« Le tour, la drille et le taraud »
La famille TOURNER
Patriarche indoeuropéen : *TER-, « user, broyer, battre, percer, ... (en tournant) »
Les branches
1. Cette branche, que nous appellerons « gréco-latine » par commodité, a en effet un groupe d’ancêtres appartenant à l’une ou l’autre langue et qui sont d’une évidente proximité formelle. Nous les avons donc associés : ce sont d’une part le grec τορνος,
tornos, « tour (d’artisan) », et le latin
tornus, même sens, et d’autre part le grec τριβω,
tribô, « frotter, triturer, broyer », et le latin
tribulum, « herse pour séparer le grain de la balle ». En sont issus la quasi-totalité des mots en
-tour(n)- et -
trib- :
tourner, tournage, tournant, tournesol, tourneur, tournevis, tourniquet, tournis, tournoi, tournoyer, tournure, contourner, détourner, entournure, retourner, ristourne, ritournelle, …
tour (n.m.),
tourisme, touriste, touristique, alentours, atours, autour, contour, détour, entourer, pourtour, retour, …
triboélectrique, diatribe (issus du grec) et
tribulation (issu du latin)
2. Dans la branche plus strictement latine, le mot
terebra, « tarière » n’a produit que l’adjectif
térébrant, mais le verbe
terere, participe passé
tritus, « frotter, polir, battre le blé », a été plus productif ; on lui doit un certain nombre de mots à radical
-tri(t)- :
trier, tri, triage, triturer, détriment, détritus, contrit, contrition, attrition
3. Dans la branche plus strictement grecque, nous avons trois ancêtres : τραυμα,
trauma, « blessure, dommage, avarie », τρημα,
trêma, « trou, ouverture, orifice », et τρυπανον,
trupanon, « tarière ». En sont issus les mot
tréma et
trypanosome, et les petites séries des mots en
trauma- (
traumatisme, traumatiser, traumatique, traumatologie) et
trépan- (
trépan, trépaner, trépanation).
4. De la branche germanique, via le néerlandais
dril, « foret », le français n’a hérité qu’un seul mot, le nom féminin
drille.
5. Enfin le vocabulaire de cet outillage servant à trouer ou percer est également riche de quelques mots d’origine celte issus d’une forme reconstituée *
tarathar :
tarière, taraud, et
tarauder.
Les invités masqués
Ils sont (à peine) masqués parce qu’ils s’écrivent
torn- au lieu de
tourn-, comme tous les autres mais on voit qu’ils sont surtout plus fidèles à leur origine :
1.
torgnole, qui s’est aussi écrit
torniole, est une altération de
tourniole, « mouvement circulaire, détour », dérivé de l’ancien et moyen français
tornoiier/torniier (
tournoyer) parce qu’une forte gifle fait tourner sur place celui qui la reçoit.
2.
tornade est emprunté à l’espagnol
tornado, participe passé masculin substantivé de
tornar, « tourner ».
Curiosités
1. Il y a
un tour et
un tour !
Laissant provisoirement de côté
la tour féminine (voir Homonymes et faux frères, 3), il faut bien distinguer deux « tour » masculins, vrais frères de la branche gréco-latine et néanmoins homonymes :
−
tour, le nom de la machine-outil, est issu du latin
tornus, « instrument du tourneur », lui-même venu du grec τόρνος,
tornos, même sens. Au XVIe s. le mot a aussi eu le sens de
tourniquet, « appareil sur pivot permettant les échanges dedans dehors sans ouvrir la grille ». C’est le sens que l’on retrouve dans «
tour d’abandon », nom de l’endroit où étaient discrètement déposés les nouveaux-nés confiés à des religieuses, et dans «
sœur tourière », nom de la non moins discrète préposée au dit tour.
− L’autre
tour est plus abstrait et d’un emploi plus général et plus fréquent : c’est tout simplement le déverbal de
tourner, du latin
tornare, « façonner au tour », qui a supplanté les plus classiques
vertere (voir famille
VERS) et
torquere, « tordre ». Il n’entre pas dans le cadre de travail de « faire le tour » des divers sens et emplois de ce mot très riche, on les trouvera dans n’importe quel bon dictionnaire.
2.
tournoi est le déverbal de
tournoyer, lui-même dérivé de
tourner. Ce terme doit faire référence au mouvement effectué par les combattants qui se
retournent après leur charge pour en préparer une autre. Une deuxième explication souligne l’errance des chevaliers qui font la
tournée des lieux où sont organisés des tournois. Une troisième pourrait être que dans un tournoi chacun attend son
tour d’être appelé à combattre…
Homonymes et faux frères
1. Il y a
autour (adv.) et
autour (nom masc.) !
autour, l’adverbe, est évidemment de la famille, mais le nom masculin de ce rapace a une tout autre origine. Il vient probablement du gallo-romain
auceptor, altération du bas latin
acceptor, lui-même altération du classique
accipiter, tous ces mots ayant le même sens de « faucon, épervier, oiseau de proie » ; la forme
aucceptor, attestée au VIIIe s., est probablement due à l’influence du nom composé
auceps (avis +
capio), « oiseleur », sur le bas latin
acceptor, forme provenant déjà d’un rapprochement populaire de
accipiter avec le verbe
accipere. La finale
-our peut s’expliquer par attraction de
vautour.
2. Il y a
taraud et
tarot !
tarot est un emprunt à l’italien
tarocchi, « tarots », attesté depuis le XVIe s. D’origine obscure, c’est peut-être un dérivé de
tara, « perte de valeur que subit une marchandise ; déduction, action de défalquer », lui-même issu − comme son équivalent français
tare − de l’arabe
ṭarḥ طرح « rejet; soustraction, déduction ».
3. Il y a
un tour et
une tour !
tour, nom féminin, quand bien même le bâtiment ainsi désigné serait de forme cylindrique, n’est pas de la famille mais vient du latin
turris, « maison, construction élevée », qui – première hypothèse – pourrait bien être un emprunt au grec de même sens τυρσις,
tursis, lequel est à son tour considéré comme un emprunt à une langue indo-européenne. Il se pourrait aussi – deuxième hypothèse – que le mot latin vienne d’Asie Mineure (cf.
la tour de Babel) par les Étrusques, dont le nom,
Tyrrheni en latin, Τυρρηνοι en grec, a été rapproché de
turris.
4. Il y a
une drille et
un drille !
drille, le nom masculin, est un mot du jargon des soldats. D’origine obscure, il se rattache peut-être à l’ancien français
drilles, « chiffons, guenilles » ou au moyen français
soudrille, croisement de
soudard et de
drilles. Il est passé dans l’usage familier avec le sens de « joyeux compagnon, bon vivant », courant dans l’expression
joyeux drille, synonyme de
gai ou
joyeux luron.
5.
tribu est sans rapport avec
tribulation ; c’est un emprunt au latin
tribus, « tribu, division politique du peuple romain », d’origine obscure. Dérivés :
tribal, tribun, tribune, tribut, attribut, distribuer, etc.
6.
trille est sans rapport avec
trier ; c’est un emprunt à l’italien
trillo, attesté comme terme de musique depuis 1618, d’abord « bruit produit par un corps sonore », d’origine onomatopéique.
7. Beaucoup de mots en -
tri- appartiennent à la famille de
TROIS ou sont de diverses autres origines. C’est notamment le cas de
tricher, tricoter, tringle, trinquer, triomphe, tripe, trique, triste, ...
8.
trou, dont il a souvent été question dans ce chapitre, n’est cependant pas une métathèse de
tour, comme on pourrait être tenté de le penser. Rencontré d’abord sous la forme
trau, il vient d’un latin populaire *
traucum, « trou » (> ancien provençal et catalan
trauc, « trou, ouverture ; boutonnière ») attesté au VIIIe s. sous la forme
traugum. Les Gaulois ont probablement reçu ce mot d’une langue parlée en Gaule avant leur arrivée, car les autres langues celtiques n’offrent pas de forme analogue. Dans l’Est et le Sud-est, on utilise plus largement des dérivés de
forer ou le type
pertuis (cf. famille
STUDIO). Dérivés :
trouer, trouée.
Dans d’autres langues indoeuropéennes
esp.
contorno, contrición, detrimento, detrito, diatriba, taladrar, tornado, tornar, tornillo, torniquete, trauma, trépano, tribulación, trigo, trillar, triturar, turismo, turno
port.
contorno, contrição, detrimento, detrito, diatribe, tornado, tornar, tornilho, torniquete, torno, trauma, trépano, tribulação, trigo, trilhar, trilho, triturar, turismo
it.
contrito, detrimento, intorno, tornare, tornasole, torneo, tribbiare, tritare, turistico
angl.
attorney, contrite, detour, detriment, drill, return, thrash, thread, thresh, throw, trauma, trite, triturate, turn
all.
Draht, drehen, dreschen, drucken, drücken, Turner, Turnier, turnieren
rus.
терка, тереть, травма, тур, туризм, турник, турнир