Les grandes familles de mots




« Du phosphore dans le somnifère »

La famille FERTILE


Patriarche indoeuropéen : *BhER- [1], « porter, apporter »


Les branches

1. Le principal ancêtre latin de cette famille est le verbe ferre, « porter (dans son ventre), supporter, rapporter, raconter ». Nombre de mots français qui en sont issus se reconnaissent à ce radical -fer- :

fertile, circonférence, conférence, déférence, différence, différend, différent, florifère, fructifère, légiférer, mammifère, pétrolifère, préférer, proférer, proliférer, référence, référendum, référer, somnifère, transférer, vociférer...


2. Les principaux ancêtres grecs de cette famille sont les mots φερειν, pherein, « porter », φορα, phora, « action de porter », etc. Nombre de mots français qui en sont issus se reconnaissent à ces radicaux -phér- ou -phor- :

périphérie, périphérique, téléphérique (ou téléférique) ;
métaphore, amphore, phosphore, euphorique, doryphore, sémaphore, coccolithophore, ...



3. Le verbe latin ferre, défectif, a dû emprunter certaines de ses formes, notamment son parfait tuli et son participe passé latus (< tlātus), à une autre famille indoeuropéenne (*tel-, *tol-, *tlā-, « soulever, supporter ») représentée en grec par Atlas, le dieu qui soutient les colonnes du ciel (> Atlantique), et en latin par le verbe tollere, « soulever, enlever », auquel s’apparente tolerare, « porter, supporter ». Le lien sémantique entre ces deux familles latines se retrouve en français dans des couples formellement apparentés et complémentaires comme référence / relation, transfert / translation, etc. Voici d’autres mots en -lat- et -tol- qui dérivent de cette source :

tolérance, tolérer, tollé, ablatif, ablation, collation, collationner, corrélation, délateur, délation, dilatoire, législatif, prélat, relater, relatif, relativement, relativité, superlatif, ...


4. bière (= cercueil ; surtout employé dans la locution nominale mise en bière) est probablement le seul membre de la famille qui soit d’origine germanique : issu du francique *bera, « brancard », il désigne originellement la civière sur laquelle on portait les malades, les blessés et spécialement les morts, et que l’on abandonnait fréquemment comme ultime couche avec ces derniers [2]. Quand l’usage du cercueil se répandit, bière commença par métonymie à désigner un cercueil de bois (fin XIIe s.). Avant le XVIe s., il abandonna à civière son sens étymologique de « brancard » tout en le conservant dans certains dialectes de l’Est.
Les invités masqués

1. De -fer-, ils cachent le e :
offrir, du bas latin offerire, du latin classique offerre, « présenter, offrir, montrer ». Dérivés : offrande, offre.
souffrir, du bas latin sufferire, du latin classique sufferre, « porter sous, supporter ». Dérivés : souffrant, souffrance.


2. De -phor-, il ne montre que le -ph- : Christophe, du grec Χριστοφορος, Christophoros, celui qui, selon la légende, a porté le Christ sur ses épaules. C’est le saint patron des voyageurs ; on peut encore lire sur certaines médailles représentant la scène : « Regarde saint Christophe et va-t’en rassuré. »
Nicéphore, lui, porte ostensiblement la victoire, mais en compagnie de Véronique et de Bérénice, plus discrètes.


3. Il est méconnaissable : ampoule, du latin ampulla, « fiole », diminutif de ampora ou amphora, « amphore », du grec αμφορευς, amphoreus, littéralement « instrument porté des deux côtés », et donc « jarre à deux anses, amphore ».
Curiosités

1. collation est issu du latin médiéval collatio, de collatus, participe passé de conferre, « conférer ». Ce fut d’abord la « conférence » avant le repas des moines, d’où son sens actuel de « repas léger ». Un sens encore plus ancien, « action de comparer entre eux des manuscrits, textes, documents », est conservé dans les dérivés collationner et collationnement.


2. Diafoirus : nom de famille donné par Molière aux célèbres médecins de son « Malade Imaginaire ». Ce nom de Diafoirus est un savant amalgame concocté à partir du grec διαφορος, diaphoros, « différent, qui surpasse les autres », et du français foireux, lui-même issu du latin foria, « diarrhée », mot d’origine obscure. De Monsieur Purgon (allusion claire aux purges et purgatifs) aux Diafoirus en passant par l’administrateur de clystères, Monsieur Fleurant (de fleurer, « dégager une odeur »), on voit que Molière ne répugnait pas à la métaphore scatologique pour faire rire son public.


3. Lucifer : littéralement « le porte-lumière ». Dans la tradition chrétienne, c’est le beau nom de Satan, le prince des démons déchus du Ciel. Son nom rime avec enfer, mais ce dernier est d’une autre famille (voir plus loin).
Le premier élément du mot, luci-, est issu de la racine indoeuropéenne *LEUK-, patriarche d’une riche famille dans laquelle on trouve quantité de mots relatifs à la lumière : lumière, allumer, luire, illustrer, lucide, illuminer, lune, etc.


4. prolifère est un mot de création relativement récente (1766). Son suffixe -fère, que l’on retrouve dans somnifère, pétrolifère, etc. est tiré du latin fer, « qui porte », du verbe ferre (branche 1).

Son premier élément, proli-, est tiré du latin proles, « lignée, enfants, famille » (> fr. prolifique, prolétaire, « celui qui n’est considéré utile que par les enfants qu’il engendre »). Dérivés : proliférer, prolifération.


5. tollé est issu de l’impératif présent tolle du verbe tollere vu plus haut ; il signifie donc « Prends ! Enlève ! Supprime ! ». C’est, dans le texte de la Vulgate, le cri des Juifs demandant à Ponce Pilate la condamnation à mort de Jésus.


6. Pour oblat et oublie, voir Forum Babel.


7. coccolithophore : mot formé du grec κόκκος [kokkos], "grain", λίθος [lithos], "pierre", et φορέω [phoreô], "porter" (= qui porte des grains de pierre).
Les coccolithophores sont parmi les êtres vivants les plus fascinants de la nature. Ils fascinent par
- leur grande beauté : de la dentelle de pierre !
- leur échelle : ils sont microscopiques, mais leurs énormes colonies de dizaines ou de centaines de kilomètres peuvent être observées à partir de satellites.
- l'importance qu'ils ont sur le climat : extraction de masses énormes de CO2 atmosphérique et stockage du carbone au fond des océans par la sédimentation de leurs exosquelettes calcaires (carbonate de calcium).
- l'impact sur le paysage : ces individus de quelques microns peuvent produire des sédiments de 100 m d'épaisseur (craie). Paris est construite en coccolithes (leurs exosquelettes). Notre-Dame de Paris est faite de coccolithes. Sa grande rosace rappelle les coccolithes dont elle est faite !
Homonymes et faux frères

1. Il y a bière et bière !
La bière que l’on boit nous vient du verbe latin bibere, « boire », mais après un détour par les terres et gorges germaniques. C’est au XVe s. que la bière a évincé la gauloise cervoise. Le mot nouveau correspondait à une technique nouvelle, la bière avec houblon. Les mots moyen haut allemand et moyen néerlandais bier, auxquels répond le vieil anglais beor, remontent au latin monastique biber, « boisson », substantivation de biber, forme tronquée de l’infinitif bibere. Dérivés : boire, boisson, buveur, beuverie, bibendum, imbu, fourbu, ... [3]


2. Il y a souffrant et souffreteux !
souffreteux est issu d’un latin populaire *suffracta, « choses retranchées », féminin substantivé de *suffractus, participe passé de *suffrangere, altération du latin classique suffringere, « rompre, briser par le bas » (Voir famille BRÈCHE), d’où l’ancien français soufraindre, « manquer, faire défaut », dont la variante souffraindre a évidemment subi l’influence de souffrir. Du dénuement à la petite souffrance, il n’y avait qu’un pas que les similitudes formelles ont permis de franchir aisément. C’est un cas typique d’évolution du sens lié à une étymologie populaire.


3. décollation (comme celle de Saint Jean-Baptiste, souvent représentée en peinture) est de la famille COL ; elle n’a de rapport ni avec la collation vue plus haut ni avec le verbe décoller, antonyme de coller.


4. enfer est issu du latin chrétien infernus ou infernum, du latin classique inferni, « séjour des âmes », de infernus, « d’en bas », doublet de infer / inferus, « au-dessous », dont le superlatif est infimus. Dérivés : infra-, inférieur, infériorité, infime, infernal.


5. fer est issu du latin ferrum, d’origine inconnue. Dérivés : ferrer, ferrure, ferrugineux, ferraille, ferronnerie, ferroviaire, ferreux.


6. ferry est l’abréviation de ferry-boat ou car-ferry, « bateau transportant les passagers et leurs voitures ». C’est un membre de la branche germanique de la famille PORT, racine *PER-(T)-, « traverser ».


7. féru et interférer sont d’une autre famille. Le premier est directement issu de l’ancien verbe férir et le deuxième de son dérivé préfixé s’entreférir, « se battre », du latin ferire, « frapper » (cf. la locution sans coup férir et l’espagnol herir, « blesser », anciennement ferir). La forme actuelle (en -férer) s’explique par le retour récent au français de mots jadis empruntés par l’anglais (interfere). Dérivé : interférence.


8. Les mots suivants en lat- sont sans rapport avec latus, participe passé de ferre, qui a deux homonymes, un nom et un adjectif, lesquels n’ont pas non plus de rapport entre eux :
latéral est issu du latin lateralis, du nom latus, gén. lateris, « côté ».
latitude est issu de l’adjectif latus, « large » ». Dérivés : latifundium, dilater, dilatation.
L’adjectif dilatoire est sans rapport avec le verbe dilater ; lié par défection au verbe différer, il est bien de la famille (branche 3).
latent est issu du latin latens, participe présent du verbe latere, « être caché ». Dérivé : latence.


9. Aucun mot en -ferm- n’est de la famille. Ni féroce, ni férule, ni fervent.

Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. ampolla, diferencia, diferente, feraz, féretro, fértil, ofrecer

port. conferir, diferença, diferente, féretro, fértil, oferecer, sofrer

it. bara, barella, conferenza, differenza, ferace, feretro, fertile, offrire

angl. barn, bear, bier, birth, burden, confer, difference, different, offer, paraphernalia

all. Bahre, Bürde, Fruchtbar, gebären, Gebühr, Geburt, Konferenz

rus. брать, конференция, метафора, собрание, сбор, фосфор

Notes

1- Il est normal qu’au son /bʰ/ à l’initiale en indoeuropéen correspondent les sons /f/ en latin et en grec, et /b/ en germanique. Cette racine ne doit pas être confondue avec ses homonymes : *BhER-2 d'où sont issus férir et interférer, *BhER-3 d'où est issu brun, et *BhER-4 d'où est issu frire.

2- Ce brancard mortuaire était dénommé feretrum en latin ; ce dernier mot est l’étymon de l’équivalent de notre bière dans les autres langues romanes.

3- Pour exprimer la notion de « boire », le latin utilisait aussi et surtout le verbe potare (> fr. potion, potable, poison).
Le latin potare et le grec πινειν, pinein rendent bien compte d’une synonymie *PŌ- / *PĪ- qui remonte à l’indoeuropéen et explique la coexistence en latin des deux verbes potare et bibere. Cette dernière forme est due à une sonorisation de pi- en bi- et à un redoublement de la syllabe obtenue. Malgré sa plus grande fréquence en latin, potare a été évincé par bibere dans les langues romanes.
Sur la bière, voir aussi Forum Babel.








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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