Les grandes familles de mots




« Le monocle du Cyclope »

La famille OCULAIRE


Patriarche indoeuropéen : *OKw-, « voir, œil »

Les branches

1. Le grand ancêtre latin de la famille est le nom oculus, « œil, bourgeon ». En sont dérivés la plupart des mots en -oc(u)l- :

oculiste, oculaire, binoculaire, monoculaire, inoculation, inoculer, inoculable monocle, binocles, binoclard

ainsi que ocelle (n.m., du lat. ocellus, « petit œil », diminutif de oculus), ocellé. [1]


2. Au fil du temps, oculus s’est transformé en œil, pluriel yeux, qui à son tour a engendré quelques dérivés :

œillet, œillère, œilleton, œillade


3. Ce n’est pas exceptionnel mais c’est rare : la branche grecque aura été plus productive. Elle est en effet riche de plusieurs étymons dont chacun a sa petite descendance plus ou moins savante :

- Issus de οφθαλμος [ophthalmos], « œil » : ophtalmie, ophtalmologie, ophtalmologue, ophtalmique, exophtalmie, exophtalmique, ophtalmoscopie

- Issus de οψις [opsis], « action de voir, vue » : autopsie, autopsier, nécropsie, biopsie, synopse, synopsie, synopsis, synoptique, Cyclope, prosopopée, nyctalope, héméralopie, amblyopie, hypermétrope, hypermétropie, myope, myopie, pyrope

- Issus de οπτικος [optikos], « qui concerne la vue » : opticien, optique, dioptre, dioptrie, dioptrique, catoptrique, catadioptre, catadioptrique

- Issu de οπή [opê], « ouverture, trou » : métope


4. Comme cela arrive parfois, un emprunt à l’anglais permet à une famille française d’avoir aussi une petite branche germanique. Utilisé par Gide [2] en 1902, le mot bow-window fait désormais partie de notre lexique. Il est rattachable à cette famille par l’élément -ow de window, « fenêtre », littéralement « ouverture pour le vent, œil du vent ». Ce -ow est issu du vieux norrois auga, « œil », lui-même du germanique *augōn- (> all. Auge, angl. eye), que les étymologistes rattachent à notre racine *OKw-.

Les invités masqués

1. Il est méconnaissable avec cette corne en guise de masque : andouiller est issu du bas latin populaire *anteoculare, « qui se trouve devant les yeux ».


2. Il est méconnaissable, mais pour lui, c’est le monde entier qui porte un masque : aveugle. Il y a plusieurs hypothèses sur l’origine de ce mot dont une forme avogle est attestée en 1050. Retenons la plus vraisemblable, la locution latine orbus ab oculis, « privé d’yeux ». Dérivés : aveugler, aveuglement, aveuglément, aveuglette, aveuglant.


3. Il n’est reconnaissable que par le -gl- qu’il a en commun avec aveugle : bigler est emprunté à un latin populaire *bisoculare, « loucher » (bis, « deux fois, de travers », et *oculare, « regarder ». Dérivés : bigle, bigleux.


4. Il s’est mis un z devant les yeux : zieuter, synonyme familier de « regarder, voir, observer, surveiller ». Ce z est évidemment issu de la liaison de yeux avec le s ou le x d’un mot précédent au pluriel (les, des, beaux, etc.)

Curiosités

1. Les Cyclopes : dans la mythologie grecque, ces géants n’avaient qu’un œil rond au milieu du front. (Pour Cycl-, voir famille COL). Une première race de Cyclopes est constituée des trois fils de Gaia et d’Ouranos, la Terre et le Ciel ; une deuxième fabriqua la foudre à l’intention de Zeus ; une troisième construisit les murs de Mycènes, et la quatrième gardait des moutons en Sicile. Le plus célèbre d’entre eux est Polyphème.

Dans l’Odyssée, Ulysse et ses compagnons, survivants du repas de Polyphème, n’échappent aux mâchoires de ce dernier qu’après l’avoir enivré et lui avoir crevé l’œil. Dérivé : cyclopéen.


2. inoculer est un emprunt (XVIIIe s.) à l’anglais to inoculate, terme d’arboriculture attesté depuis le XVe s. avec le sens de « greffer en écusson (par insertion d’un bourgeon, ou œil) », du latin inoculare. À l’époque de l’emprunt, le verbe anglais avait le sens médical de « transmettre artificiellement la variole à un sujet sain dans le but de le rendre résistant à cette maladie ».


3. prosopopée est un emprunt au latin prosopopeia, lui-même emprunté au grec tardif προσωποποιία [prosôpopoiia], « action de faire parler un personnage dans un récit », dérivé de προσωποπιέω [prosôpopieô], « personnifier », composé de πρόσωπον [prosôpon], « expression du visage ; masque de théâtre » (littéralement « ce qui est face aux yeux d’autrui » de προς- [pros], « en face de » et du rad. de ώψ [ôps], « vue ») [3] et ποιέω [poieô], « faire ».

La prosopopée est une figure par laquelle l’orateur ou l’écrivain fait parler et agir un être inanimé, un animal, une personne absente ou morte, par exemple « La prosopopée des lois », un célèbre passage du Criton, dialogue de Platon. Ce beau mot a malheureusement fini par prendre le sens de « discours pompeux, véhément et emphatique ».

Homonymes et faux frères

1. Il y a andouiller et andouille !

andouille (n.f.) vient probablement du latin populaire *inductile, lui-même issu de inducere, « ce qu’on introduit (dans un boyau) ». (Voir famille DUC).


2. Il y a -ocle et -ocle !

L’élément final des noms Sophocle, Thémistocle, etc. est le suffixe grec -κλῆς [-klês], dérivé du nom κλέος [kléos], « bruit qui court ; réputation, renom, gloire » (Voir famille CLOVIS).


3. ocelot : son pelage a des ocelles mais il ne leur doit pas son nom, qui est un emprunt au nahuatl ocelotl, « jaguar ». (Le nahuatl, parlé par les Aztèques au moment de la conquête espagnole, est un des plus importants dialectes d’Amérique Centrale.)


4. opter : emprunt au latin optare, « examiner avec soin, choisir, prendre le parti de, souhaiter ». Dérivés : option, optatif, optionnel, adopter.


5. Un grand nombre de mots en -op- appartiennent à la grande famille OPUS.


6. opale, opaque, opinion, opium ne sont pas non plus de la famille.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. autopsia, inocular, miopía, ocular, oftalmía, ojo, ojear, óptico, sinopsis

port. inocular, míope, óculo, oftalmia, olho, óptico, sinopse

it. autopsia, miope, occhio, occhiata, occhiali, oftalmia

angl. autopsy, catoptric, daisy, eye, inoculate, inveigle, myopia, ocular, ogle, ophthalmo-, optic, synopsis, window

all. Auge, Augenarzt, Okular, Optiker

rus. бинокль, миопия, око, окуляр, офтальмолог, циклоп

Notes

1 Nous avons écarté atroce et féroce de la branche latine car il n’y a pas unanimité sur leur place dans cette famille. Ces deux adjectifs sont issus respectivement du latin atrox, « au regard noir » (< lat. ater), et ferox, « au regard sauvage » (< lat. ferus). C’est par leur suffixe -ox, auquel ils donnent le sens de « regard », que certains étymologistes rattachent ces deux mots à la racine *OKw-.

2 Un grand salon (...) se terminant en large bow-window (Gide, L'Immoraliste, 1902, p. 456).

3 C’est par le mot latin persona (> fr. personne), venu de l’étrusque, qu’on traduisait le grec πρόσωπον.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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