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Le serpent dans les langues eurindiennes anciennes - Cours & Documents - Forum Babel
Le serpent dans les langues eurindiennes anciennes

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Outis
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Messageécrit le Sunday 21 Jul 19, 0:36 Répondre en citant ce message   

Sanskrit

La poésie sanskrite, usant au-delà de la mesure de la métaphore et raffolant de composition nominale, les noms du serpent y pullulent. Je ne donne donc ici que les plus courants et les plus exotiques. On s'en doute, rien n'interdit de penser que certains de ces noms ne désignent une espèce précise.
L'Inde connaît trois espèces de cobras (famille des Elapidae) :
• le cobra royal (Ophiophagus hannah), le plus gros (4 à 5m, 10kg) ;
• le cobra indien (Naja naja), le plus courant, celui des charmeurs de serpents ;
• le cobra à monocle (Naja kaouthia).
… et beaucoup d'autres serpents !

sarpa nom générique, issu de SṚP-, sarpati « se glisser, ramper » (eur. *serp-) ;
bhuja-ga ou bhujaṅ-ga « qui va courbé », d'après BHUJ-, bhujati « courber » (cp. all. Bogen « arc ») et -ga < GAM- gacchati « aller » ;
panna-ga « qui va au sol » < panna « tombé » (PAT-, patati « tomber, voler » < eur. *pet-) ;
ahi est le terme eurindien commun (gr. ἔχις, ὄφις ; lat. anguis ; lit. ungurys « anguille ») pour lequel on peut poser *He/ogʷʰ- (?) ;
Ahi peut désigner spécifiquement le démon (asura) Vṛtra qui retenait prisonnières les Eaux et qui fut abattu par Indra, dieu de l'Orage ;
rājāhi « serpent royal » < rāja « roi » (eur. *h₃reg-, lat. rēx) et ahi ; peut-être Ophiophagus hannah ;
nāga désigne un serpent ordinaire ou un Nāga, fabuleux serpent-démon, parfois protecteur ;
On a proposé beaucoup d'étymologies farfelues (ang. naked, lat. niger, etc.), le rapprochement le plus probable est avec vx.-norrois snākr, ang. snake ;
Les Nāgās les plus célèbres sont, dans l'Hindouisme Ananta « Infini » (ou Śeṣa « Reliquat ») sur lequel Viṣṇu repose et, dans le bouddhisme, Mucalinda qui abrita le Bouddha de son capuchon pendant qu'il méditait sous la pluie.
Nāga-rāja « roi des serpents » désigne Ananta ou Vāsuki, chef du peuple des Nāgas ; nom commun, c'est le cobra royal ;
Enfin, nāga peut aussi désigner couramment un éléphant par abbréviation de nāga-hasta « dont la main est un serpent » < hasta « main » (cp. lat. prae-hendo « saisir », ang. hand)
ura-ga et uraṅ-gama « qui va sur la poitrine » < uras « poitrine » < VṚ-, vṛṇoti « couvrir » ;
viṣa-dhara « porteur de poison » < viṣa « poison » (cp. gr. ἰός, lat. uīrus) et DHṚ-, dharati « tenir, porter » (eur. *dʰer- « soutenir », skr. dharma « devoir », gr. θρόνος « trône », lat. firmus « solide ») ;
bhogin « qui a des courbes » (cf. ci-dessus bhuja-ga) ; kṛṣṇa-bhogin « serpent noir » ;
bhoga-dhara « ayant des courbes, anneaux » < bhoga (id.) et dhara « portant » (DHṚ-, dharati « tenir, porter » cf. viṣadhara ci-dessus) ; le nom fait penser à la vipère de Russell, Daboia russelii, dont les taches dessinent des anneaux (elle est l'arme du crime dans Le Ruban moucheté, enquête de Sherlock Holmes ;
vyāla < vyāḍa « méchant, féroce » < vi- préfixe dépréciatif et AD-, atti « manger, dévorer » (eur. *h₁ed-, gr. ἔδω, lat. edō, ang. eat et hitt. azzik < *h₁ed-sk- « banqueter »); Se dit aussi pour un tigre, léopard ou éléphant furieux ;
āśī-viṣa « serpent venimeux » < viṣa « poison » et āśī « lait (?) ajouté au soma (véd.) » <? ā- augmentatif + śri « honorable » ;
phaṇin « qui a un capuchon » < phaṇa « capuchon de cobra » (non clair) ;
dṛk-karṇa « dont les yeux sont ses oreilles » < karṇa « oreille » (*kl-eu- « entendre », skr. ŚRU-, śṛnoti, gr. κλέος « renom ») et DṚŚ-, dadarśa « regarder » (eur. *der-k-, gr. δέρκομαι, δράκων) ; ainsi nommé en raison de la non-apparence de ses oreilles ;
cakṣuḥ-śravas comme le précédent < cakṣus « vision, œil » part. parf. (ca-kṣ-us < akṣi « œil » < *okʷ-) et śravas « oreille, renom » ;
cakrin « qui porte un disque (des lunettes ?) » < cakra « disque » (eur. *kʷel- « tourner », gr. κύκλος) ;
pavanāśana « se nourissant d'air » < pavana « purification, air, vent » < PŪ-, punāti « purifier » et AD-, atti « manger » (cf. plus haut) ;
dvi-jihva « qui a deux langues » < dvi « deux » et jihva « langue » (avest. hizū) ; le mot assone avec dvija « deux fois né » qui se dit des brahmanes et des animaux ovipares ;
gūḍha-pād « aux pieds invisibles » < gūḍha « caché, invisible » part. passé de gūhati « dissimuler » et pād = pad « pied » en fin de composé ;
kākodara « ventre de corbeau » < kāka « corbeau > impudent, méprisable » et udara « ventre » (cp. gr. ὄδερος [Hésych. = γαστήρ], lat. uterus ;
dīrgha-pṛṣṭha « au long dos » < dīrgha « long » (cp. gr. δολιχός « long ») et pṛṣṭha « dos » ;
bileśaya « qui couche dans un creux » < bila « creux [assiette, cuiller] » et śaya « couche » (ŚĪ-, śete « être placé », cf. gr. κείμαι « être placé, couché ») ;
phaṇavat « possédant un capuchon » < phaṇa « capuchon de cobra » ;
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Outis
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Messageécrit le Wednesday 24 Jul 19, 9:53 Répondre en citant ce message   

Grec

Il y a en grec ancien trois mots de base, d'emploi courant, pour parler de serpents. D'après Liliane Bodson ("Les Grecs et leurs serpents", in L'Antiquité classique, 1981, 50 1-2, pp. 57-78), ὄφις serait le terme le plus général, ἔχις désignerait les venimeux (vipères aux pupilles verticales) et δράκων les constricteurs (couleuvres aux pupilles rondes). Elle qualifie en effet ces derniers de « aux larges yeux », s'appuyant sur :

• une scholie à Euripide : γένος μέν γάρ ὁ ὄφις, εἶδος δέ ὁ δράκων « le genre est ófis, l'espèce est drákon » ;
• l'étymologie de δράκων : «regardant, observant » (cf. ci-dessous);
Οἱ δὲ γλάνεις ἐν τοῖς βραχέσι καὶ ὑπὸ δράκοντος τοῦ ὄφεως τυπτόμενοι ἀπόλλυνται πολλοί « les silures, dans les bas-fonds, sont frappés par des ófis drákon, il en périt beaucoup » (Aristote, Hist. des An., VIII, 602 b).
J'y ajouterai leur rôle fréquent de gardiens d'une chose précieuse qui met en évidence leur qualité d'observateurs, le drákon est celui « qui ne dort jamais » ; il est vrai que les serpents n'ont pas de paupières …
Mais je n'ajouterai pas un pouvoir de fascination des proies dont je n'ai pas trouvé d'attestations antiques.

ὄφις « serpent, en général » (cf. ophidien, ophiure) repose sur un *ogʷʰi- sans correspondant exact (cf. ci-dessous).

ἔχις « serpent, vipère » et, surtout, son féminin plus courant ἔχιδνα «vipère » ; reposerait sur eur. *egʰi- sans correspondant connu ; dérivé έχίνος « hérisson » (mangeur de serpents ?) puis, par métaphore, « oursin » (échinodermes) et enfin « bogue de châtaigne ». En revanche, l'échine « colonne vertébrale », malgré sa forme, vient d'un mot germanique (baguette, cf. all. Schienbein « tibia »).
L'Échidna mythologique est la mère de la plupart des monstres de la fable (Cerbère, Sphinx, Hydre de Lerne, Lion de Némée, Chimère, etc.).

Un rapport entre *ogʷʰi-, *egʰi- et *angʷʰi- (lat. anguis) est supposé par la plupart des auteurs, mais sans autre explication qu'un tabou linguistique qui aurait fait déformer les mots. Le skr. ahi pourrait reposer sur les trois …

δράκων est, avec recul de l'accent, le même mot que δρακών « regardant avec intensité », participe présent de δέρκομαι, parfait δέδορκα (eur. *der-k-, skr. dadarśa « j'ai regardé », gall. trem « vue, spectacle », drych « miroir »).

Mais, pour nommer les serpents, les Grecs pouvaient aussi utiliser un certain nombre de termes génériques, ne désignant pas que les serpents :

δάκος « animal à morsure dangereuse » < δάκνω « mordre » (eur. *deh₂-k- en raison de δῆγμα « morsure » qui montre un ā long, mais skr. DAŚ-, daśati « mordre » suppose *dek-).

ἑρπετόν « toute bête rampante » < ἕρπω « ramper » (eur. *ser-p-, skr. sarpa, lat. serpens) > fr. herpétologie, étude des serpents, mais ἕρπης s'est spécialisé dans les maladies de peau : zona, herpès, dartre, etc.

κινώπετον, κινωπηστής et κνώψ « animal qui mord, serpent » sans qu'on sache le lien entre ces divers mots.

κνώδαλον « bête sauvage, brute » où le rapport avec κναίω « gratter », s'il existe, est obscur.

On connaît enfin quelques noms spécifiques grâce à divers œuvres didactiques, particulièrement aux Thériaques de Nicandre de Colophon (~IIe siècle) qui traite des morsures venimeuses.

κεγχρίνης ou κεγχρίας ou κεγχριδίας « serpent au dos granuleux » < κέγχρος « millet, grain de millet » (cp. vx-ht-all. hirso « millet » ; il s'agirait d'une vipère (vipère cornue, Vipera ammodytes, ou la ionienne vipère ottomane, V. xanthina voire notre péliade, V. berus, si celle-ci descendait anciennement jusqu'en Grèce).

διψάς « serpent venimeux dont la morsure cause une soif intense » < δίψα « soif » (ét. inconnue), non identifié.

σήψ « serpent dont la morsure s'envenime » < σήπω « corrompre, putréfier » (ét. inconnue) ; on en a une description précise:
Pausanias, Arc. iv.7 a écrit:
τὸν δὲ ὄφιν τοῦτον καὶ αὐτός ποτε εἶδον: κατὰ ἔχιν ἐστὶ τὸν μικρότατον, τέφρᾳ ἐμφερής, στίγμασιν οὐ συνεχέσι πεποικιλμένος: κεφαλὴ δέ ἐστιν αὐτῷ πλατεῖα καὶ τράχηλος στενός, γαστέρα δὲ ἔχει μείζονα καὶ οὐρὰν βραχεῖαν: βαδίζει δὲ οὗτός τε καὶ ὄφις ἕτερος ὁ κεράστης καλούμενος ἐνδιδόντες ἐς τὰ πλάγια, ὥσπερ οἱ καρκίνοι
Ce serpent, je l'ai vu moi aussi une fois : il est plus petit que la vipère, de couleur cendre et a la peau parsemée de petites taches. La tête est large et le cou étroit, le ventre plutôt grand et la queue courte. Celui-ci, comme aussi cet autre serpent appelé céraste, marche en oblique, comme les crabes
Le nom français seps est le nom vernaculaire de plusieurs espèces de lézard à pattes minuscules ou absentes de la famille des Scincidés (les scinques), ou des reptiles mythiques et venimeux du Moyen Âge, de l'Asie mineure au xe siècle jusqu'en Europe au xiiie siècle (Wikipedia), acception qui prolonge la terrible description du poète latin Lucain (Ier siècle) :
Lucain, Pharsale, IX, vv. 848 ss, trad. Marmontel a écrit:
Mais une mort plus douloureuse se présente à lui. Un seps subtil mord Sabellus à la cuisse. Celui-ci l'arrache, si fort qu'il tienne de sa dent recourbée, et le cloue sur le sable avec son javelot. Le seps est de petite taille, mais c'est le plus mortel des reptiles. Autour de la morsure, la peau se retire et découvre les os pâlissants. Puis la blessure gagne, s'agrandit, et couvre le corps d'une seule plaie. Les membres nagent dans le pus, les mollets tombent, le jarret se dépouille, les muscles des cuisses se fondent, l'aine distille une noire humeur, la peau du ventre éclate, les intestins se répandent, mais le corps ne rend pas tout ce qu'il devrait contenir. Le cruel venin consume ses membres, il les contracte et les resserre. Les liens des nerfs, les jointures des flancs, les cavités de la poitrine, tout ce que cachent les fibres vitales, l'homme enfin tout entier se découvre sous l'action du fléau fatal. La mort profane dévoile la nature : les épaules, les bras robustes se fondent ; la tête et le col se dissolvent ; moins vite se fond la neige au souffle tiède de l'Auster, moins vite la cire exposée au soleil. Que parlai-je d'un corps ruisselant et liquéfié ? La flamme en fait autant. Mais quel bûcher a jamais consumé les os ! Le poison les détruit, il les réduit en poussière avec la moelle : il ne reste aucune trace de ce rapide trépas. De tous les reptiles qui infestent le Cinyphe, à toi la palme, ô seps malfaisant ! Tous enlèvent la vie ; toi, tu fais disparaître jusqu'au cadavre.

κεράστης « serpent cornu, céraste » < κέρας « corne » (eur. *ker-h₂-, skr. śṛṅga, lat. cornū). Les cérastes sont aujourd'hui limités au Proche-Orient et au nord de l'Afrique. Attention, les cérastes ont une paire de petites cornes au-dessus des yeux, alors que la vipère cornue grecque (κεγχρίνης , Vipera ammodytes) a une corne unique, sur le nez.
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Messageécrit le Thursday 25 Jul 19, 17:03 Répondre en citant ce message   

[en cours]

latin

serpens < serpo « ramper »

anguis « serpent » < eur. *a(n)gʷ-i-, parmi d'autres possibles ; pour le sens, peut recouvrir serpens, coluber, hydra ou draco ; par exemple, pour la chevelure de Méduse
Ovide, Métamorphoses, IV fin, a écrit:
Excipit unus
ex numero procerum quaerens, cur sola sororum
gesserit alternis inmixtos crinibus angues.
[…]
neve hoc inpune fuisset,
Gorgoneum crinem turpes mutavit in hydros.

Un des convives demande d'où vient que, seule de ses sœurs, Méduse avait sur sa tête des cheveux hérissés de serpents.
[…]
Pour venger ses autels souillés, elle [Minerve] changea les cheveux de Méduse en serpents.


vīpĕra « vipère » < *vīvi-pera « vivipare » (< pariō « enfanter », cf. parturiente), une étymologie déjà antique, les vipères étant généralement ovovivipares (leurs œufs éclosent dès qu'ils sont pondus)..

aspis « aspic, vipère » < gr. ἀσπίς ; comme le mot grec, aspis peut désigner un bouclier ; il n'y a aucune explication convaincante de cette homonymie.

cŏlūbra = cŏlŭber « serpent » ; peut être venimeux (cf. plus bas) et Linné avait d'abord nommé Coluber berus la vipère péliade.

Enfin, au hasard des promenades littéraires, quelques serpents non identifiés :

chĕlȳdrus « serpent fétide, vivant surtout dans l'eau » < gr. χέλυδρος « serpent amphibie »
Virgile, Géorgiques, III, 414-5, a écrit:
Disce et odoratam stabulis accendere cedrum
galbaneoque agitare gravis nidore chelydros.

Apprends aussi à brûler dans tes étables le cèdre odorant et à en chasser par l'odeur du galbanum les dangereux chélydres.
Il ne saurait s'agir de la tortue serpentine, Chelydra serpentina, qui, dans l'Antiquité, était limitée au Nouveau Monde.

drăco « serpent » < gr. δράκων ; spécialement les apprivoisés, serpents épidauriens, élevés comme animaux de compagnie par les Romains.
Suétone, Vie de Tibère, 72, a écrit:
erat ei in oblectamentis serpens draco, quem ex consuetudine manu sua cibaturus cum consumptum a formicis inuenisset, monitus est ut uim multitudinis caueret.
Il s'était amusé à élever un serpent. Un jour qu'il allait, selon son habitude, lui donner à manger de sa main, il le trouva rongé par les fourmis: c'était un avertissement d'éviter la violence de la multitude.


hydra < gr. ὕδρα, ne figure jamais en latin que pour désigner le monstre mythique dont triompha Héraklès. Par exemple, Lucrèce, prétendant que ce héros serait aujourd'hui inutile :
Lucrèce, De Rerum Natura, V.27, a écrit:
denique quid Cretae taurus Lernaeaque pestis
hydra venenatis posset vallata colubris?

Que pourraient contre nous le taureau de Crète et le fléau de Lerne, cette hydre fortifiée d'un rempart de serpents venimeux ?
Un rappel de ne pas traduire coluber par couleuvre …
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Messageécrit le Wednesday 14 Aug 19, 14:46 Répondre en citant ce message   

sanskrit II

Le cobra indien (Naja naja, anciennement Coluber naga) est couramment désigné par les noms suivants, tous signifiant « serpent noir » :

kāla « noir, bleu foncé » (< *keh₂-l-, gr. κηλίς « tache », Hésychius donne <κηλήνη>· μέλαινα « noir ») ; abrège le suivant :
kāla-sarpa et, en variant le vocabulaire :
kṛṣṇa-sarpakṛṣṇa « noir, bleu foncé » (cp. Црна Гора, Crna Gora « Montenegro » et Oči crna « Les Yeux noirs »); Kṛṣṇa est le nom d'un avatar de Viṣṇu, héros du Mahābhārata, devenu ensuite dieu à part entière, et Kṛṣṇā est un nom de Draupadī, aussi héroïne du MBh, née dans le feu ;
kṛṣṇoragauraga « qui va sur la poitrine » (o=a+u).

Beaucoup d'expressions populaires, plus ou moins proverbiales, font référence sous-entendue aux comportements humains :
• un serpent dissimulé dans les vêtements ;
• folie d'ôter les crocs d'un serpent venimeux ;
• folie de jouer avec les serpents ;
• folie de nourrir un serpent.

Les serpents du mythe ont souvent de nombreuses têtes (mille pour Śeṣa), le plus souvent cinq, en cohérence avec une image commune où le bras est un serpent dont les doigts sont les têtes :
saṃhṛtya muṣṭiṃ pañcaśīrṣam ivo 'ragam (Rāmāyaṇa)
« ayant serré le poing, tel un serpent à cinq têtes »
saṃhṛtya, cf. absolutifs < HṚ-, harati « prendre, saisir » (eur. *gʰer-, gr. χείρ « main ») + sam « ensemble » (eur. *sem- « un »)
muṣṭi « poing » (< mūṣ « souris », gr. μῦς, lat. mūs)
pañca « cinq » (< *penkʷe, gr. πέντε, lat. quinque)
śīrṣa « tête » (< *kr-h₂-, gr. καρᾱ)
iva « comme » (gr. ἠέ interj. (ἠϝέ) < *wid- « voir »)
uraga voir plus haut
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Messageécrit le Thursday 15 Aug 19, 9:45 Répondre en citant ce message   

Les serpents dits des profondeurs

Comme il est commun de voir des serpents sortir d'un creux de rocher, on les suppose vivre dans la terre et, par la force des choses, être donc les gardiens de ses richesses, l'eau et les trésors. D'où les dragons, bien sûr.
D'où aussi le choix de nommer certains d'entre eux à partir de mots désignant le fond d'un récipient, ici le fond d'une grotte.
(j'insiste, pas le grand fond, beaucoup plus bas, où il n'y a qu'Enfer et Tartare …)

Les langues eurindiennes semblent avoir nommé le fond des marmites à partir de deux thèmes, *bʰeu-dʰ- et *dʰeu-bʰ-, visiblement liés, sans qu'on sache vraiment lequel est une métathèse de l'autre, le procédé étant très peu productif dans ces langues. Ce qu'on sait, c'est que l'aspiration est fragile, qu'elle tombe facilement, et qu'il ne peut en rester qu'une par mot dans les langues où elles se conservent ! D'où :

• skr. budhna « terrain, base, fond d'un récipiant, pied ou racine d'un arbre », budhnya « étant au sol ou à la base, en profondeur » ;
• gr. πυθμήν « fond d'une coupe, d'une jarre, fond de la mer, souche ou racines », βυθός (= βυσσός) « fond de la mer », ἄβυσσος « sans fond, insondable » (fr. abysse) ;
• lat. fundus « fond d'un récipient, fondement » ;
• ang. bottom « base, fondation, partie inférieure ou plus profonde de n'importe quoi, cul » ;
• all. Boden « sol, fond, terre ».

Ahirbudhnyaḥ, dit le Serpent des profondeurs

Cet Ahirbudhnyaḥ est un dieu, il fait partie des onze Rudras (avec les Vasus, les Viśve et les Ādityas, un des groupes de dieux). Les autres sont Pinākin (Porteur de massue), Mṛgavyādha (Chasseur de cerfs), Sarpa (Rampant), Nirṛti (Destruction), Dahana (Consumant), Īśvara (Seigneur), Kapālin (Orné de crânes), Sthāṇu (Inamovible), Bhaga (Dispensateur) et Ajaikapād (Aja Ekapād, Bouc à un pied). Tous ou presque sont devenus des épithètes de Śiva dans l'hindouisme actuel.
On sait peu de choses sur cet Ahirbudhnyaḥ. Pour la Ahirbudhnya Saṃhita, il est, sous forme de serpent (ahi) le fondement (budhna) du monde, Śeśa ou Ananta, dont les mille têtes supportent le monde. Mais pas de mythe, pas plus que n'en a le Chaos (χάος) primordiel des Grecs. Même le Mahābhārata, catalogue exhaustif des mythes indiens, ne le mentionne sans commentaire qu'à deux reprises, au livre I comme un des onze Rudras, au livre XIII comme un des mille noms de Śiva.
On y trouve un peu plus au livre V sur son compagnon Ajaikapād, nommé aussi Ahirbradhna « serpent bai » et gardien de l'or avec le dieu Kubera. Ce « bouc à un pied » me fait penser à Zagreus (Ζαγρεύς) ainsi qu'au serpent sacré à tête de bélier des figurations gauloises (S. Reinach, Cultes, mythes et religions, p. 213), mais ça n'apporte guère d'éclaircissements.

Python, Πύθων

Son nom est lié à celui de Pytho, Πυθώ, la région qui contient Delphes. Il n'y a pas lieu d'accorder trop de foi à l'étymologie antique fondée sur πύθω « pourrir », alors qu'on a la dérivation simple *bʰudʰ-ōn > *φυθων > πυθων. Son mythe ne nous est guère connu que par des mythographes tardifs :
Apollodore, 1.4.1 a écrit:
ἧκεν εἰς Δελφούς, χρησμῳδούσης τότε Θέμιδος: ὡς δὲ ὁ φρουρῶν τὸ μαντεῖον Πύθων ὄφις ἐκώλυεν αὐτὸν παρελθεῖν ἐπὶ τὸ χάσμα, τοῦτον ἀνελὼν τὸ μαντεῖον παραλαμβάνει.
il [Apollon] vint à Delphes où Thémis à cet époque délivrait des oracles et, quand le serpent Python, qui gardait l'oracle, voulut le prévenir d'approcher le chasme, il le tua et s'empara de l'oracle.

Pour Homère, le dragon était une dragonne :
Homère, Hymne à Apollon, vv. a écrit:
ἀγχοῦ δὲ κρήνη καλλίρροος, ἔνθα δράκαιναν
κτεῖνεν ἄναξ, Διὸς υἱός, ἀπὸ κρατεροῖο βιοῖο,
ζατρεφέα, μεγάλην, τέρας ἄγριον, ἣ κακὰ πολλὰ
ἀνθρώπους ἔρδεσκεν ἐπὶ χθονί.

Toute proche est la source aux belles ondes où le Seigneur, fils de Zeus, tua de son arc puissant la dragonne, la Bête énorme et géante, le monstre sauvage qui, sur la terre, faisait tant de mal aux hommes.

Une autre tradition très tardive (Suidas, Étienne de Byzance) nomme cette δράκαινα : Delphyné (Δελφύνη) « celle de Delphes », nous la retrouverons plus loin.

Pour moi, les références, tant à un chasme qu'à la source, ne peuvent que désigner l'étroite et profonde faille entre les deux Phédriades d'où sourd l'eau très pure, fraîche et douce (en boire rend poète) de Castalie, un lieu qui semble être l'archétype d'une demeure de dragon [il est aujourd'hui interdit d'y accéder (chutes de pierres) mais la barrière est facile à escalader].,


Dernière édition par Outis le Saturday 17 Aug 19, 9:00; édité 1 fois
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Messageécrit le Friday 16 Aug 19, 4:28 Répondre en citant ce message   

Typhon, Typhée, Τυφών, Τυφωεύς

Typhon devrait son nom au verbe τύφομαι « être plein d'arrogance » selon certains (Frisk, etc.) à un *Τύφως préhellénique selon d'autres (https://demgol.units.it/pdf/demgol_es.pdf) et, selon Watkins (Dict., p. 20), à un *dʰu-bʰ--ōn > *Θυφών > Τυφών. C'est cette dernière étymologie qui me fait mettre ce Typhon parmi les serpents dits des profondeurs, même si je la trouve peu convaincante : il n'est pas vraiment un serpent et ne sort d'aucun trou.

Il apparaît d'abord dans un fragment douteux d'Hésiode :
Hésiode, Théogonie, vv. 820 ss a écrit:
αὐτὰρ ἐπεὶ Τιτῆνας ἀπ᾽ οὐρανοῦ ἐξέλασεν Ζεύς,
ὁπλότατον τέκε παῖδα Τυφωέα Γαῖα πελώρη
Ταρτάρου ἐν φιλότητι διὰ χρυσέην Ἀφροδίτην:
οὗ χεῖρες μὲν ἔασιν ἐπ᾽ ἰσχύι, ἔργματ᾽ ἔχουσαι,
καὶ πόδες ἀκάματοι κρατεροῦ θεοῦ: ἐκ δέ οἱ ὤμων
ἣν ἑκατὸν κεφαλαὶ ὄφιος, δεινοῖο δράκοντος,
γλώσσῃσιν δνοφερῇσι λελιχμότες, ἐκ δέ οἱ ὄσσων
θεσπεσίῃς κεφαλῇσιν ὑπ᾽ ὀφρύσι πῦρ ἀμάρυσσεν:
πασέων δ᾽ ἐκ κεφαλέων πῦρ καίετο δερκομένοιο:
φωναὶ δ᾽ ἐν πάσῃσιν ἔσαν δεινῇς κεφαλῇσι
παντοίην ὄπ᾽ ἰεῖσαι ἀθέσφατον: ἄλλοτε μὲν γὰρ
φθέγγονθ᾽ ὥστε θεοῖσι συνιέμεν, ἄλλοτε δ᾽ αὖτε
ταύρου ἐριβρύχεω, μένος ἀσχέτου, ὄσσαν ἀγαύρου,
ἄλλοτε δ᾽ αὖτε λέοντος ἀναιδέα θυμὸν ἔχοντος,
ἄλλοτε δ᾽ αὖ σκυλάκεσσιν ἐοικότα, θαύματ᾽ ἀκοῦσαι,
ἄλλοτε δ᾽ αὖ ῥοίζεσχ᾽, ὑπὸ δ᾽ ἤχεεν οὔρεα μακρά.

l'énorme Terre enfanta un dernier fils, Typhée, de l'amour du Tartare, par la grâce d'Aphrodite d'or. Les vigoureuses mains de ce dieu puissant travaillaient sans relâche et ses pieds étaient infatigables ; sur ses épaules se dressaient les cent têtes d’un horrible dragon, et chacune dardait une langue noire; des yeux qui armaient ces monstrueuses têtes, jaillissait une flamme étincelante à travers leurs sourcils; toutes, hideuses à voir, proféraient mille sons inexplicables et quelquefois si aigus que les dieux seuls pouvaient les entendre, tantôt la mugissante voix d’un taureau sauvage et indompté, tantôt le rugissement d’un lion au coeur farouche, souvent, ô prodige ! les aboiements d’un chien ou des clameurs perçantes dont retentissaient les hautes montagnes.

Mais Zeus le dégomme tout de suite et on n'en entend plus parler que pour dire qu'il a enfanté les Vents fougueux (sauf Notos, Borée et Zéphyr, nés des Dieux). Mais Typhon m'intéresse dans la mesure où deux sources, tardives mais cohérentes, évoque un premier combat avec Zeus à l'issue duquel Typhon triomphait. Voici les pièces du dossier (pour abréger, je ne donne pas le texte grec) :
Apollodore (IIe s.), Bibliothèque, I.vi.3 a écrit:
Quand les dieux eurent triomphé des Géants, Gaïa, encore plus irritée, s’unit au Tartare et, en Cilicie, elle enfante Typhon, en qui se mêlaient la nature de l’homme et celle de la bête. Par la taille et par la puissance, il surpassait tous les enfants de Gaïa. Jusqu’aux cuisses il avait forme humaine, mais sa taille était si démesurée qu’il dépassait toutes les montagnes, et souvent même sa tête touchait les astres. Ses bras tendus atteignaient l’un le couchant et l’autre l’orient et de ces bras se détachaient cent têtes de serpents.
À partir des cuisses son corps n’était qu’un entrelacement d’énormes vipères, qui étiraient leurs anneaux jusqu’a sa tête et lançaient des sifflements puissants. Il avait des ailes sur tout le corps. Sur sa tête et ses joues flottaient au vent des crins sales. Ses yeux lançaient un regard de feu. Tels étaient l’aspect et la taille de Typhon quand il attaqua le ciel lui-même, en lançant contre lui des rocs enflammés, dans un mélange de cris et de sifflements, tandis que sa bouche crachait de puissants tourbillons de feu.
Les dieux, en le voyant s’élancer contre le ciel, s’exilèrent en Egypte, où, poursuivis par lui, ils prirent la forme d’animaux. Tant que Typhon fut à distance, Zeus lui lança des traits de foudre ; quand il fut proche, il l’attaqua à coups de faucille d’acier et il le poursuivit dans sa fuite jusqu’au mont Casios, qui domine la Syrie. Là, le voyant tout couvert de blessures, il engagea un corps a corps.
Mais Typhon, enroulant ses anneaux autour de lui, l’immobilisa, lui arracha sa faucille et lui coupa les tendons des mains et des pieds. Il le hissa sur ses épaules, le transporta à travers la mer jusqu’en Cilicie et, arrivé à l’antre corycien, il l’y déposa. C’est là que, de même, il dissimula les tendons, cachés dans une peau d’ours ; il en confia la garde au dragon femelle <Del>phyné, qui était moitié bête et moitié fille. Mais Hermès et Ægipan dérobèrent furtivement les tendons et les rajustèrent à Zeus sans se faire voir.
Zeus, lorsqu’il eut recouvré sa force, s’élança soudain du ciel, sur un char tiré par des chevaux ailés, et de ses traits de foudre il poursuivit Typhon jusqu’au mont nommé Nysa, où les Destinées trompèrent le fuyard : persuadé par elles que cela le rendrait plus fort, il goûta aux fruits éphémères. Aussi, à nouveau poursuivi, arriva-t-il en Thrace et, dans le combat qui s’engagea près de l’Hémos, il se mit a lancer des montagnes entières.
Mais comme elles étaient rejetées sur lui par la foudre, un flot de sang inonda la montagne : c’est pour cela, dit-on, que le mont fut appelé l’Hémos («le Mont Sanglant»). Comme il s’élançait pour fuir à travers la mer de Sicile, Zeus jeta sur lui le mont Etna qui est en Sicile. C’est une énorme montagne dont, encore aujourd’hui, jaillissent des éruptions de feu, qui proviennent, dit-on, des traits de foudre lancés par Zeus. Mais en voilà assez sur le sujet.

C’est au ve siècle de notre ère que notre second auteur, Nonnos de Panopolis, écrit son grand poème épique, les Dionysiaques. Avant toute chose, il faut savoir que cet auteur, au croisement de deux cultures, est aussi l’auteur d’une paraphrase de l’Évangile de Jean et qu’on ignore toujours s’il est un païen converti ou un chrétien faisant retour au paganisme. Nonnos ne raconte pas de premier combat et, si Zeus perd sa foudre, c’est bêtement parce qu’il l’a laissé trainer. Typhon s’en est emparé et commence à s’en servir à tort et à travers en incarnation du Mal qu’il est. Sans qu’on sache très bien pourquoi, c’est ici Cadmos, le phénicien de lignage grec, frère d’Europe et fondateur de Thèbes que Zeus chargera de tromper Typhon. Mais la lyre d’Hermès et la flûte de Pan font encore partie de la distribution. Nonnos est un auteur particulièrement verbeux; il consacre au mythe de Typhon tout le premier livre des Dionysiaques, soit plus de sept-cents vers. Je n’en donnerai donc que quelques flashes significatifs.
Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, I-II a écrit:
[Tout à ses amours, Zeus a déposé ses armes dans une grotte]
C’est alors que, par le conseil de la Terre, sa mère, le géant de Cilicie, Typhon, étendit toutes ses mains, et déroba les armes de Zeus, armes de feu. Bientôt, développant ses nombreux et bruyants gosiers, il fait entendre le hurlement universel de tous ses monstres. Les serpents nés avec lui bondissant sur la tête des léopards leurs frères, et léchant la redoutable crinière des lions, enroulent leurs queues en spirale autour des cornes des boeufs, et lancent leurs dards écumeux contre les sangliers haletants.
Mais bientôt Typhon dépose les foudres de Zeus dans le creux d’une roche, et porte dans les airs aussi haut que le soleil le ravage de ses bras.
[Zeus réagit enfin, requérant l’aide de Cadmos toujours à la recherche de sa sœur Europe]
Il veut que, revêtant Cadmos d’un habit pastoral sous une forme méconnaissable, Pan en fasse un faux berger sous ce costume menteur; il veut encore qu’il prête à l’habile musicien la flûte astucieuse qui doit amener la mort de Typhon. Dans ce dessein, Zeus appelle à la fois le pasteur supposé et le générateur ailé de l’espèce humaine ; puis il leur tient ce commun langage : « Cher Cadmos, fais entendre ta flûte, et les cieux s’apaiseront. [. . .] Sois berger pendant une seule aurore, et viens aider le pasteur du monde de ta musette pastorale qui fait oublier le chagrin. Tu m’empêcheras d’entendre le bruit des nuages assemblés par Typhon, et son tonnerre imposteur. Je le dompterai alors, malgré l’attaque de ses éclairs et l’assaut de ses foudres. Si donc le sang de Zeus et d’lo, fille d’lnachos, coule dans tes veines, va séduire Typhon par les sons bienfaisants de ton adroite flûte. Pour ta récompense méritée, tu recevras un double présent ; car je ferai de toi le sauveur de l’harmonie du monde et le mari d’Harmonie.
[...]
Cadmos alors, déguisé sous les habits champêtres d’un véritable pasteur, appuyé contre un chêne de la forêt voisine, accorde ses chalumeaux et fait entendre aux oreilles de Typhon un son séducteur, léger et doux, qui s’échappe de ses joues gonflées. Épris de l’harmonie, le géant accourt en rampant à ce son perfide : et, se rapprochant, par tous les anneaux de son corps, de l’entraînante mélodie et de la flûte enchanteresse, il oublie dans la grotte, auprès de la Terre sa mère, les armes brûlantes de Zeus.
[Sans aucun souci de cohérence, Nonnos change alors de version et va faire état d’un premier combat entre Zeus et Typhon]
Mais, en voyant le géant, fils de la Terre, s’enivrer des doux sons de sa flûte délicieuse, et, emporté par le fuseau des Parques, s’engager volontairement dans ses filets, Cadmos lui adressa sérieusement ces paroles pleines d’astuce : « Ce que vient de te faire entendre ma flûte est peu de chose : Que diras-tu donc quand je chanterai sur la lyre à sept tons l’hymne de ton triomphe ? Car c’est avec elle que j’ai surpassé Apollon et ses instruments divins. Zeus, pour favoriser son fils vaincu, pulvérisa de sa foudre mes cordes harmonieuses ; mais si j’en trouve jamais d’aussi bonnes, à l’aide de mon plectre, je charmerai tous les arbres, les animaux féroces, les montagnes . . .
Il dit; Typhon remue ses sourcils joyeux en signe d’assentiment; il secoue sa chevelure; et les serpents bouclés de sa tête lancent en pluie leur venin sur les collines. Alors, le faux berger loue le présent divin, manie les nerfs eu tout sens comme s’il allait en garnir sa lyre ; et, les cachant adroitement dans un creux du rocher, il les réserve pour le triomphe de Zeus; puis, d’un souffle léger, imitant avec le murmure de ses lèvres les bruits de l’Écho, il fait entendre, à l’aide de ses chalumeaux, la plus molle harmonie, et charme toutes les oreilles attentives de Typhon, qui ne s’est pas aperçu de la ruse. Pour séduire le géant, le faux pasteur exprime par ses sons la déroute des dieux; mais il célébrait en même temps la future victoire de Zeus.
...
Tandis que le fils d’Agénor, pâtre mensonger, demeure immobile à la limite des pâturages de la forêt, et presse de ses lèvres mobiles le bord de sa flûte, le fils de Cronos se glisse tout à coup dans la grotte sans bruit, sans être aperçu ; et il arme de nouveau ses mains de sa foudre habituelle.
[Le combat final a alors lieu entre Zeus et Typhon. Avant de succomber, celui-ci s’exprime de sa façon usuelle]
... le géant hurle de tous ses gosiers retentissants ... Ce n’est pas une voix isolée, mais bien les cris de Typhon, armé des diverses formes de sa nature, que l’écho répète et multiplie : c’est le hurlement des loups, le rugissement des lions, les souffles des sangliers, les mugissements des boeufs, le sifflement des serpents, les bâillements horribles des léopards, des ours furieux et la rage des chiens. En- fin, le géant lui-même, d’une voix à demi humaine, exhale ses clameurs menaçantes.
[Et le tout se conclut par un happy end, Cadmos épousera la déesse Harmonie]
«Cadmos, puisque ta flûte a célébré les portes de l’Olympe, ma Lyre céleste célébrera ton hymen à son tour. Je te donne pour gendre à Arès, à Aphrodite ; et dans tes festins terrestres, tu auras les dieux pour convives. »

La confrontation des deux versions permet d’éclairer avec une quasi-certitude le sens symbolique du mythe :
À un moment, quelles qu’en soient les causes, le Mal s’est installé dans le monde, où il a pris la forme de la discorde générale. Le chaos règne et le gardien naturel de l’ordre est devenu impuissant, comme mort. Une action est nécessaire pour le ressusciter, au sens étymologique, c’est-à-dire de le relever, de le réveiller.
Ce retour « ordo ab chao » l’enseignement grec ne le place pas dans le triomphe d’une partie de l’humanité, peuple ou classe sociale, mais par le retour de l’harmonie, symbolisée ici par la musique. À la cacophonie du chacun pour soi, est substitué l’accord des voix. Le modèle est celui de l’orchestre où chaque musicien, chaque chanteur, en même temps qu’il exécute sa partie, ne doit cesser d’entendre chacune des parties de ses compagnons.
Les Grecs ont été des passionnés de musique. Car la musique restait le premier modèle de l’harmonie, cette science qui permettait de parler, non d’une même voix, mais de voix qui, à travers leur diversité, savaient s’accorder entre elles.

Pour en revenir à Typhon, la brillante étude que Watkins consacre à l'influence formulaire du mythe hittite d'Illuyankas (où il n'est jamais question de cacophonie ni d'harmonie) sur celui de Typhon, si elle renforce la composante « serpent » de l'ennemi du dieu de l'Orage, n'implique pas plus de composante « profondeur » que ne le fait le mythe grec. D'ailleurs, Pokorny n'inclut nullement Typhon sous l'item *dheu-b- « deep ».
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