio, quinque filiorum patri, unius vacationem petenti, quem vellet, eligere permisit : deinde quem elegerat in partes duas distractum ab utroque viae latere posuit, et hac victima lustravit exercitum
Pythius, un père de cinq enfants, demandait à Xerxès d'exempter l’un de ceux-ci du service militaire. Xerxès lui permit de choisir celui qu’il voulait. Ensuite, il fit couper ce dernier en deux, placer les parties de part et d’autre d’une route, et il purifia son armée à l’aide de cette victima.

Victima se comprend. Il ne s’agit pas d’une cérémonie religieuse mais d’un simulacre criminel. D’ailleurs Xerxès a été vilainement battu en 480 AEC, n’est-ce pas ? conclut Sénèque. Le pauvre garçon n’était pas une victime pour les dieux, mais la victime du roi. Nous nous rapprochons ici du sens « moderne » de victima, qui n’est pas attesté pour hostia.

Le récit de Sénèque repose sur Hérodote, VII, 38-39. Hérodote est complètement insensible à l'étrangeté de ce rite pourtant bizarre. Il semble davantage intéressé par la scène entre Pythios et Xerxès.
Un rite analogue est encore mentionné, avec étonnement cette fois, par Pausanias, II, 34, 2 à Méthana (Μέθανα), en Argolide : pour préserver les vignes des atteintes d’un vent, un coq aux ailes blanches était coupé en deux et deux hommes portant chacun une moitié du volatile faisaient le tour des vignes à protéger.

7. Pline le Jeune
Pline le Jeune
, Panégyrique de Trajan, 52
Citation:
Simili reverentia, Caesar, non apud Genium tuum bonitati tuae gratias agi, sed apud numen Iovis Optimi Maximi pateris: illi debere nos, quidquid debeamus, illius, quod bene facias, muneris esse, qui te dedit. Ante quidem ingentes hostiarum greges per Capitolinum iter, magna sui parte velut intercepti, devertere via cogebantur: quum saevissimi domini atrocissima effigies tanto victimarum cruore coleretur, quantum ipse humani sanguinis profundebat.
Avec la même réserve, tu ne souffres pas, César, que l’on rende grâces à ta bonté devant ton Génie, mais devant Jupiter très bon et très grand : c’est à celui-là, dis-tu, que nous devons tout ce que nous devons, et la source de tes bienfaits est un don de celui-là, qui t’a donné à nous. Auparavant, d’immenses troupeaux d’hostiae marchant sur le chemin du Capitole étaient comme interceptés en grande partie, et contraints de changer de route, car l’image du plus cruel des maîtres était honorée d’autant de sang de victimae que lui-même répandait de sang humain.


Nouvelle occasion de voir que hostia et victima sont appliqués aux mêmes animaux : hostiae quand ils montent pieusement au Capitole, victimae dans une atmosphère d’horreur criminelle.

Conclusion
- Les deux termes ont pu s’appliquer à des animaux différents, mais la documentation est très ténue à ce sujet.
- Victima peut contraster avec hostia comme une victime somptueuse avec une autre plus humble. Dans ce cas, victima désigne toujours une victime d’une certaine qualité, une « belle » victime bien chère et bien grasse, mais une hostia n’est pas obligatoirement minable.
- Victima et hostia dans le même texte peuvent s’appliquer aux mêmes bêtes mentionnées. Dans ce cas, hostia désigne la victime en tant qu’élément du culte des dieux, tandis que victima désigne l’être matériel voué à la destruction. Cette dernière distinction est bien sûr une question de point de vue, toute hostia étant nécessairement aussi une victima. On peut s’attendre à ce que les deux points de vue soient parfois acceptables simultanément, d’où la possibilité d’une confusion des termes.

(À suivre avec les contextes où hostia et victima sont interchangeables)


Dernière édition par Ion le Thursday 18 Feb 21, 12:48; édité 3 fois
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Ion
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Messageécrit le Thursday 26 Sep 19, 15:11 Répondre en citant ce message   

Victima et hostia dans le même texte (addendum)
Un dernier exemple où hostia et victima sont employés dans le même chapitre pour désigner en fait les mêmes animaux.
8. Tite-Live
La visite de Prusias II
167 avant J.-C. (ou AEC, « avant l’ère chrétienne » ou plutôt « avant l’ère commune », selon un usage récent). Le roi Prusias II de Bithynie, impressionné par la victoire des Romains sur Persée de Macédoine l’année précédente, est en visite officielle à Rome.
Tite-Live, 45, 44, 8-9 a écrit:

(Rex Prusia) petiit, ut uotum sibi soluere, Romae in Capitolio decem maiores hostias et Praeneste unam Fortunae, liceret - ea uota pro uictoria populi Romani esse -, et ut societas secum renouaretur agerque sibi de rege Antiocho captus, quem nulli datum {a} populo Romano Galli possiderent, daretur.
(Le roi) demanda "la permission d'acquitter un voeu en immolant dans le Capitole à Rome dix grandes victimes et à Préneste une dans le temple de la Fortune. (9) C'était, dit-il, un voeu qu'il avait fait pour le triomphe du peuple romain. Il sollicita aussi le renouvellement de l'alliance conclue avec lui, et la cession du territoire confisqué sur Antiochus: : les Romains n'en avaient pas encore disposé et c'étaient des Gaulois qui s'en étaient emparés."

Sacrifice officiel accompli dans les règles au Capitole : les victimes sont désignées par hostia.

Un peu plus bas,
Tite-Live, 45, 44, 15 a écrit:

et filio regis Nicomedi ex ea summa munera dari censuerunt, ex qua Masgabae, filio regis Masinissae, data essent; et ut uictimae aliaque, quae ad sacrificium pertinerent, seu Romae seu Praeneste immolare uellet, regi ex publico sicut magistratibus Romanis praeberentur;
(15) (Les sénateurs) furent d’avis que son fils Nicomède reçoive une somme égale à celle qui avait été donnée à Masgaba, fils du roi Masinissa. Les victimes et les autres objets nécessaires aux sacrifices que le roi voudrait accomplir tant à Rome qu'à Préneste, lui seraient fournis sur fonds publics, comme on les fournissait aux magistrats Romains.

Dispositions sur l'organisation matérielle du sacrifice et sur le financement des victimes, désignées par victima. Ces victimae ne sont autres que les hostias du § 8.
Cette fois encore, les deux termes sont appliqués aux mêmes bêtes, avec la nuance déjà signalée plus haut.

9. Sénèque (Tragédie)
Hercule furieux, 895-899 ; 1035-1046

Citation:
Lycos a tué Créon le roi de Thèbes et usurpé le trône en l’absence d’Hercule qui résidait là avec son père nourricier Amphitryon, sa femme Mégara et ses enfants. Mais le fils de Jupiter revient et tue l’usurpateur.

895 HERCULES. – Ultrice dextra fusus aduerso Lycus
Terram cecidit ore : tum quisquis comes
Fuerat tyranni, iacuit et poenae comes.
Nunc sacra patri uictor et superis feram,
Caesisque meritas uictimis aras colam.

(…)
« Renversé par ma droite vengeresse Lycos est tombé face contre terre ; tout les compagnons du tyran l’ont suivi dans le châtiment. Vainqueur, je vais à présent sacrifier en l’honneur de mon père [Jupiter, le père biologique] et des dieux du ciel, j’abattrai des victimae pour honorer des autels qui l’ont mérité. (...) »

(C’est à ce moment qu’Hercule est saisi d’un accès de folie. Il massacre sa femme Mégara et ses enfants qu’il prend pour la famille de Lycos.)

1035 Bene habet : pudendi regis excisa est domus.
Tibi hunc dicatum, maximi coniux Iouis ,
Gregem cecidi : uota persolui libens
Te digna; et Argos uictimas alias dabit.
AMPHITRYON. – Nondum litasti, nate : consomma sacrum.
1040 Stat, ecce, ad aras hostia; exspectat manum
Ceruice prona : praebeo, occurro, insequor;
Macta.


« Très bien ! La maison d’un roi infâme est anéantie. Souveraine épouse de Jupiter, c’est pour toi que j’ai massacré cette horde : voilà l’accomplissement d’un vœu qui m’était cher et qui était digne de toi ; Argos te donnera d’autres victimae.
Amphitryon. – Ton succès est encore incomplet, mon enfant : conclus le sacrifice. Vois, une hostia se tient devant l’autel ; elle attend ta main, la gorge offerte : je te la présente, je viens à toi, moi, la dernière victime. Frappe. »
(A ce moment, Hercule tombe sans connaissance)


899 uictimis : et non hostiis malgré un contexte de cérémonie religieuse régulière. Si notre distinction (victima : aspect matériel / hostia : aspect cultuel) est applicable ici, il faut admettre une scission des deux plans : l’abattage des victimes serait considéré en lui-même sur le plan matériel avant que l’attention se porte sur les autels. Cette attention particulière aux victimes indépendamment du sacrifice se justifierait si victima signifie ici « belle victime bien grasse », nuance que le terme semble prendre parfois (cf. ci-dessus §§ 1. Plaute et 2. Horace) et ci-dessous le victimas du v. 1038)

1038 victimas : allusion à des victimes de grande qualité, dans un contexte où il faut rendre à Junon des honneurs dignes d’elle. L’attention est donc focalisée sur les bêtes elles-mêmes.

1040 hostia : Amphitryon se présente lui-même, avec une douceur désespérée qui tranche sur la fureur d’Hercule, comme la victime oubliée du massacre que le furieux a vu comme un sacrifice à Junon. Ce qui compte ici est donc la consommation du sacrifice (Amphitryon adopte le point de vue d'Hercule), contexte où hostia se justifie bien dans notre optique.
(À suivre)


Dernière édition par Ion le Sunday 19 Jan 20, 10:48; édité 4 fois
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Outis
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Messageécrit le Thursday 26 Sep 19, 15:51 Répondre en citant ce message   

Citation:
Victima et hostia dans le même texte peuvent s’appliquer aux mêmes bêtes mentionnées. Dans ce cas, hostia désigne la victime en tant qu’élément du culte des dieux, tandis que victima désigne l’être matériel voué à la destruction. Cette dernière distinction est bien sûr une question de point de vue, toute hostia étant nécessairement aussi une victima. On peut s’attendre à ce que les deux points de vue soient parfois acceptables simultanément, d’où la possibilité d’une confusion des termes.

J'aime beaucoup la subtilité de cette distinction, on sent bien hostia sur scène avec les acteurs et les guirlandes, alors que victima est encore en coulisse avec les machinistes et les électriciens (oups!) …
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Ion
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Messageécrit le Monday 21 Oct 19, 16:45 Répondre en citant ce message   

Une étroite association de hostia avec la notion de victima.

Le latin postclassique donne un hostiam (apposition du) COD du verbe victimare, lui-même formé sur victima.

Victimare : « égorger, sacrifier »(Gaffiot), c’est-à-dire « faire subir le traitement d’une victima ».
Le Lewis & Short donne deux attestations chez Apulée au livre 7 des Métamorphoses, celle-ci et un victimare hircum « sacrifier un bouc », ainsi que, dans la Vulgate de la Bible, un victimare filium « égorger un fils » (Siracide, 34, 24, sans rapport avec l’histoire d’Isaac)
Apulée, IIe siècle EC, Métamorphoses (l’Âne d’Or), 7, 22, 2 a écrit:
Lucius transformé en âne est accusé par un garnement d’inconduite frénétique envers les dames
[7,22,2] Denique unus ex illis: "Quin igitur publicum istum maritum", inquit, "immo communem omnium adulterum illis suis monstruosis nuptiis condignam uictimamus hostiam?"
« L'un des auditeurs finit par s'écrier : Qu’attendons-nous pour faire une victima de ce mari public, ou plutôt de cet adultère commun à toutes, [qui sera] une hostia bien digne de ses unions monstrueuses ! »

Hostia présente l’âne comme une victime expiatoire toute trouvée pour ses supposés comportements scandaleux. Monstruosis évoque un monstrum, un de ces phénomènes insolites qui sont des avertissements divins et dont les probables suites funestes doivent être écartées par des sacrifices expiatoires. Ces victimes expiatoires sont le plus souvent désignées par hostia.
(À suivre)
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