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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Tuesday 15 May 12, 19:34 |
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N.B. : Ce fil propose un exemple d'étymologie antique :
Les Latins, comme les Grecs, étaient très friands de cette pratique. Il est bien évident qu'il ne faut pas considérer les étymologies antiques du point de vue moderne : elles n'ont ni les mêmes méthodes ni les mêmes buts que l'étymologie moderne.
Comme le signale Paul Zumthor, "l'étymologie antique est moins une discipline qu'un mode de pensée, aux applications aussi bien philosophiques que poétiques. Elle établit, entre deux mots, un rapport pensé comme idéal plutôt que réel, et cela en dehors de toute perspective historique : expliquer homo par humus revient à établir, entre les contenus de ces formes plus ou moins semblables, une relation d'analogie."
Le rapprochement verbal proposé par Isidore de Séville entre deus et δέος n'est donc nullement historique : le premier ne vient pas du second. En revanche, ce rapprochement est pour Isidore une "méthode de pensée" (selon l'expression de Jacques Fontaine) qui lui sert d'appui à une réflexion sur la divinité. -- Horatius
Voici ce qu'écrit Isidore de Séville dans ses Etymologies, VII, 1, 5:
«Le mot deus, «dieu», est la transposition latine d'un terme grec. En effet, deus se dit en grec δέος, «crainte». C'est donc de là qu'on a tiré deus, parce que ceux qui l'honorent connaissent la crainte.» |
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Mechthild
Inscrit le: 01 Sep 2011 Messages: 119 Lieu: Wien/Vienne, Autriche
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écrit le Tuesday 15 May 12, 19:52 |
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Qu'en est-il du mot grec θεός (qui ressemble à "deus", du moins pour l'œil non-philologue...)? Ce serait intéressant de savoir si Isidore en parle aussi. |
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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Tuesday 15 May 12, 20:15 |
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Parmi les différentes étymologies de θεός, «dieu», aucune ne met ce mot en rapport avec l'idée de crainte, du moins à ma connaissance; et cela bien que souvent les étymologies grecques et latines, pour des mots dont le sens est apparenté, aboutissent, par des voies fort différentes, à la même conclusion.
Dans ce cas-ci, l'étymologie la plus courante (c'est le cas de le dire) associe θεός avec le verbe θέω, «courir»; mais il en existe d'autres. |
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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Tuesday 15 May 12, 21:32 |
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Il faut noter qu'à la fois dans la tradition gréco-latine et dans la judéo-chrétienne, la connaissance de Dieu est intimement liée à la notion de crainte. |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11193 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 15 May 12, 21:55 |
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Sujet abondamment traité ICI.
ATTENTION : Le grec δέος, «crainte», issu du thème IE *dwei- est à rapprocher du latin duo issu de *dwo-, "deux", il n'a rien à voir avec le thème *dei-, "lumière" d'où est issu le latin deus.
Dernière édition par Papou JC le Tuesday 15 May 12, 22:10; édité 1 fois |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11193 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Tuesday 15 May 12, 22:51 |
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Athanasius a écrit: | Parmi les différentes étymologies de θεός, «dieu» ... l'étymologie la plus courante (c'est le cas de le dire) associe θεός avec le verbe θέω, «courir»; mais il en existe d'autres. |
Ce verbe θέω a un homonyme qui signifie "briller", et qui pourrait être plus logiquement rapproché de θεός - issu du thème *dʰēs- - si l'on tient compte du rapport parallèle entre les notions de divinité et de lumière que l'on trouve dans le thème *dwei-.
Notons bien que Papou JC rappelle ici, à juste titre, l'origine historique des mots, donnée par la linguistique moderne.
Il n'y a pas contradiction. |
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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Tuesday 15 May 12, 22:53 |
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Pour approfondir un peu le sujet, voici une citation d'Augustin, La Cité de Dieu, IV, 31:
«Varron raconte que les anciens Romains ont vénéré les dieux sans une image pendant plus de cent soixante-dix ans; [...] selon lui, les premiers à avoir érigé les images des dieux pour les peuples, ont aussi enlevé à leurs concitoyens la crainte et ajouté à leur erreur».
J'essaie ici d'illustrer par un petit texte le rapport entre l'étymologie citée de deus avec la théologie romaine ; mais je peux m'en tenir au simple domaine de l'étymologie. Il serait d'ailleurs souhaitable aussi qu'on n'y mêle pas les règles de la linguistique moderne qui, tout en étant valables à leur manière, suivent d'autres critères que l'étymologie antique.
Dernière édition par Athanasius le Wednesday 16 May 12, 14:10; édité 1 fois |
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Xavier Animateur
Inscrit le: 10 Nov 2004 Messages: 4087 Lieu: Μασσαλία, Prouvènço
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écrit le Wednesday 16 May 12, 0:10 |
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Evitons d'induire le lecteur en erreur.
Le travail d'Isidore est un "monument de science", certes, mais du Moyen Âge. Il faut lire ces textes avec un esprit critique.
Il en est de même pour tous les travaux scientifiques de l'Antiquité ou du Moyen Âge.
La science se remet toujours en question. La vérité d'hier n'est pas forcément la vérité d'aujourd'hui. |
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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Wednesday 16 May 12, 11:07 |
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Virgile, dont l'œuvre poétique est imbibée de science étymologique, fait une allusion à l'étymologie susdite quand, conforme à la tradition, il donne à la Sibylle de Cumes le nom grec Deiphobe (Enéide VI, 36) et la fait s'écrier: Deus ecce deus!, «Le dieu, voici le dieu!», dieu dont l'apparition provoque aussitôt la tremor, l'«épouvante». En d'autre termes, le poète interprète ce nom comme signifiant «la crainte de Dieu». |
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Horatius Animateur
Inscrit le: 11 Apr 2008 Messages: 695
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écrit le Saturday 19 May 12, 17:33 |
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Athanasius a écrit: | Virgile fait une allusion à l'étymologie susdite quand il donne à la Sibylle de Cumes le nom grec Deiphobe (Enéide VI, 36). (...) En d'autre termes, le poète interprète ce nom comme signifiant «la crainte de Dieu». |
Je ne crois pas :
Virgile écrit Dēĭphŏbē, un nom grec, avec un [ē] initial, qui est la latinisation du grec Δηϊϕόβη : Bailly explique ce mot ainsi "qui effraie l'ennemi (δήϊοι)". En tout cas, le [e] long de "Deiphobe" interdit, je pense, de voir, de la part de Virgile, un rapprochement avec dĕus.
Plus globalement, sans être spécialiste de la question, je ne suis pas bien convaincu par cette comparaison entre la tradition judéo-chrétienne (Augustin, Isidore) et la gréco-latine (Virgile). Dans la première, effectivement, le timor est fondamental (les pères de l'Eglise distingueront d'ailleurs, le timor filialis, positif, et le timor servilis, négatif celui-là). En revanche, dans la religion païenne, ce n'est pas là même chose : il y a un effroi (tremor) dans les manifestations directes du divin, devant la vision directe de la divinité ; mais cela n'a pas grand chose à voir, je crois, avec la crainte de Dieu. C'est d'ailleurs ce que tend à dire St Augustin dans la citation donnée plus haut.
Enfin, pour répondre à Mechthild, et contrairement à ce que semble dire Athanasius, Isidore fait une référence au grec θεός : en fait, il explique deus par le grec δέος, via θεός.
Voici la citation exacte :
Isidore, Etymologies, VII, 1, 5, a écrit: | Deus graece θεός dicitur, quasi δέος id est timor ; unde tractum est nomen Deus, quod eum colentibus sit timori. | "Deus" se dit en grec Theos, presque "deos", c'est-à-dire "crainte" ; de là a été tiré le nom "deus", parce que Dieu est objet de crainte pour ceux qui le servent. |
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Mechthild
Inscrit le: 01 Sep 2011 Messages: 119 Lieu: Wien/Vienne, Autriche
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écrit le Sunday 20 May 12, 20:45 |
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Horatius a écrit: | En tout cas, le [e] long de "Deiphobe" interdit, je pense, de voir, de la part de Virgile, un rapprochement avec dĕus. |
Pour la linguistique moderne bien sûr; pas nécessairement, j'imagine, pour les Anciens... Il faudrait savoir si ces auteurs ont rapproché δέος et δαίω (le verbe d'où vient δήϊοι).
Horatius a écrit: | En revanche, dans la religion païenne, ce n'est pas là même chose : il y a un effroi (tremor) dans les manifestations directes du divin, devant la vision directe de la divinité ; mais cela n'a pas grand chose à voir, je crois, avec la crainte de Dieu. |
Si on remplace crainte, un mot qui sonne très chrétien, par respect, je crois que la religion païenne connaît aussi la "crainte de(s) Dieu(x)", mais peut-être sous une autre forme.
(Merci pour la citation concernant le rapport entre δέος et θεός.) |
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Horatius Animateur
Inscrit le: 11 Apr 2008 Messages: 695
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écrit le Sunday 20 May 12, 20:51 |
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Mechthild a écrit: | Pour la linguistique moderne bien sûr; pas nécessairement, j'imagine, pour les Anciens... |
Pour un Virgile, la différence entre un [ē] et un [ĕ] est au moins aussi grande qu'entre [ĕ] et [i]...
Après, on peut toujours s'arranger avec les réalités !... |
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Papou JC
Inscrit le: 01 Nov 2008 Messages: 11193 Lieu: Meaux (F)
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écrit le Sunday 20 May 12, 22:37 |
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Citation: | Comme le signale Paul Zumthor, "l'étymologie antique est moins une discipline qu'un mode de pensée, aux applications aussi bien philosophiques que poétiques. Elle établit, entre deux mots, un rapport pensé comme idéal plutôt que réel, et cela en dehors de toute perspective historique : expliquer homo par humus revient à établir, entre les contenus de ces formes plus ou moins semblables, une relation d'analogie." |
L'exemple n'est pas très bien choisi : l'étymologie moderne continue unanimement à considérer que homo et humus sont apparentés. La relation entre ces deux mots est donc beaucoup plus qu'analogique. |
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Athanasius
Inscrit le: 23 Feb 2009 Messages: 242 Lieu: Dinant
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écrit le Tuesday 22 May 12, 19:55 |
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Horatius, je ne sais pas quelle édition d'Isidore vous citez. Ma traduction est basée sur celle d'Oxford; en voici le texte:
Isidore, Etymologies, VII, 1, 5 a écrit: | Deus Graece δέος, φόβος dicitur, id est timor; unde tractum est Deus, quod eum colentibus sit timor. |
Quoi qu'il en soit, cela ne modifie pas fondamentalement l'approche du sujet débattu.
Horatius a écrit: | Je ne suis pas bien convaincu par cette comparaison entre la tradition judéo-chrétienne et la gréco-latine. [...] Dans la religion païenne, [...] cela n'a pas grand-chose à voir, je crois, avec la crainte de Dieu. |
Peut-être aurais-je dû, pour vous détromper, donner une citation plus complète de saint Augustin; la voici:
«Varron raconte que les anciens Romains ont vénéré les dieux sans une image pendant plus de cent soixante-dix ans. “Si cette situation avait duré, dit-il, la vénération des dieux serait plus pure”. Comme témoin de son avis il prend entre autres le peuple juif. Il n'a pas hésité à conclure ce passage en disant que les premiers à avoir érigé les images des dieux pour les peuples, ont aussi enlevé à leurs concitoyens la crainte et ajouté à leur erreur».
Varron approuve sur ce point l'attitude du peuple hébreu, et le chrétien Augustin loue la «sagesse» avec laquelle Varron juge de la question (cf. aussi La Cité de Dieu VII, 5). On a ici une petite idée de la profondeur de la question opposant iconolâtres et iconoclastes.
Horatius a écrit: | Le [e] long de "Deiphobe" interdit, je pense, de voir, de la part de Virgile, un rapprochement avec dĕus. |
La distinction entre [e] long et [e] bref, comme entre le η et le ε, tout en étant primordial pour la versification, n'a qu'une relative importance dans le domaine de l'étymologie antique. Les exemples se trouvent à la pelle, en latin comme en grec; un seul suffira: le premier élément du nom de Télémaque (Τηλέ-μαχος) et de Télégone (Τηλέ-γονος, fils d'Ulysse et de Circé) est dérivé de τέλος, «fin», «but», «perfection», «achèvement»; Télémaque signifie ainsi celui qui est destiné à combattre en vue d'un but, certes lointain, et Télégone représente l'engendrement parfait.
En d'autres termes, il n'y a aucun obstacle technique qui empêche Virgile de réinterpréter le premier élément du nom de Deiphobe, à la manière dont on comprend le premier élément de mots tels que deicida, deicola ou deifer. |
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Horatius Animateur
Inscrit le: 11 Apr 2008 Messages: 695
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écrit le Tuesday 22 May 12, 21:21 |
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Merci pour vos précisions sur lesquelles je n'ai pas grand chose à ajouter.
Pour l'édition d'Isidore, elle est effectivement obsolète : j'utilisais celle de la Patrologie de Migne, la seule disponible pour moi (sur internet).
Mais, quand même, je reste choqué par cette confusion des quantités... Mais je vous crois (si vous aviez une référence, ça m'intéresserait !...)
Une remarque de forme : pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans ce que vous dites, quand vous parlez d'étymologie, veillez à ajouter l'adjectif antique (à préférer à celui de traditionnel, très vague). J'ai ajouté moi-même l'adjectif dans votre précédent message...
EDIT - Suite à cette remarque, un fil a été créé pour discuter de l'étymologie dans l'Antiquité.
Dernière édition par Horatius le Wednesday 23 May 12, 15:44; édité 1 fois |
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