Les grandes familles de mots




« Agissements et stratagèmes »

La famille AGIR


Patriarche indoeuropéen : *AG-, « conduire, tirer, mouvoir »


Les branches

1. Les principaux ancêtres de cette famille sont le verbe latin agere, « pousser devant soi », et son équivalent grec le verbe αγειν, agein, « conduire ». Leurs descendants français se reconnaissent à leur radical -ag-:

Mots d’origine latine : agence, agenda, agent, agile, agilité, agir, agissements, agitateur, agitation, agiter, réagir, ambages, coaguler, ...

Mots d’origine grecque : agonie, antagonisme, démagogie, pédagogie, protagoniste, synagogue, stratagème, mystagogue


2. Le nom d’action du verbe agere est actio. Ses descendants français se reconnaissent à leur radical -act- :

acte, acteur, actif, action, actuel, entracte, exact, exaction, réacteur, réaction, rédacteur, rédaction, transaction...


3. Dans les mots issus des verbes latins dérivés de agere, comme prodigere, « jeter devant soi », le radical -ag- se transforme en -ig-, en français comme en latin. Le suffixe verbal latin -igare est aussi probablement de la famille ; on le retrouve en français sous les formes -iger et -iguer :

ambigu, exiger, exigu, fumigation, fustiger, intransigeant, litige, naviguer, prodigue[1], rédiger, transiger ...

Les dérivés préfixés cogere (< *co-agere) et exigere ont eux aussi une descendance française, et importante, mais leurs descendants – à l’exception de coaguler (branche 1) – ont subi de telles transformations, et parfois dès l’époque latine, qu’ils ne sont plus reconnaissables. On les trouvera dans les Curiosités.

Les invités masqués

1. On aime beaucoup dissimuler ses origines dans cette famille, et on le fait bien, comme on pourra en juger dans les Curiosités à propos de cacher, cailler, cogiter, châtier, décati, essai, essaim, examen, outrecuidant, et squatter.


2. stratège, du grec stratêgos, « chef d’armée, général », lui-même composé du verbe grec agein (branche 1), où le a du radical s’est changé en ê, et de l’élément strat- qui signifie « armée ». Dérivés : stratégie, stratégique ; stratagème (branche 1).


3. autodafé: du portugais auto da fé, littéralement « acte de foi », expression appliquée au supplice des hérétiques condamnés par le tribunal de l’Inquisition. Le mot se trouve chez Lesage et a été diffusé au XVIIIe s., notamment par Voltaire. Devenu synonyme de « supplice du feu », il a été appliqué au XIXe s. à une destruction par le feu pour des raisons idéologiques (livres, etc.).

Comme on le voit, l’élément auto- présent dans ce mot emprunté entièrement d’origine latine n’a aucun rapport avec le préfixe auto- issu du grec αυτος, autos, « lui-même », que l’on trouve dans des mots comme automobile, automate, autonome, etc.

Curiosités

1. La descendance du verbe latin cogere (< *co-agere), « rassembler, condenser ; presser, serrer ; contraindre, dissimuler » :

a) son supin coactum a engendré un verbe de latin populaire *coactire, « presser », qui est à l’origine de décati, lui-même dérivé d’un verbe catir sorti d’usage, et aussi de squatter qui nous est revenu au XXe s. après avoir d’abord passé la Manche dans le sens sud-nord au XIIIe sous les formes esquater ou esquatir (< *ex-quatir < *ex-coactire) avec le sens de « évaser, aplatir ».

b) le latin populaire *coacticare, « serrer », fréquentatif de ce *coactire, est à l’origine de cacher.[2] Dérivés : cache, cachette, cachot, cachotterie, cachet, cacheter, décacheter...

c) cogitare, « penser, agiter des pensées », fréquentatif de cogere, est à l’origine de cogiter. La première personne du présent, cogito, a été rendue célèbre par Descartes. [3] Dérivé : cogitation. Le verbe cogitare est aussi à l’origine d’un ancien verbe cuider [4], doublet populaire de cogiter sorti de l’usage au XVIe s. et dont ne subsiste que le dérivé outrecuidant (litt., « celui qui se croit supérieur »). Dérivé : outrecuidance.

d) la forme non contractée coagulare, « figer, condenser, épaissir » (branche 1), est à l’origine de coaguler (dérivé : coagulation, coagulant...) et aussi de son doublet populaire cailler (dérivé : caillot...)


2. La descendance du verbe latin exigere (< *ex-agere) : ce verbe a pris des sens variés au cours de son évolution, en particulier « pousser, faire sortir, exiger, peser », d’où

a) exiguus, « trop strictement pesé », qui est à l’origine de exigu (branche 3),

b) examen, « vol d’abeilles quittant une ruche pour aller s’établir ailleurs, aiguille de balance, pesée, examen, contrôle », à l’origine d’examen et de son doublet essaim,

c) le bas latin exagium, « pesage, poids, essai », à l’origine de essai,

d) et enfin exactus, « pesé », à l’origine de exact et exaction (branche 2).


3. ambages ne s’emploie plus que dans la locution adverbiale sans ambages, « sans détour, franchement ». C’est un emprunt au latin ambages, « sinuosités, détours », mot composé de ambi- (de chaque côté) et du radical de agere au sens de « marcher ». La métaphore de la marche sinueuse est normalement appliquée aux « détours du langage ».


4. châtier : c’est uniquement par le suffixe -igare (branche 3) de son étymon latin castigare, « corriger, réprimander ; se mortifier » (> esp. castigar) que ce mot se rattache à la famille.

Quant à la première partie du mot, elle est dérivée du latin castus, mot qui a d’abord signifié « qui se conforme aux règles et aux rites », puis « pur, exempt de », par croisement avec un autre castus apparenté à carere, « manquer de », d’où est issu fr. carence. Dérivés : châtiment ; chaste, chasteté, chastement ; caste ; inceste, incestueux.


5. Dans la famille, agencer, plus qu’un faux frère, est une sorte d’enfant adoptif ; il est en effet issu de l’ancien adjectif gent, gente, “noble, beau”, encore connu par le syntagme gente dame. Or gent vient du latin genitus, “né”, spécialement “bien né” en latin médiéval, et donc d’une autre famille, celle de GENS. Le verbe agencer, d’abord attesté sous la forme rajancier, s’est employé en ancien français pour “organiser, disposer en bon ordre” et absolument pour “arranger, adoucir les choses”. La valeur étymologique de “rendre agréable ou beau” s’étant perdue, c’est à agent - agir que le verbe se rattache sémantiquement à partir des XIVe-XVe s., l’idée dominante devenant “organiser, arranger”. Dérivé : agencement.

Homonymes et faux frères

1. Il y a cailler et caille !

caille, nom d’oiseau féminin, est issu d’une forme latine d’origine onomatopéique quaccola.


2. Il y a prodigue et prodige !

On ne sait pas très bien d’où vient prodigium, l’étymon latin de prodige. Certains le voient bien dans la famille d’AGIR mais d’autres préfèrent le faire descendre d’une racine indoeuropéenne homonyme *AG- qui serait également à l’origine du verbe aio, « je dis », lui-même à la source de adage, emprunté au latin adagium et synonyme de proverbium, « proverbe ».


3. âge vient du latin populaire *aetaticum, lui-même du latin classique aetas, « durée de la vie », membre d’une famille qui a aussi donné éternité, longévité et médiéval.


4. Les emprunts italiens agio et adagio (< ad-agio) viennent du provençal aize, de même origine que le français aise, c.-à-d. du latin adjacens (> fr. adjacent). (Voir la famille JET).


5. exagérer vient du latin exaggerare, dont le sens originel était “entasser des terres” avant d’avoir le même sens que son descendant français. Il est composé de ex- et de aggerare, « amonceler, accumuler », dérivé de agger, « matériaux apportés ou entassés, amas de terre », terme surtout militaire et rural d’origine obscure. Dérivé : exagération.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. acción, acto,agonía, agente, antagonista, cuajar, cuidar, demagogia, ensayo, estrategia, exacto, examen, exigir, exiguo, pedagogo

port. ação, ágil, agir, agitar, agonia, ato, cuidar, examinar, exígir, protagonista

it. agente, agile, agitare, ambiguo, atto, azione, cagliare, esame, esatto, esigere

angl. act, agent, agile, agitate, ambiguous, cogent, essay, exact, examine

all. Agentur, Akt, aktiv, Aktuar, aktuell, Examen, quetschen, Redaktion

rus. агент, актер, акция

Notes

1. Voir ce mot sur le forum Babel

2. Notons au passage qu’un des premiers sens du verbe serrer lui-même est « mettre à l’abri, en lieu sûr » : « Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres. » (Balzac, Eugénie Grandet).

3. “Cogito ergo sum”, Je pense donc je suis. (Descartes, Le Discours de la Méthode, 4e part.)

4. Son équivalent espagnol cuidar reste quant à lui bien vivant, notamment par la forme nominale cuidado.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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