Zwielicht
Inscrit le: 30 Jan 2007 Messages: 1227 Lieu: la rencontre des eaux
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écrit le Wednesday 27 Nov 13, 5:56 |
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Ce mot revêt simultanément trois significations différentes, depuis au moins 1884, au Québec.
Le premier usage, pratiquement disparu aujourd'hui, est culinaire. La pitoune est une galette faite avec de la farine de sarrasin et de la mélasse (Hector Berthelot, 1884). À ne pas confondre avec la poutine, qui d'ailleurs est mentionnée par Berthelot dans le même texte comme mets tout à fait différent. Autre fait intéressant, cette pitoune correspond à la "ploye" des Acadiens. Il est attesté dans la région de Joliette, et également comme un mets que mangeaient déjà les "anciens cultivateurs". On perd trace de cet usage dès lors.
Le deuxième usage, toujours en cours bien que désignant une réalité dépassée, est forestier. La pitoune est le bois servant à faire du papier, donc le bois de puple. Il a le plus souvent 4 pieds de long et environ 8 pouces de diamètre. De l'endroit où il était coupé, dans les chantiers en forêt vierge, il était acheminé vers les grands centres le plus souvent par cours d'eau. Il est donc iconique des camps de bûcheron et souvent synonyme de drave. Mais plusieurs font la distinction bois de puple et billots, les billots étant beaucoup plus gros (13 pieds) et par le fait même plus sécuritaires lors de le drave. La première attestation de pitoune, en ce sens, date de 1942, bien qu'il pourrait y en avoir une de 1930.
Le troisième usage, le plus répandu, se rapporte au sexe féminin. L'usage semble avoir évolué. Dès 1919, on retrouve Pitoune comme surnom d'une femme, en l'occurrence, une femme encore très jeune, ou de peu d'importance sociale, dans un mémoire déposé à la société royale du Canada. La chanteuse Mary Travers (La Bolduc) en fait un titre de chanson, parue en 1930, racontant l'histoire d'une belle fille pas trop grande ni trop petite. En 1932, un romancier québécois en fait un nom de cheval. En 1943, il est utilisé péjorativement pour désigner une belle femme à l'intelligence moyenne sur laquelle l'interlocuteur a une emprise (sois belle et tais-toi). Pitoune désigne parfois par extension une femme très ou trop maquillée, une femme qui est belle selon les stéréotypes, mais toujours sous réserve car cela frôle l'insulte.
Enfin, on retrouve parfois (mais rarement) pitoune au même sens que piton revêt désormais au Québec, celui d'un bouton, jeton ou d'une pièce de jeu de société.
Étymologie
Le sarrasin est apporté dès la Nouvelle-France par les Bretons, mais comme en témoigne un radio roman québécois, la galette de sarrasin devient perçue comme un aliment réservé aux pauvres et miséreux au cours des années 1940.
On peut chercher du côté de piton, qui d'abord dans le Midi et en Gascogne, désignait quelque chose de pointu, ou encore le rejeton d'un arbre qui commence à bourgeonner. Littré (1877) le définit comme une espèce de clou, le rapprochant de l'espagnol pito, petit morceau de bois pointu. On retrouve pitoû également en béarnais. Les pitons sont également des sommets pointus.
Il m'apparaît que pitoune, dont la terminaison différente de piton pourrait découler d'un suffixe péjoratif, ou encore d'une prononciation espagnole, aurait signifié de la Nouvelle-France jusqu'au 19e siècle, tout objet insignifiant (trop petit) en bois, et par extension, un mets de pauvres dans certaines régions. Avec la venue de l'industrie de production de papier, il aurait repris son sens propre, celui d'un petit morceau de bois pointu (et pour cause, dégarni de ses branches pour faciliter la flottaison). L'usage pour désigner une personne du sexe féminin proviendrait également de cette connotation, comme en témoigne la chanson de La Bolduc (fille de taille moyenne), qui a à son tour contribué à imposer et uniformiser l'usage de ce mot par les moyens de diffusion de l'époque (radio, gramophones).
J'ai pensé aussi à un dérivé de putain, mais c'est incompatible avec l'évolution du sens. Si aujourd'hui une pitoune peut désigner une femme aux moeurs légères, ce n'est pas là son sens premier.
Une étymologie populaire veut que le mot soit un dérivé des mots anglais "happy town", mais cette hypothèse ne me semble guère crédible. Les camps de bûcheron n'étaient pas tous établis en bordure de territoires anglophones, et il faut expliquer la disparition du "ha". Enfin, il y avait jadis la ville de Bytown (aujourd'hui Ottawa), mais il est difficile d'imaginer qu'un usage local ait pu se propager de la sorte et en venir à signifier les morceaux de bois plutôt que ceux qui fréquentaient ces soi-disant "happy towns", terme tout à fait inconnu en anglais d'ailleurs. |
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Zwielicht
Inscrit le: 30 Jan 2007 Messages: 1227 Lieu: la rencontre des eaux
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écrit le Saturday 30 Nov 13, 15:45 |
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Léandre Bergeron, dans son Dictionnaire, rapporte que pitoune est un alcool fait maison (donc possiblement frelaté). On retrouve cet aspect de pauvreté, comme pour le mets dont il est question plus haut.
Pitoune est aussi le nom d'un jeu qui s'apparente au hockey, mais sans les patins. Ce serait l'aspect "jeton" (piton) du terme qui serait relié, ici.
Si j'ai déjà entendu le deuxième usage, le premier m'était inconnu. Je connaissais plutôt bagosse et baboche.
(Le livre de Léandre Bergeron est davantage un manifeste qu'un dictionnaire sérieux. Il le mentionne lui-même. Son dictionnaire se voulait un coup d'éclat, notamment pour choquer les puristes de la langue et revendiquer le vulgaire, le non-enteriné, le parler québecois. Son dictionnaire inclue donc tous les mots entendus durant son vivant, en plus de ceux trouvés dans d'autres dictionnaires du parler québecois, et de ceux entendus de gens de tous âges qu'il a connu, sans discrimination sur la fréquence ni sur la répartition. Bergeron a même écrit une petite note dans son dictionnaire invitant les gens à lui envoyer des expressions qui n'y figuraient pas.) |
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