Les grandes familles de mots




« Un visa pour la préhistoire »

La famille VIDÉO


Patriarche indoeuropéen : *WEID-, « savoir par la vue »


Les branches

1. Parmi les principaux ancêtres latins de cette famille il y a d’abord des mots comme visio, « vision », visitare, « voir souvent, venir voir », visus, « faculté de voir, aspect, apparence », etc. En sont issus tous les mots français qui contiennent ce radical -vis- :

visa, vis-à-vis, visage, viser, visible, visière, vision, visite, visuel, avis, approvisionnement, dévisager, envisager, imprévisible, improviser, à l’improviste, préavis, prévisible, prévision, proviseur, provision, provisoire, se raviser, rétroviseur, réviser, révision, superviser, télévision, ...


2. Parmi les autres ancêtres latins de cette famille on trouve aussi le verbe videre, étymon du français voir. En sont issus un certain nombre de mots français qui contiennent ce radical -vid-, à savoir évident, providence, vidéo, ...


3. Au fil des siècles le verbe latin videre et son participe passé visus ont fini par donner le verbe français voir, participe présent voyant, participe passé vu. Appartiennent à la sous-famille de voir

voici, voilà, voyeur, vue, bévue, clairvoyant, dépourvu, entrevue, malvoyant, m’as-tu-vu, pourvoir, pourvu, prévoir, revoir, revue, revoyure, ...


4. Il existe aussi une branche grecque avec des ancêtres comme ιδεα, idea « aspect, forme distinctive, forme idéale concevable par la pensée », ειδος, eidos, « forme, apparence » (> suffixe -ειδης, -eidês) et aussi ειδωλον, eidôlon, « image » [1] . En sont issus la plupart des mots en -id- :

idée, idéal, idole, idylle, kaléidoscope, ...
et le suffixe -ide ou -idé de mots tels que glucide, alcaloïde, équidé, Atride [2], ...


5. Il existe enfin une branche germanique avec des ancêtres reconstitués comme *wīssaz, *wīssōn-, *wit-, *wītan, etc. (cf. anglais witness, « témoin, celui qui a vu », et wise, « sage, celui qui voit clair »). Sachant que la syllabe germanique /wi/ est devenue /gui/ dans les mots empruntés par les langues romanes [3] on peut considérer comme de probables descendants français de cette source les mots guide, guider, guidon, guise, déguiser, ...
Les invités masqués

1. Dans le radical latin -vid- (branche 2), il a changé le i en un e : belvédère, emprunt à l’italien. Équivalents français (en toponymie) : Bellevue, Beauvoir.


2. Dans le radical latin -vid-, il a changé le d en un e : envie vient du latin classique invidia, “malveillance, jalousie, envie”, lui-même dérivé de invidere, “regarder d’un œil malveillant” d’où “vouloir du mal” et “envier”, composé de in- et videre. Dérivés : envier, enviable, envieux.


3. Dans le radical latin -vid-, il a changé vi en un u au contact du o de pro-, et ce dès le latin : prudence vient de prudentia qui vient de providentia, « la sagesse qui consiste à prévoir ». Prudence, providence et prévoyance ont donc le même étymon. Dérivés : prudent, prudemment, imprudent, imprudence, imprudemment.


4. Dans le radical -id- (branche 4), il a changé le d en un s en ajoutant l’élément -tôria, et ce dès le grec : histoire vient de ιστωρια, histôria, « recherche, information, relation de ce qu’on sait pour l’avoir vu ou appris », qui lui-même vient de ιστωρ, histôr (< *wid-tôr), « qui sait, qui connaît ». Dérivés : historique, historien, préhistoire, préhistorique.


5. interview : emprunt à l’anglais, qui le tenait lui-même du français puisqu’il est issu d’entrevue [4]. Dérivé : interviewer.

Curiosités

1. kaléidoscope : mot composé à partir des éléments grecs καλος, kalos, « beau » (cf. calligraphie), ειδος, eidos, « image, aspect », et σκοπειν, skopein, « regarder » (voir famille SPECTACLE). Le mot fut formé par l’inventeur de l’instrument, D. Brewster.


2. Veni vidi vici : “Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu”. C’est ainsi que Jules César annonça au Sénat, par la brièveté même de son message, la rapidité de sa victoire sur Pharnace, roi du Bosphore.


3. Un mot sanskrit de la famille : les Veda (sing. ved, « connaissance, vérité »), écritures religieuses au centre des traditions brahmaniques et védiques, ensemble de textes qui font partie du canon hindouiste. Les Veda contiennent des hymnes, des rituels, et des mantras. Il y a quatre Veda : l’Atarva-Veda, le Rig-Veda, le Sama-Veda, et le Yajur-Veda. La partie la plus ancienne, le Rig-Veda, daterait de 1800 à 1500 av. J.-C. La compilation de ces textes est attribuée au sage Vyasa. Les Veda constituent sans doute le corpus de connaissance le plus ancien que l’on connaisse. Ils traitent d’astrologie, d’astronomie, de rituel, et de la façon dont ceux-ci se relient à la vie spirituelle de l’humanité.


4. vedette : emprunt à l’it. vedetta, “lieu élevé pour observer”, lui-même peut-être issu d’un croisement de veletta, “petite voile en haut du grand mât” et de vedere, “voir”. Autre hypothèse : vedetta pourrait venir de l’esp. veleta, “girouette”, dérivé de velar, “monter la garde”, issu du lat. vigilare. Le mot apparaît d’abord (1584) dans être en vedette, “être en sentinelle”, désignant d’abord le soldat puis sa guérite. C’est ensuite l’idée d’être en vue qui est retenue dans mettre (un nom) en vedette, notamment sur une affiche de théâtre.
Homonymes et faux frères

1. Il y a envie et envi !
envi ne s’emploie plus que dans la locution à l’envi : il vient d’un ancien français envier, « inviter, provoquer », lui-même issu du latin invitare. Dérivés : convier, inviter.


2. Il y a prudent et prude !
prude est un doublet de preux, l’un et l’autre étant issus du latin vulgaire *prodis, « utile, efficace, courageux », d’où la prouesse, le prud’homme et la prude. (Voir la famille PREMIER). Ce dernier mot a pris au XVIIe s. le sens péjoratif actuel de “personne qui fait la modeste”, puis de “femme d’une réserve excessive ou affectée quant aux mœurs ou à la bienséance.” On en trouvera un bon exemple dans Le Misanthrope de Molière en la personne de « la prude Arsinoé ». Dérivé : pruderie.


3. Il y a voir et voire !
voire est issu du latin vera, adverbe dérivé de l’adjectif verus, « vrai ». Dérivés : vrai, avérer, vérité, verdict ...

Le mot verus représente la branche latine d’une racine indoeuropéenne *WER-. C’est de la branche germanique de cette racine qu’est issu le mot garant [5] (cf. angl. warrant). Dérivés : garantir, garantie.


4. Il y a voit, voie et voix !
il voit, troisième personne du prés. de l’ind. de voir, est donc bien de la famille.
voie est issu du lat. via, « route pour les chars ». La famille de voie est assez nombreuse et intéressante : voyage, voiture, voyou, envoi, convoi, fourvoyer, viaduc, dévier, trivial [6]., ...
Le mot via représente la branche latine d’une racine indoeuropéenne *WEGH-. C’est de la branche germanique de cette racine qu’est issu le mot wagon.
voix est issu du latin vox, gén. vocis, « voix, son émis, paroles, mots ». La famille de voix est elle aussi assez nombreuse et intéressante : voyelle, aveu, avouer, avocat, convoquer, équivoque, évoquer, invoquer, provoquer, révoquer, vocabulaire, vocal, vocation, vocatif, vociférer, vocalise, vocalique, ...


5. percevoir et apercevoir sont proches de voir par le sens mais ils viennent du latin percipere, « saisir par les sens », de même que recevoir vient de recipere. (Voir famille CAPTER).


6. vide est issu d’une famille indoeuropéenne de mots à w- initial exprimant l’idée de « vide, désert ». Cette famille a donné
— en latin :
vanus, « vide », d’où sont notamment issus vain, vanité, vanter et s’évanouir
vastus, « désolé, désert, immense », d’où sont notamment issus vaste et dévaster.
vacuus, « vide », d’où sont notamment issus vacant, vacance, vacuité et évacuer.
vocitus (latin vulgaire), « vide », d’où sont notamment issus vide, vider et vidange.
— en germanique, un radical *wost- d’où sont notamment issus l’anglais waste, l’allemand wüst, et les mots français gâter, gâteux, gâtisme, gâterie, dégât (mais pas gâteau, qui a une autre origine.)


7. avide est un emprunt au latin avidus, « qui désire vivement ». Il est membre d’une petite famille dans laquelle on trouve également avare, audace et oser.


8. Enfin ne sont de la famille ni idiot (voir la grande famille SOI), ni idoine, du latin idoneus, « propre à », d’étymologie incertaine.
Dans d’autres langues indoeuropéennes

esp. avisar, envidia, guía, guisar, guiso, historia, idea, idilio, ídolo, ver, visitar, vista

port. avisar, guia, guisa, guisar, historia, ideia, idílio, ídolo, ver, visitar, vista

it. arrivederci, avviso, evidente, guidare, idea, idillio, idolo, invidia, istoria, prudente, storia, storico, vedere, viso, vista

angl. advice, envy, evidence, guide, guise, guy, history, idea, idol, idyll, improvise, provide, story, survey, view, visa, visit, wise, wit, witness, wizard

all. Visier, visieren, visitieren, weis, weise, weisen, wissen, Witz

rus. ведать, ведьма, видеть, визит, визажист, водитель, вождь, идея, идиллия, история, калейдоскоп, провидение, свидание

Notes

1- Par une évolution phonétique normale le /w/ indoeuropéen reste /w/ dans les langues germaniques, devient /v/ dans les langues romanes, et disparaît en grec.

2- Famille grecque légendaire, aux destins tragiques (Agamemnon, Ménélas, Oreste, Électre, ...)

3- En prenant l’anglais comme langue germanique de comparaison, on peut citer de nombreux autres exemples de cette évolution phonétique : wash / gâcher, wage / gage, win / gagner, war / guerre, warrant / garantie, wasp / guêpe, waste / gâter, etc.,

4- Ces “retours à l’envoyeur” par dessus la Manche ne sont pas rares. Nous avons déjà vu le cas de pedigree dans la famille PIED, celui probable de standard dans la famille STATION. C’est aussi le cas de tennis dans la famille TENIR.

5- Voir plus haut note 3

6- Emprunt au latin trivialis, adjectif tiré de trivium, qualifiant proprement un carrefour à trois voies et par extension un lieu public et fréquenté, d’où la notion de « qui traîne dans les rues », et finalement « vulgaire, grossier »








Les grandes familles de mots

par Jean-Claude Rolland

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