« Le short en cuir du charcutier »
La famille CORIACE
Patriarche indoeuropéen : *(S)KER-, « couper (des parts de viande) » [1]
Les branches
1. Les trois grands ancêtres latins de cette famille sont les noms
corium, « peau »,
cortex, « écorce », et
caro, gén.
carnis, « chair, viande ». En sont issus quelques mots en -
cori-, quelques autres en -
cort-, et une série un peu plus importante en -
carn- :
coriace, excorier, excoriation
cortex, cortical, cortisone, corticoïde, décortiquer, …
carne, carné, carnation, carnier, carnaval, carnage, carnassier, carnivore, incarnat, incarner, incarnation, …
2. Ces mêmes ancêtres latins – auxquels on se doit d’ajouter ici l’adjectif
curtus, « tronqué » –, sont passés insensiblement dans la langue française où ils ont fini par prendre une autre forme et où ils ont créé leurs propres dérivés :
corium est devenu
cuir,
cortex est devenu
écorce,
curtus est devenu
court, et
caro, gén.
carnis a produit une série de mots en -
charn-. Ce qui donne les quatre petites listes suivantes :
cuirasse, cuirassier, cuirassé, ...
écorce, écorcer, écorcher, écorchure, écorcheur, …
courtaud, écourter, raccourcir, raccourci, …
charnu, charnel, charnier, acharnement, décharné,…
3. Sauf « invité masqué » éventuel, il semble bien que la descendance française de la branche grecque se limite au nom
acarien, de ακαρης,
akarês, « trop court pour être coupé », dérivé du verbe κειρω,
keirô, « couper, tondre ».
4. Quant à la branche germanique, le manque d’attestations écrites nous oblige à la plus grande prudence. Parmi les nombreux mots d’origine germanique que certains étymologistes font descendre de notre racine, nous n’avons donc retenu que les trois qui ne semblent pas poser de problème, à savoir :
short, l’élément -
shirt de
T-shirt, mots empruntés à l’anglais, et
écharde. Ces trois mots reposent sur une base
*skert-, « couper », élargissement de notre racine, dont témoigne par ailleurs le latin
curtus. Voir aussi le mot
échauguette dans les Curiosités.
Les invités masqués
1. Il est tellement bien déguisé qu’on n’est même pas sûr qu’il soit de la famille :
biais, probablement emprunté à l’ancien provençal
biais, « direction oblique, détour », serait – pour certains – issu d’un dérivé de κειρω, l’adjectif επικαρσιος,
epikarsios, « oblique », successivement altéré en *
ebigassius puis *
bigassius, auquel cas il irait rejoindre
acarien parmi les descendants de la branche grecque. Mais d’autres le font venir d’un latin *
biaxius, « qui a deux axes » … Dérivé :
biaiser.
2. Au contraire du précédent, plutôt que déguisé, il est surtout plus fidèle à son étymon :
caroncule est un emprunt au latin
caruncula, « petite excroissance charnue », diminutif de
caro.
3. Comme il est chef de famille, il a jugé bon de se distinguer en ajoutant un
i au radical -
char- :
chair est issu de
carnem, accusatif de
caro. C’est donc le doublet de
carne.
Quant à
charcutier, qui s’est d’abord écrit
chaircuttier puis
charcuytier, il est composé du nom
chair, de l’adjectif féminin
cuite, et du suffixe
-ier caractéristique des noms de métiers. Dérivés :
charcuterie, charcuter, charcutaille.
4. Avec un
i en moins et un
g en plus, on le devine entre
chair et
carne :
charogne est issu d'un latin vulgaire *
caronia probablement dérivé de
caro, carnis « chair ». Dérivé :
charognard.
5. Il a changé le radical
cuir- en
cur- :
curée est un dérivé de
cuir, avec le suffixe -
ée caractéristique des contenants. Les parts de viande que l'on donnait à manger aux chiens de la chasse à courre étaient en effet jetées sur la dépouille du gibier.
Curiosités
1.
acharner et
acharnement : vivant jusqu’au XVIe s., le sens propre du verbe
acharner était « garnir (qqch) de chair », notamment un leurre de chasse pour donner le goût du sang aux chiens ou au faucon ; mais
acharner et
acharnement ont très vite eu des sens figurés : au XIIe s. ils s’employaient à propos d’un violent combat entre humains, et au XIIIe pour un attachement passionné à une personne. Il faudra attendre le XVIIe pour qu’ils en viennent à n’exprimer que l’animosité opiniâtre (
s’acharner contre qqn ou qqch), ou simplement la persévérance opiniâtre (
un travail acharné).
2.
carnaval est un emprunt à l’italien
carnevalo, du latin médiéval
carnelevare, composé de
carne, « viande » et de
levare, « lever, enlever, ôter ». Le sens premier a donc pu être « entrée en Carême », puis « veille de l’entrée en Carême », c-à-d. le Mardi Gras. Dérivé :
carnavalesque.
3.
échauguette : c’est une tour de guet sur un mur d’enceinte. L’étymon francique du mot, *
skarwahta, a d’abord désigné le petit groupe de sentinelles qui s’y abritait. Le mot francique est composé de *
skara « section, troupe » et de *
wahta « garde ». L’élément *
skara, apparenté aux mots anglais
share et
shear, a donné l’ancien français
eschiere, d’où sont issus le provençal
esquiera et l’italien
schiera, « foule, troupe (militaire) ». On voit que, dans l'armée, les choses n'ont guère changé puisqu'on y parle encore de « divisions », de « sections » et de « détachements » pour désigner des groupes plus ou moins importants de soldats.
Homonymes et faux frères
1. Il y a
carné et
carnet !
carnet, qui s’est d’abord écrit
quernet, est issu de l’ancien provençal
quern et celui-ci du latin
quaterni, « par quatre, chaque fois quatre », via une forme *
quaternum, devenue *
quadernum sous l’influence de
quadrum. (Voir famille
QUATRE).
2. Il y a
chair, cher, chère, et
chaire !
–
cher est issu du latin
carus, qui a, comme le français, le double sens de « chéri, aimé » et de « précieux, coûteux ».
– le nom féminin
chère est issu du grec καρα,
kara , « tête » (Voir famille
COR).
–
chaire vient du latin
cathedra, lui-même issu du grec καθεδρα,
kathedra, « siège, banc », dérivé de εδρα, « siège, place qu’on occupe ». (Voir famille
SÉDIMENT).
3. Il y a
charnier et
charnière !
Le nom féminin
charnière est probablement dérivé de l'ancien français
charne attesté au début du XIIe s. sous la forme
carne au sens de « pivot, pilier », issue du latin classique
cardo, gén.
cardinis, « gond, point
cardinal, pôle ».
4. Il y a
court (adj.)
court (n.m.),
cours et
cour !
–
cour et
court (n.)
sont issus du latin
cohors (<
hortus), passé du sens d’ « enclos, cour de ferme », à celui de « division de la surface d’un camp », puis à celui de « soldats occupant cet espace », à savoir « la dixième partie d’une légion ».
Cour vient de
cohors après être passé par le bas latin
curtis et les graphies anciennes
curt, cort (>
cortège, via l’italien) et
court. C’est sous cette dernière graphie que le mot est passé à l’anglais et revenu plus tard au français avec le tennis.
– Pour les formes homophones de
courir (dont chasse à
courre), voir famille
COURSE.
5. Il y a
cuir et
cuire !
Le verbe
cuire descend du latin
coquere après avoir subi un certain nombre de déformations au cours des siècles. (Voir famille
CUISINE)
6. Il y a
curée et
curé !
curé est dérivé de
cure, lequel est issu du latin
cura, « soin », attesté en latin médiéval aux sens de « direction spirituelle », spécialement « celle d'une paroisse » et « fonction à laquelle est attachée la direction spirituelle d'une paroisse ».
7. Malgré les apparences formelles et un sémantisme commun, il n’y a pas de parenté étymologique entre le verbe κειρω et les deux noms grecs qui signifient « chair, viande », à savoir σαρξ,
sarx (> fr.
sarcophage) et κρεας,
kreas (> fr.
créatine, pancréas).
Dans d’autres langues indoeuropéennes
esp.
carnaval, carne, carnero, coraza, corcho, corteza, corto, cuero
port.
carnaval, carne, ceia, cortar, córtex
it.
accorciare, carnagione, carne, carogna, corazza, corio, corto, incarnato, scarnare, schiera, scorzare
angl.
carnal, carnation, carrion, cork, cortex, curtail, quarry, scar, shard, share, shear, shears, sheer, shirt, shore, short, skirt
all.
beschirmen, Kork, kurz, kurzen, Schar, Scharte, schartig, Schere, scheren, Schramme, Schrunde, Schur, Schurz, schürzen
rus.
карнавал, кираса, кора, короткий, реинкарнация, шкура, экран
Notes
1- Il existe d’autres racines homographes *(S)KER-, dont une qui exprime la courbure, la circularité. Il existe aussi une racine *SKER-, « gratter, inciser », parfois transcrite *SKRĪBH- (>
scribe,
écrire, etc.), qui peut être considérée comme une extension de notre racine.