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Remarques sur un étrange Lucrèce - Forum latin - Forum Babel
Remarques sur un étrange Lucrèce
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Ion
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Messageécrit le Tuesday 11 Dec 18, 23:59 Répondre en citant ce message   

Le 7 septembre 2017, je voyais dans le Monde daté du 8 le compte rendu d’un livre que j’ai commandé aussitôt :
Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d’un classique européen, Paris, Fayard, « L’épreuve de l’histoire », 2017.

Ma sympathie pour Lucrèce (Wikipédia), ou plutôt pour son œuvre – car nous ne connaissons pas l’homme –, a toujours été très grande. J’ai assez bien pratiqué le de rerum natura, depuis octobre 1967, à diverses occasions liées à mes études, à mon métier et à d’autres activités personnelles. Une nouvelle étude sur Lucrèce ! Quelle promesse ! après l’ouvrage classique de Pierre Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme, Paris, PUF, « Les grands penseurs », 1978 [1963], qui était le dernier mot sur la question en langue française !

P. Vesperini se veut « scientifique » (p. 12). La science appelle de ses vœux la critique. Allons-y.

Michel Onfray a bien accueilli le livre
Citation:
« Un ouvrage à la thèse révolutionnaire : Lucrèce, que la tradition présente comme un philosophe épicurien romain, n'est ni philosophe ni épicurien, mais un poète professionnel qui écrit des vers afin d'obéir à la commande de Memmius, qu'il ne cherche pas à convertir à l'épicurisme mais à distraire dans des cérémonies où la lecture sert au plaisir des auditeurs lors de banquets ou rassemblements amicaux. »

« Révolutionnaire » ne signifie pas « scientifiquement fondé », ni juste dans les idées et exact dans l’usage des sources. En science, plus on est révolutionnaire, plus vos preuves doivent être solides.
Et pourquoi le révolutionnaire ne fait-il aucune mention du susdit livre de Boyancé ? Il connaît pourtant l’auteur dont il cite un autre ouvrage en note (p. 291).

Son argumentation n’a pas convaincu tout le monde. Voyez l’article de Pascal Engel, dans En attendant Nadeau. Après avoir rendu hommage au volume de travail fourni, il émet à la fin quelques réserves. Pour ma part, j’ai déjà eu l’occasion de montrer que les textes cités par P. Vesperini à l’appui d’une identité entre le latin rerum natura et le grec hē tôn óntōn phúsis nétaient pas probants. Je souhaiterais d’abord poursuivre dans cette voie avant peut-être de me tourner vers les thèses exposées et vers l’attitude générale du chercheur.

Voici trois exemples d’utilisation incomplète des données

1. (p. 195) « Les savants ne citent presque jamais les très nombreux passages où Lactance, comme son maître Arnobe, cite Lucrèce en l’approuvant : (en note sont référencés cinq passages des Institutions divines). » Mais en voici un autre qui résume mieux le problème :
Lactance, Institutions divines, III, 14 a écrit:
[3,14] CAPUT XIV. Rectius itaque Lucretius, cum eum laudat, qui sapientiam primus inuenit: sed hoc inepte, quod ab homine inuentam putauit. « C’est pourquoi Lucrèce s’exprime plus correctement lorsqu’il loue « celui qui le premier a découvert la sagesse ». Mais cette pensée est stupide, car il a pensé que c’est un homme qui a fait la découverte. »
On voit mieux la limite de l’approbation de Lactance, dont la critique, ici, n’est pas une simple insulte.

2. (p. 118)
Citation:
« L’auteur : […] Mais pourriez-vous me citer un autre exemple, dans la Rome antique, d’un homme écrivant un poème pour convertir son public à sa philosophie ?  Le lecteur : Non. […] »
… avec un cheveu sur la langue et un nom commençant par F ? On peut quand même faire état de poèmes philosophiques perdus : Ennius, Épicharme (fragments p. 410 Warmington) ; un Salluste, Empedoclea (« Dits d’Empédocle ») que L'auteur doit connaître puisque Cicéron en parle en même temps que de Lucrèce ! (P.-S. Il le connaît cf. page 95, mais il lui faut sans doute un prosélytisme explicite)

3. (p. 191)
Citation:
[…] dans son De lingua latina, il (Varron) cite un vers qu’il attribue à Lucrèce et parle de « vingt et un livres de Lucrèce ». [… on] décréta qu’il fallait corriger « Lucrèce » en « Lucilius ». Pourquoi ? Parce que le De rerum natura fait six livres. Mais qui nous dit que Varron parle du De rerum natura ?

Bonne question ! Warmington, Remains of Old Latin, III, p. vii : « It is clear that Nonius […] used two large rolls of Lucilius’ poems, one containing books XXVI-XXX, the other books I-ΧΧI ; [...] » Les « 21 (premiers) livres » de Lucilius étaient une série de satires en hexamètres. La confusion des noms était facile et est probable ici.

(A suivre)


Dernière édition par Ion le Tuesday 18 Dec 18, 15:22; édité 2 fois
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Outis
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Messageécrit le Wednesday 12 Dec 18, 9:20 Répondre en citant ce message   

Ion a écrit:
… après l’ouvrage classique de Pierre Boyancé, Lucrèce et l’épicurisme, Paris, PUF, « Les grands penseurs », 1978 [1963], qui était le dernier mot sur la question en langue française !

C'est peut-être oublier les deux contributions d'André Comte-Sponville que je tiens en haute estime :

Lucrèce, poète et philosophe, La Renaissance du Livre, 2001
Le Miel et l’Absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce, Hermann, 2008
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Ion
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Messageécrit le Wednesday 12 Dec 18, 15:32 Répondre en citant ce message   

Merci, Outis ! Belles suggestions de lectures hivernales !

Remarque suivante : Un exemple de critique insuffisante des données
(p. 99s. : contre l’idée « commune chez les savants » que Lucrèce n’a écrit qu’un seul texte)
Citation:
C’est d’ailleurs ce que dit une biographie de Lucrèce, écrite par l’humaniste Girolamo Borgia, mais qui remonte peut-être, au moins en partie, à une biographie antique perdue.

P. Vesperini devrait donner les éléments qui permettent de supposer l’existence d’une telle biographie antique, insoupçonnée jusqu'ici.
J. Borgia (dans P. Vesperini) a écrit:
[…] Il écrivit […] pour exercer son génie encore jeune par des vers ludiques, des poèmes érotiques, qui ont disparu après tant de siècles.

Voici comment J. Martin, éditeur de Lucrèce dans la collection Teubner, juge la biographie de Borgia (édition datée de 1969, p. xvii)
Citation:
Illam, quam anno 1502 Hieronymus Borgia composuit vitam, ut sumptam ex illis tantum fontibus qui adhuc exstant mixtis auctoris ipsius inventis omisi.
« Quant à la biographie que Jérôme Borgia a composée en 1502, je l’ai omise en tant que reprise uniquement aux sources encore disponibles aujourd’hui, auxquelles l’auteur a mêlé ses propres inventions. »

Un renvoi à une étude sérieuse concluant à la fiabilité de cette biographie aurait été nécessaire.

L’allusion à des vers érotiques se poursuit au paragraphe suivant (p. 100), appuyée de la note 58 (p. 313) :
Citation:
[…] les scholies à l’Ibis d’Ovide citent un vers érotique attribué à Lucrèce, cf. A. La Penna, 1959, p. 109 : « Astérion, pourquoi fuis-tu, cruel ? Ne fuis pas qui t’aime ».

Je dois me contenter de l’édition Ellis (1881). Celui-ci remarque que « dans les scholies à l’Ibis, les faussaires s’en sont donné à coeur joie. » Une quinzaine de poètes latins s’y voient ainsi attribuer des vers extrêmement suspects. 

Mais de Lucrèce ne sont pas cités un, mais deux (manuscrit C) ou même huit vers (manuscrit G), groupés en distiques élégiaques. Ils sont charmants :
Le manuscrit C a écrit:
Unde Lucretius : Cur puer Astericus crudelis ? Ne fuge amantem.
Ni fugias nil te mitius esse potest

(«  Pourquoi, jeune et cruel Astericus ? Ne fuis pas la personne qui t’aime. Si tu ne t’enfuis pas, rien ne peut être plus doux que toi. »)

Le manuscrit G a écrit:
Unde Lucretius : Cur puer Asterion crudelis ? ne fuge amantem.
Ne fuge, non equidem est effugiendus amor.
Crudeli puero nihil est crudelius unquam.
Crudeli puero nil mihi peius obest.
Vis verum dicam ? Sum mitis : ne fuge amantem.
Ni fugias, nil te mitius esse potest.
Sed iam non puer es, puero nil mitius unquam.
Crudeli puero nil mihi peius obest.

« Pourquoi, jeune et cruel Asterion ? Ne fuis pas la personne qui t’aime. Ne fuis pas, car il ne faut certes pas se soustraire à l’amour. Rien jamais n’est plus cruel qu’un garçon cruel. Rien ne me fait plus de mal qu’un garçon cruel. Veux-tu la vérité ? Je ne suis que douceur ; ne fuis pas la personne qui t’aime. Si tu ne t’enfuis pas, rien ne peut être plus doux que toi. Mais tu n’es plus un garçon, rien jamais n’est plus doux qu’un garçon. Rien ne me fait plus de mal qu’un garçon cruel. »

Un morceau d’anthologie. On comprend pourquoi P. Vesperini n’en a gardé qu’un.
(A suivre)


Dernière édition par Ion le Friday 21 Dec 18, 14:30; édité 2 fois
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Ion
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Messageécrit le Friday 14 Dec 18, 14:43 Répondre en citant ce message   

Exemples de manque de rigueur dans l’exposé

1. Un cas d’érudition inutile (p. 173) Dans son paragraphe sur la varietas (« variété »), P. Vesperini fait grand cas du mot volatile « volant » (fr. volatil et… volaille) que Lucrèce aurait emprunté à un certains Sueius (auteur d’idylles pastorales de la fin de la République), et aussi repris par Virgile dans une expression légèrement différente. Tout cela pour s’émerveiller du fait que certains mots se retrouvent dans plusieurs poètes et dans des expressions variées. P. Vesperini devrait alors exclure que ce mot, assez banal, ait été repris au vocabulaire commun. La Fontaine a-t-il nécessairement dû emprunter le mot « côtoyer » à un autre poète ? Et il n’est pas exclu que ce Sueius soit postérieur à Lucrèce.

2. Un autre cas (p. 143 et note 50 p. 320)
Citation:
« La persona du philosophe de Lucrèce ne s’arrête pas à ce combat contre la religion. Lucrèce lui a encore ajouté une touche très importante, elle aussi bien connue de son public. Le philosophe est âpre, amer, « sinistre et sévère », tristis ac seuerus(50), un philosophe typique de la satire et de ses origines grecques : Ménippe de Gadara, Théodore l’Athée et surtout Bion de Borysthène. -- Note 50 J’emprunte l’expression à Lucilius, fr. 754 Marx. »

fr. 754 Marx = fr. 821 Warmington, qui applique ces qualificatifs à Xénocrate, directeur de l’Académie, sur la foi de Diogène Laërce qui qualifie celui-ci en termes similaires. Severus ne s’appliquerait donc pas aux auteurs de satires, comme le voudrait P. Vesperini. Il ne s’agirait pas non plus d’une qualification générale des philosophes, mais de cas particuliers. D’ailleurs, le philosophe Démocrite a pu passer pour jovial, et Ménippe dans les Dialogues des Morts de Lucien, est plutôt un provocateur sarcastique qu'un pisse-vinaigre.

Comique ! Il s’agit d’une citation de Nonius (p. 410 Müller, 660 Lindsay), avec référence au livre 28 de Lucilius : adde eodem tristis ac severus (ou severos) philosophus. Traduction : avec severus (nominatif singulier) « Ajoute au même endroit l’expression « un philosophe triste et sérieux » ou bien, avec severos (accusatif pluriel) « Ajoute au même endroit des philosophes tristes et sérieux » Avec severos, on devrait lire philosophūs, l’accusatif pluriel grec φιλοσόφους philosóphous translittéré !
Et si, dans son lexique, Nonius consacre ainsi une entrée au mot Tristis c’est pour lui donner le sens de... doctus, « savant » !


3. (p. 183) Une absence de référence gênante.
Citation:
Dans un des nombreux passages autoréflexifs du poème, Lucrèce range les poèmes dans la catégorie des objets produisant du plaisir maximal.

Où ça ? Peut-être en V, 1446-1457, la fin du chant V, où Lucrèce imagine (magnifiquement) le progrès de l’humanité.
Citation:
1446propterea quid sit prius actum respicere aetas
nostra nequit, nisi qua ratio uestigia monstrat.
Nauigia atque agri culturas moenia leges
arma uias uestes {et} cetera de genere horum,
[5,1450] praemia, delicias quoque uitae funditus omnis,
carmina, picturas et daedala signa polita
usus et impigrae simul experientia mentis
paulatim docuit pedetemptim progredientis.
sic unum quicquid paulatim protrahit aetas
1455 in medium ratioque in luminis erigit oras;
namque alid ex alio clarescere corde uidebant,
artibus ad summum donec uenere cacumen.


« Aussi les faits antérieurs (scil. à l’invention de l’écriture) échappent-ils à notre époque,
sauf pour les traces que la raison nous fait entrevoir.
Navigation, culture des champs, murailles et lois,
armes, routes, vêtements et autres biens de ce genre,
tous les réconforts, toutes les délices de la vie,
poèmes et peintures, statues d’un art achevé,
l’usage mais aussi l’effort et l’invention de l’esprit
l’enseignèrent aux hommes suivant leurs lents progrès.
Ainsi le temps produit peu à peu les diverses choses
que la raison élève aux rivages de la lumière.
Les voyant l’une après l’autre s’éclairer dans leur coeur,
ils parvinrent enfin à la perfection de tous les arts. »
(Merci à José Kany-Turpin pour cette traduction [1993])
summum cacumen = "la pointe extrême", le "maximum", si l'on veut.
Pour ma part, je crois entrevoir pourquoi la référence à ce passage n’est pas donnée. Pas vous ?
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Ion
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Messageécrit le Wednesday 19 Dec 18, 13:09 Répondre en citant ce message   

Encore un peu de défaillance dans la rigueur

4. (p. 195) Le rhéteur chrétien Lactance, qui vécut dans l’empire romain au IIIe siècle de notre ère, est placé au début du chapitre XI, consacré à Lucrèce au Moyen Âge. Pourtant, Lactance est un auteur antique, bien antérieur à la fin de l’empire romain, et non un auteur médiéval. Mozart est-il du XIXe ?

5. (encore p.195) Quand Lactance insulte Lucrèce, ce n’est que normal, ce procédé fait partie du « répertoire classique des invectives qu’on se lance entre philosophes ».
Mais (p. 141) on lit :
Citation:
Le philosophe que Lucrèce a campé dans son poème est un philosophe véhément, un virtuose du jeu dialectique, qui ponctue sa conférence par des « j’ai gagné » et par des insultes à ses adversaires. Toute opinion contraire à la sienne est « folie », « délire » etc.
Ici les insultes sont caractéristiques de la catégorie particulière des « philosophes dogmatiques ». Entre général et particulier, il faudrait choisir.

6. (p.85)
Citation:
Les litterae latinae… étaient organisées en genres (genera litterarum)

C’est déjà bizarre : l’Antiquité ne connaît guère de « genres littéraires ». Ce qu’elle connaît, ce sont des auteurs : Homère, Hésiode, les « trois tragiques », les « dix orateurs » etc.
Quintilien (X, 1, 40 et suivants, sur les lectures utiles au futur orateur) détaille les auteurs grecs et latins suivant un « ordre » (ordo, X, 1, 85) : poésie – y compris le théâtre –, éloquence, histoire, philosophie. Ce sont bien des auteurs qu'il passe en revue, non des textes.
De plus, l’expression genera litterarum n’existe pas. Ce qui existe, ce sont les genera dicendi « genres de discours » autrement dit les « niveaux de style » (élevé, moyen, humble – ex. Aulu-Gelle, VI, 14) qui peuvent se succéder dans le même texte.
(p. 85-86) Les prétendus genera litterarum ne sont pas définis : on évoque, sans aucune référence, des « critères extrêmement larges », « flexibles et mouvants », et... « une épopée n’avait pas à être 'épique' au sens moderne du mot »… Alors que recouvre la notion d’épopée au sens ancien ?
(A suivre)


Dernière édition par Ion le Thursday 20 Dec 18, 18:08; édité 1 fois
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Ion
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Messageécrit le Thursday 20 Dec 18, 18:05 Répondre en citant ce message   

Menu : la Soupe à l’épopée
Ne pouvant pas tout reproduire dans le corps du message, je vous invite à suivre les liens.

Nonobstant le fait que « l’épopée n’[ait] pas à être ‘épique’ au sens moderne », nous lisons p. 86 : « Le de rerum nature est une épopée »… L’ « épopée », non autrement définie, est conçue ici comme une catégorie unique, sans subdivisions.

P. Vesperini insiste p. 87, à propos de I, 112-126 : « Lucrèce inscrit son poème dans une tradition épique qui remonte à Ennius, et, au-delà d’Ennius, à Homère » Le lecteur naïf dirait que Lucrèce souligne l’urgence de corriger l’erreur d’Ennius. Si un si grand poète se trompe...
D’autre part, le petit tableau où le fantôme d’Homère sort de l’Achéron pour dicter à Ennius le début des Annales n’a pas nécessairement la portée que P. Vesperini lui prête. La formule rerum naturam expandere dictis « déployer la nature dans ses paroles » en est simplement la touche finale : ce tableau décrit le type même des balivernes que Lucrèce veut éliminer. Mais P. Vesperini veut absolument rattacher Lucrèce à Ennius. Donc, pour lui, l’épopée d’Ennius aura « elle aussi » pour objet la nature de l’univers, de rerum natura. Ainsi, toutes les « épopées » se vaudront.

p. 88 : à propos de IV, 1-5,
P. Vesperini commente :
Citation:
Lucrèce se présentera comme le véritable fondateur des lettres latines, le nouvel Ennius.
Tout cela, encore une fois, pour mettre Lucrèce dans le sillage d’Ennius, sous le signe de l’ « épopée ». Mon interprétation : la couronne de Lucrèce est la seule en son genre, mais elle n’est pas unique. Rien n’empêche Ennius de garder sa propre couronne tandis que Lucrèce parcourt des territoires vierges, non parcourus par Ennius. Il n’y pas nécessairement d’escamotage ni de volonté d’être « le premier poète épique à Rome » à la place d’Ennius. Dans les vers suivants, Lucrèce souligne son originalité, qui est de « délivrer l'esprit des entraves des scrupules religieux » relligionum animum nodis exsolvere, ce qu’Ennius n’avait pas fait. Lucrèce parcourt bien des domaines vierges mais ce ne sont pas les mêmes que ceux qui ont incliné les Muses à couronner Ennius.

p. 88 P. Vesperini conteste la notion de « poésie didactique », une « invention de la critique moderne », car « les poèmes antiques que nous appelons ‘didactiques’ ou ‘scientifiques’ se présentent toujours comme des épopées. » Toujours ce souci de faire entrer à tout prix Lucrèce dans une catégorie unifiée de l’épopée. Ainsi, Lucrèce pourra avoir le même dessein inoffensif que le poète hellénistique Aratos, dont le très célèbre poème fut « l’un des modèles de Lucrèce » (p. 89), ce que l'on ignorait jusqu'ici.
Mais quelles sont les caractéristiques d’une épopée ? P. Vesperini n’est pas précis. Il ne reste par déduction que l’emploi du vers hexamètre dactylique, le vers homérique repris par Hésiode, Parménide, Empédocle… Mais l’hexamètre n’est qu’une forme qui ne préjuge en rien du contenu. L’hexamètre n’est pas « épique » par nature. Alors rien n’empêche de parler de poésie didactique à côté de la poésie héroïque (notion que P. Vesperini n'utilise pas). En philologie, on ne parle d’ailleurs pas d’ « épopée » dans le classement des œuvres archaïques, mais d’ epos (du grec ἔπος épos, « le mot », qui désigne aussi le vers homérique). On distingue alors l’ epos héroïque (Homère, le Cycle épique..) et l’epos didactique (Hésiode). Cette distinction, certes « moderne », n’est pas idiote, et les Anciens ne confondaient pas les deux poètes : Homère parle d’un monde révolu, celui des héros, tandis qu’Hésiode envisage le monde actuel, car même dans la mythologie, Hésiode « enseigne » les fondements du monde actuel (p. ex. d’où vient l’usage actuel du feu ? Pourquoi y a-t-il des femmes ?… Questions auxquelles les mythes prétendent répondre)

Donc, jusqu’ici, P. Vesperini s’est efforcé d’intégrer Lucrèce à l’ « épopée », ce qui entraîne dans son esprit que Lucrèce ne veut rien « enseigner », ne veut rien apporter de sérieux à son lecteur, ne donne pas matière à réflexion.

Il ajoute p. 89
Citation:
 La versification épique du savoir ne le rendait nullement plus clair

Mais 1° Aratos lui-même n’est pas spécialement obscur quand il donne des indications à l’usage des marins ou des agriculteurs, ou encore des indices permettant des prévisions météo… La forme est recherchée, mais pas incompréhensible ; et 2° autant pour Lucrèce qui croyait, comme il le répète à quatre reprises, que ses efforts de composition permettaient une claire compréhension du sujet.
(P. Vesperini ergote quelque part sur le sens de clara, mais le reste du texte est assez « clair »)

L’exposé tend donc à convaincre que le poème de Lucrèce n’est pas là pour faire comprendre la physique épicurienne ni l’utilité de celle-ci pour évacuer la crainte des dieux et celle de l’au-delà : le seul but de Lucrèce aurait été de produire une « œuvre d’art ». Thèse révolutionnaire.

Pourtant, l’opinion courante paraît beaucoup plus plausible, telle qu’on la trouve exprimée par exemple dans F. Graf (dir.), Einleitung in die lateinische Philologie, Teubner, Stuttgart & Leipzig, 1997, p. 197 ; Der Kleine Pauly s.v. Didaktische Poesie, b) Rom.
Citation:
Certes, l’origine de la poésie didactique romaine se trouve dans la poésie hellénistique (cf. les nombreuses adaptation des Phénomènes d’Aratos, par Cicéron, Germanicus, Avienus et autres, ainsi que les adaptations d’autres modèles hellénistiques : voir la Chorographie de Varron, l’Ornithogonia et les Theriaka d’Aemilius Macer). Pourtant, les sommets de la poésie didactique romaine dépassent largement les productions hellénistiques : profond ressenti du sujet et lien conscient au monde grec plus ancien (Lucrèce/Empédocle, Virgile/Hésiode) haussent la poésie didactique du monde romain à la hauteur d’une poésie universelle à prétention présocratique : Lucrèce transcende la philosophie épicurienne par le feu de sa conviction personnelle, Virgile peint en enseignant l’agriculture un tableau exhaustif de Rome, du monde et de la vie humaine.
Lucrèce n'écrit pas à la manière hellénistique, mais à la manière d'Empédocle, qui, lui, avait quelque chose à dire.

Mais en quoi consiste le caractère artistique d’une œuvre de cette sorte et quel genre de « plaisir » (son unique raison d’être envisagée) pouvait-elle bien provoquer ?

Écoutez la suite.
(A suivre)


Dernière édition par Ion le Wednesday 09 Jan 19, 11:41; édité 2 fois
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Ion
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Messageécrit le Sunday 23 Dec 18, 13:26 Répondre en citant ce message   

L’ultime découverte : tout est dans rien
Nous voici donc devant une épopée, un genre dont nous ne savons plus rien, destinée, on ne sait comment, à donner du plaisir. Et maintenant, « De quoi parle le poème de Lucrèce ? » (chapitre IX, pp. 147-184). Eh bien, pour P. Vesperini, il parle de tout. La preuve en cinq étapes.

1. res (« chose »)
C’est là que P. Vesperini insiste sur le mot rerum « des choses » de rerum natura. Sans relever que rerum natura signifie simplement « la nature » (les astres, les mers, les plaines et les montagnes…) P. Vesperini fait exploser le sens du mot. D’abord, res a « deux sens », les « êtres et les connaissances » : affirmation indue : res, c’est un objet pris en compte, en tant qu’extérieur à l’esprit qui le pense ; p.148, rem tene, verba sequentur, ne signifie pas « Saisis bien ta pensée, les mots suivront », mais « Saisis bien ton sujet,... » Bien sûr, res peut désigner "une situation", par exemple, mais considérée comme une réalité bien définie.
Mais P. Vesperini a tort de suggérer que res « choses » peut nécessairement s'appliquer à ce que Lucrèce appelle eventa « les accidents », c'est-à-dire ce qui ne fait pas partie de la substance des choses (cf. la distinction d'Aristote entre "essence" et "accident").
Cf. Lucrèce, I, 449
Citation:
Nam quae cumque cluent, aut his coniuncta duabus
rebus ea inuenies aut horum euenta uidebis.

Car tout ce qui existe, ou bien tu le trouveras composé de ces deux réalités (scil. les atomes et le vide), ou bien tu verras des accidents de ces composés (les composés d’atomes et de vide).
Le pronom horum « de ceci » (génitif neutre pluriel) reprend ea quae cumque cluent « tout ce qui existe » (au neutre pluriel) et est complément du participe substantivé eventa. Les accidents eux-mêmes ne sont pas qualifiés ici de res, mot réservé dans ce passage aux atomes et au vide. Cf. I, 455
Citation:
Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses (pas res mais le neutre pluriel cetera !) de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.

On trouvera encore (p. 149) dans les res des choses « non naturelles », tout « ce qui se passe » (la confusion continue), la totalité des choses « à commencer par les dogmata des philosophes » et p. 149 des choses de ce que nous appelons « la culture » : "mœurs, cultes, guerres, techniques, institutions". Lucrèce aurait été bien surpris de voir toutes ces « choses » dans le même panier. [Edit le 12 juillet 2020. J'ai cru devoir ajouter à ce paragraphe une "mise au point" que l'on trouvera ici]

2. « nature »
(p. 150) « Mais faut faire un pas de plus » la nature n’a « rien de naturel »
Entre nous, on s’en doutait. Elle comprendra donc, pour les Anciens, la « culture ». Ce qui est prouvé par un passage d’Aulu-Gelle où des jeunes gens font des discours savants sur l’étymologie du nom des étoiles. On ne voit pas la valeur démonstrative de la référence. Et d'ailleurs, si c’était une mise en scène d’Aulu-Gelle ?

3. « toutes les choses »
a) (p. 150) De l’expression quaecumque cluent  « tout ce qui existe », on tire que le poème va parler de « tout ce qui porte un nom »…
(p. 150-151) Dans un passage qui semble un peu incohérent, il est question des choses « illustres » dont veulent bien parler les "textes-bibliothèques" antiques, mais, comme Lucrèce parle des excréments, il faudra rendre ceux-ci « illustres » également, ce qui se fera par la grâce de la poésie. Donc, tout est illustre. Ouf !
b) Les textes-bibliothèques contiennent « tout le savoir »
P. Vesperini en donne plusieurs exemples, notamment (p. 151-152) :
Citation:
Lisez par exemple les unes après les autres, les épigrammes de l’Anthologie palatine : tout le monde des savoirs grecs se déploiera devant vous. Étant donné la petitesse du format des épigrammes, ce monde vous apparaîtra à la fois dans le texte « actuel » que vous avez sous les yeux et dans le texte « en puissance » des explications.
« texte en puissance » ! Montrez un œuf et dites : « Voici une belle basse-cour ! »
Les textes-bibliothèques pouvaient s’organiser selon n’importe quel fil (Histoire, géographie...), (p. 152) « et ce fil pouvait être la natura ». Cf. Pline l’Ancien : « La nature, chez Pline comme chez Lucrèce, est le fil qui permet de relier la totalité des choses, et de parler par conséquent des choses qui relèvent tout autant de la « culture » que de la « nature » (Nous y voilà ! Mais Pline n’offre pas d’exposé systématique des philosophies ni des systèmes de préceptes moraux)

4. le « tour des choses » (« périégèse »)
(p. 152) « Les choses sont toujours juxtaposées » Sans ordre. « selon l’arbitraire de l’auteur ».
« L’auteur fait faire le tour des choses, comme les guides (périègètai) » C’est vrai, ça : demandez au Louvre, les guides guident n’importe comment. Et ils rient !
Et il n’y a pas de hiérarchie entre les choses : (p. 153) « De même que tous les chevaliers de la Table ronde étaient également valeureux, toutes ces choses étaient également mémorables ». Montjoie ! Saint Denis !

5. Prophasis « le prétexte »
(p. 153) : « Les choses sont des prétextes au discours du périégète »
« C’est ce fonctionnement périégétique que nous retrouvons dans le De rerum natura. Lucrèce est périégète. Il fait le tour des opinions (dogmata) d’Épicure sur la nature. Ces « choses » fonctionnent toujours comme les « prétextes» prophaseis d’autres choses, qui deviennent elles-mêmes prétextes à d’autres choses encore, et ainsi de suite, à l’infini. » Tadaaa!

Bref, dans une épopée dont on ne peut savoir ce qu’elle est, puisqu’elle n’a pas de définition, Lucrèce a placé arbitrairement toutes les choses « à l’infini ». Tout est dans rien.

(J'aurais encore des tas de remarques à faire, mais c'est déjà beaucoup, non ?)


Dernière édition par Ion le Sunday 12 Jul 20, 10:19; édité 2 fois
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Papou JC



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Messageécrit le Sunday 23 Dec 18, 17:13 Répondre en citant ce message   

Quelle impressionnante descente en flèche !
Pourquoi ne pas écrire tout ça à l'auteur ?
Son email est sur un document contenant contenant son CV, impressionnant lui aussi.
J'étais curieux de savoir qui était ce Pierre Vesperini dont je n'avais jamais entendu parler. C'est ICI.
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Ion
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Messageécrit le Sunday 23 Dec 18, 17:59 Répondre en citant ce message   

Oui, j'ai vu, c'est un garçon bardé de diplômes. Cependant, il doit savoir tout ce que j'ai écrit. Ce que j'ai voulu faire était de montrer au public l'écart entre son travail et les exigences de la recherche scientifique. En lisant son ouvrage, je me suis dit : "Ce n'est pas un travail de philologue, ce n'est pas un travail d'historien, est-ce un travail de philosophe ? Ma conclusion est que c'est un travail de voyant. Il a voulu se démarquer à tout prix des "savants" et de la tradition..., qu'il traite d'une manière déplaisante et injuste. Il est aussi très influencé par le philosophe M. Foucault, mais étudier la pensée de celui-ci était un peu hors de ma portée. Le titre de P.V., Archéologie... se réfère à l' "Archéologie du savoir" de Foucault. Mais il me faudrait des mois pour essayer de comprendre ce que M.F. veut dire. Il me semble d'ailleurs que l' "archéologie" selon Foucault ne s'applique pas à des oeuvres isolées.

Le plus triste, c'est que j'ai l'impression P. V. a rassemblé une énorme documentation pour échafauder des constructions qui n'en tiennent pas compte. Son propos me paraît se trouver à côté de sa documentation.

J'ai reçu le livre d'A. Comte-Sponville dont parlait Outis. Le propos me paraît beaucoup plus équilibré.
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Ion
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Messageécrit le Sunday 13 Jan 19, 21:37 Répondre en citant ce message   

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le Miel et l’Absinthe, l’ouvrage qu’André Comte-Sponville a consacré à Lucrèce. C’est une collection de « promenades lucrétiennes » où l’auteur passe en revue les principaux aspects de la pensée et de l’art du poète romain.

Épicurisme et science moderne
Le chapitre VII « Les principes » m’a suggéré une réflexion. Sans doute la physique épicurienne n’est-elle pas moderne, sans doute l’astronomie épicurienne est-elle un désastre (pas d’utilisation des mathématiques pythagoriciennes, notion de mouvement des atomes d’un haut absolu vers un bas absolu empêchant de comprendre la formation de globes ou le mouvement des astres), mais il y a au moins un point sur lequel l’épicurisme est en résonance avec l’attitude scientifique : l’un et l’autre excluent du fonctionnement de la nature l’intervention de fonctions physiques ou psychologiques de type animal ou humain (perceptions, sentiments, volonté, conscience).

Les explications traditionnelles recourent à de telles interventions pour comprendre l’environnement : par exemple, l’apparition des choses est vue sur le mode de la procréation animale, le mouvement sur le mode de l’application de la force musculaire, les aléas de l’existence sur le mode de rapports le plus souvent conflictuels avec des personnalités au comportement humanoïde. On utilise ainsi les « les moyens du bord », ce qui est familier dans la vie courante, pour se faire une image du fonctionnement de l'Univers.

En général, les philosophies de l’Antiquité y recourent elles aussi : pensons au Logos (« la Raison ») d’Héraclite, à l’Amour et à la Haine d’Empédocle, au Noûs (« l’Esprit ») d’Anaxagore, à l’Âme du Monde et au Démiurge (l’Artisan divin) de Platon, au « premier moteur immobile » d’Aristote, qui est « Pensée de la Pensée », à la Providence des stoïciens.

Première exception : Parménide, mais l’Être de Parménide est une sphère matérielle finie parfaitement immuable. Aucun changement, aucun mouvement. Ensuite sont venus les atomistes qui ont, comme l’explique aussi A. Comte-Sponville, « monnayé » l’Être de Parménide en une infinité de particules qui en possédaient les caractéristiques d’immutabilité.

Épicurisme et Progrès
Notre auteur fait également remarquer (p. 197 et suiv.) que sa physique donne à l’épicurisme « une dimension historique et au moins partiellement progressiste ». En effet, la création par les dieux place la perfection au début du monde, qui ne peut que dégringoler par la suite (cf. le mythe des Quatre Âges, de moins en moins agréables, l’expulsion de l’homme du Paradis terrestre…), tandis que le refus du finalisme et de la transcendance permet de concevoir le progrès (même aléatoire, provisoire...).
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Ion
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Messageécrit le Friday 03 May 19, 15:14 Répondre en citant ce message   

Pour un compte-rendu enthousiaste du Lucrèce de P. Vesperini, voir ici.

Le rédacteur a été conquis par la combativité de l’auteur, qui, espère-t-il, renversera peut-être des « remparts universitaires » (lesquels ?). Il prend toutes les affirmations de P. Vesperini pour argent comptant.

Rappelons que le « mythe » combattu par P. Vesperini consiste à faire de Lucrèce
Citation:
[u]n écrivain "radical", constamment “négligé”, “rejeté”, “censuré” pour des thèses qui choquaient et dont la “modernité” éclata heureusement à partir de la Renaissance. S'esquisse alors progressivement une version "scientiste" du mythe : Lucrèce serait un précurseur du rationalisme moderne.

En outre :
calmeblog a écrit:
P. Vesperini fixera le moment de l'émergence du mythe  en se fondant sur un article célèbre de Casimir-Alexandre Fusil : tout est préparé par le XVIIIème siècle mais, au-delà de la culture romantique (V. Hugo est pris comme témoin et rêveur éloquents), ce sont les universitaires à partir de 1850 qui imposent la figure mythique de l'auteur du De rerum natura.

Ces lignes résument le chapitre XVI de l’ouvrage, L’invention du mythe. Ce chapitre ne compte que quatre pages (281-284). On est sidéré de voir toute la production philologique condamnée au nom des souvenirs de Victor Hugo et d’un article de Casimir-Alexandre Fusil, alors même que cet article évoque seulement la multiplication des traductions d’un Lucrèce mis au programme de l’enseignement secondaire. Pas une seule étude, pas une seule histoire de la littérature latine de l’époque ne sont mentionnées ! Aucune citation de textes originaux développant le « mythe » !

On peut parler ici d’une méthode des « trois coups de cuiller à pot » que l’on retrouve par ailleurs dans la façon dont P. Vesperini suggère qu’Épicure était « profondément religieux », que Lucrèce n’était pas épicurien et que le commanditaire supposé de l’activité de Lucrèce, C. Memmius, avait tout pouvoir sur celui-ci et a étroitement conditionné la composition de l’oeuvre.
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Xavier
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Messageécrit le Saturday 04 May 19, 23:23 Répondre en citant ce message   

Merci Ion pour ces commentaires passionnants.

Je ne connaissais pas cet auteur, je viens de le découvrir sur cette vidéo.

Qui était vraiment Lucrèce ? Mais est-ce vraiment important de connaître l'auteur ?
Je pense, d'une façon générale que l'œuvre est plus importante que l'auteur. Et je me pose la question : qu'est-ce qu'elle m'apporte ? En quoi ces idées peuvent contribuer à changer ma façon de voir le monde ?
Je m'intéresse pas vraiment au commentaire d'une œuvre. C'est bon pour les devoirs des lycéens ou étudiants. En fait, une approche essentiellement scolaire, comme si on se servait des auteurs pour faire des devoirs, et non pour un enrichissement personnel.
Cependant, dans certains cas, c'est important de connaître le contexte.

Sa démarche est-elle "scientifique" ? elle me paraît bien subjective. J'ai l'impression qu'il travaille un peu comme Michel Onfray. Et cela ne m'étonne pas qu'il ait bien accueilli ce livre. Je n'ai jamais été capable de dépasser la 10e page d'un livre d'Onfray. C'est d'une superficialité déconcertante.

C'est quand même passionnant d'étudier l'origine et la réception d'une œuvre.
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Ion
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Messageécrit le Friday 28 Jun 19, 14:53 Répondre en citant ce message   

Encore une recension du Lucrèce de P. Vesperini, par un collaborateur du Collège de France, M. Ariel Suhamy. Quoique l'auteur se garde d'être agressif, on perçoit une certaine sévérité dans cette critique au ton mesuré.
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Ion
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Messageécrit le Sunday 25 Aug 19, 16:27 Répondre en citant ce message   

Un article du Monde diplomatique qui évoque une Vie de Lucrèce du bon philologue italien Luciano Canfora, le Quattrocento de Stephen Greenblatt (titre original The Swerve, "Le Tournant"), le Lucrèce de P. Vesperini et deux autres livres consacrés au libertin Vanini : Didier Foucault, 1619. Vanini, un libertin sur le bûcher, Éditions midi-pyrénéennes, 2018, 48 pages, 6,80 euros ; Boris Donné (sous la dir. de), Vanini. Portrait au noir, Allia, Paris, 2019, 144 pages, 8 euros.

On signale que P. Vesperini aurait écrit son livre par "agacement" devant celui de S. Greenblatt. De fait, c'est sa bête noire : il en parle dès la première page. Je suis en train de le lire. L'auteur commence par expliquer que Lucrèce l'a aidé à surmonter un drame familial. En fait, j'ai fait un peu la même expérience à sa lecture. Et Greenblatt n'est pas aussi monolithique que P. Vesperini le suggère. Il note lui-même que Poggio Bracciolini, l'humaniste qui a retrouvé un manuscrit de Lucrèce et que Vesperini voue aux gémonies, n'était pas exempt de défauts.
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Ion
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Messageécrit le Monday 04 May 20, 10:21 Répondre en citant ce message   

Puisque P. Vesperini est l’ombre de M. Foucault, j’ai été mené au contact des Mots et des Choses. Et je trouve, p. 35, une citation de Paracelse, le célèbre médecin du XVIe siècle, que j’ai entrepris, presque machinalement, de vérifier.

M. Foucault a écrit:
(Il est question de la notion de similitude à la Renaissance, dont un aspect est l’ « émulation »)
« Par ce rapport d’émulation, les choses peuvent s’imiter d’un bout à l’autre de l’univers sans enchaînement ni proximité : par sa réduplication en miroir, le monde abolit la distance qui lui est propre ; il triomphe par là du lieu qui est donné à chaque chose. De ces reflets qui parcourent l’espace, quels sont les premiers ? Où est la réalité, où est l’image projetée ? Souvent il n’est pas possible de le dire, car l’émulation est une sorte de gémellité naturelle des choses ; elle naît d’une pliure de l’être dont les deux côtés, immédiatement, se font face. Paracelse compare ce redoublement fondamental du monde à l’image de deux jumeaux « qui se ressemblent parfaitement sans qu’il soit possible à personne de dire lequel a apporté à l’autre sa similitude - Note 1 ».
Note 1 : « Paracelse, Liber Paramirum (trad. Grillot de Givry, Paris, 1913), p. 3. »

Le texte de M. Foucault implique, on le voit, que Paracelse lui-même traite de la « pliure de l’être » et fait du « redoublement fondamental du monde » le premier terme d’une comparaison (« Paracelse compare... »).

Et me voilà parti à la recherche du texte de Paracelse.

Et par miracle je tombe sur une traduction française qui contient la citation.
Par miracle, car, d’abord, ce n’est pas la page 3 : le bout de phrase cité se trouve au chapitre 3 d’un traité dont il est très compliqué de citer le titre, car il fait partie d’une collection de textes coiffée du titre Liber Paramirum dans la traduction latine, mais non dans l’original allemand.

Heureusement, dans les éditions complètes de l’oeuvre de Paracelse, ces textes ouvrent le premier tome.

Ils se répartissent en deux séries distinctes, sans lien entre elles, à part l'emploi de Paramirum dans chaque titre  : le Volumen medicinae Paramirum Theophrasti de Medica Industria (« volume de médecine tout merveilleux de Théophraste [=Paracelse] sur l’activité médicale ») et l’Opus Paramirum Aureoli Theophrasti, etc. (« Oeuvre toute merveilleuse d’Aureolus Theophrastus (=Paracelse) »,... dédicacée à un médecin et consul de Saint-Gall, qui traite « des causes et de l’origine » de diverses maladies.)

Le Volumen lui-même comprend d’abord une série de dix « Avant-propos » (prologi) où l’on trouve des considérations générales sur l’état de la médecine à l’époque et une présentation du contenu de la deuxième partie, elle-même qualifiée de… Parenthèse (Parenthesis). Ce développement « intercalé » dans l’enseignement de Paracelse est consacré aux sources des maladies, ici appelées Entia « entités ». Paracelse en admet cinq : les astres, le poison, la nature (=les dispositions naturelles du corps humain), l’esprit (humain), Dieu. À chaque entité est consacré un traité (tractatus). M. Foucault cite un extrait du chapitre 3 du premier traité.

Le traducteur français de 1913, Grillot de Givry, a opté pour le titre unificateur de Liber paramirum. C’est la meule de foin dans laquelle se trouve l’aiguille utilisée par M. Foucault.
(À suivre)
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