« C’est
quoi donc qu’tu t’fais construire là, l’Jules ? À peine t’y chargeras
une allumette que ça va verser, ton truc, là !»
Jules reste de marbre. Il lui en faut plus que ça pour l’émouvoir ! Il
contemple la belle coque métallique qui commence à ressembler à un
bateau, et il se prend à rêver. Jules est berrichon, même si son
patronyme, Beaune, évoque plutôt la Bourgogne. Et il se voit déjà à la
barre de son vaisseau sur les eaux calmes de son canal de Berry, avec
juste le délicat toum-toum-toum du diesel sous ses pieds.
Sa vieille flûte en bois
n’en pouvait vraiment plus. Elle faisait eau de partout et il passait
son temps à la rafistoler. Alors, comme en marinier sérieux il avait
quelques éconocroques, il les a réunies pour s’offrir une nouvelle
unité. En métal, et à moteur s’il vous plait ! Le dernier cri, le grand
luxe ! Ses ânes, il les revendra sans mal : nous sommes en 1927 et le
halage animal a encore quelques belles décennies devant lui !
C’est au chantier de l’Île-Saint-Denis, au nord de Paris, qu’il s’est
adressé pour construire son nouveau bateau, car dans le Berry, on ne
s’est pas encore mis au fer : presque trente ans plus tard, on en sera
encore à fabriquer du berrichon en bois non motorisé...

Le vieux
bateau de Jules pouvait tout à fait ressembler à ce berrichon pris en
photo à Roanne à la fin du XIXe siècle. (Doc. Musée
Déchelette, Roanne)
«
C’est une nullité ! »
Mais sur ce chantier de l’Île-Saint-Denis, on est plutôt habitué à voir
construire du bateau « sérieux ». Du gros. Le minimum, c’est du
freycinet. Mais Jules, têtu comme les bourriques qu’il s’apprête à
revendre, veut naviguer sur SON canal de Berry ! Et c’est un «
berrichon » métallique et automoteur qu’il se fait construire : 27,60 m
de long sur 2,60 de large. Et le top : un Bernard de 25 cv. Plus besoin
de se lever à des heures pas chrétiennes pour préparer les animaux.
Alors bien sûr, devant cette sorte d’incongruité, les railleries vont
bon train sur le chantier. « Il va se retourner comme une crêpe quand
tu seras vidange ! », ou « C’est-y donc ton mulet qu’t’a fait les plans
? » Jules en entend des vertes et des pas mûres… C’est le père
Balouzat, bien imbibé comme d’habitude, qui porte l’estocade finale : «
Tu t’fais construire une nullité, là, sais-tu ? ».
Coup de grâce ? Tu parles ! Même pas mal ! « Une nullité,
qu’tu dis ? » qu’il répond, le Jules, « Une « nullité », eh ben voilà !
Ce s’ra sa d’vise ! Nullité ! Avec un grand N !
Y’en a qu’ça défrise ? »
D’une insulte de journaleux, les Impressionnistes avaient fait leur
étendard. Jules vient d’en faire autant avec Nullité.
Nullité va rejoindre la cohorte de ces devises ironiques Dette
flottante, Volontaire malgré lui, Malgré
ma misère, Peine à vivre ou Ça
vous épate, qui témoignent bien de cet esprit frondeur
fortement teinté d’auto-dérision propre aux mariniers…

En 1953,
Madame Bouquin pose devant Nullité avec son tout
jeune fils. (Photo Serge Bouquin)
Au
boulot
Jules emmènera Nullité sur tous les canaux, y
compris et surtout bien sûr le Berry. Pour lui, il conçoit et fait
installer un système de propulsion et direction en moto-godille assez
incroyable. Le safran, dit "en portefeuille", se replie en trois
parties pour ne pas tenir de place dans les petites écluses du Berry,
et alors l’hélice, tout au bout de son arbre articulé avec un cardan,
se remonte avec celui-ci à la verticale. Jules peut ainsi donner à la
coque sa longueur maximale, et optimiser sa capacité de fret sur les
"grands" canaux où il peut porter 100 tonnes. Nullité
gardera toujours ce système qui équipera aussi d’autres bateaux comme
les berrichons Boulogne, Valet de Trèfle (devenu Soleil) et Record.
Jules garde Nullité une bonne vingtaine d’années
avant de le revendre, en 1950, à Serge et Irénée Bouquin qui
travailleront tellement bien avec lui qu’ils pourront, en 1958,
s’offrir un freycinet, SIB (Serge Irénée
Bouquin. N’allons pas chercher midi à 14 h) sur lequel ils
navigueront toute leur vie avant de prendre leur retraite à
Saint-Mammès. Ils revendent alors Nullité à
Monsieur Penin qui le rebaptise du prénom de son fils Noël,
ce qui, reconnaissons-le, a nettement moins de saveur que Nullité.
Puis, à une date indéterminée, Nullité-Noël passe
aux mains de Monsieur et Madame Bertelier qui, lorsqu'ils prennent leur
retraite, le transforment en bateau-logement. Enfin, après leur décès à
tous deux, il devient une épave...

En 1987,
Nullité-Noël attend au pied de l'échafaud,
à Thomery. (Photo Chritian Errien)
Sauvé
par les cheveux
En 1987, il est au pied de l'échafaud, attendant avec résignation le
chalumeau du chantier de Thomery. Passe alors une bonne fée. Enfin,
plus exactement, un bon sorcier et une bonne fée. Ils se nomment Alain
et Geneviève. Les sorciers et les fées se déplacent en bateau,
savez-vous ? C’est plus confortable que le balai. Depuis leur Jumagu,
Geneviève et Alain voient le malheureux Nullité-Noël
(mais a-t-il encore seulement un nom ?) promis au funeste sort du
déchirage, et, conscients de sa valeur patrimoniale avant même d’en
connaître toute l’histoire, ils se débrouillent pour le sortir de cet
antichambre de la mort.
Pendant plus d’un an, Alain et Geneviève mènent conjointement leur
activité de potiers professionnels (il faut bien vivre !) et le
sauvetage puis la réhabilitation du rescapé. Nous n’entrerons pas dans
les détails de ce chantier, ces simples mots résumeront la chose : « C’était
pas de la tarte ! ».

Le
sauvetage de Nullité-Noël : un sacré chantier ! (Photo
Geneviève Fiévet)
Renaissance
À part la coque et le moteur, tout est pourri sur le bateau qui bientôt
ressemble à une grande boite de maquereaux au vin blanc… sans maquereau
ni vin blanc. Mais avec un moteur. Et quel moteur !
Un beau jour, ça y est, le petit 25 cv Bernard toussote, puis
crachouille une fumée noire, avant de retrouver son toum-toum-toum
d’antan. Ca se passe sur l’Yonne et il pleut. Bah… En bateau, faut pas
craindre d’être mouillé. Mais quelque chose cloche au niveau du
gouvernail. On ajoutera une petite compensation au safran, et alors
tout ira bien désormais.
Avec l’aide de plusieurs amis, dont Jo Parfitt, le patron du chantier
de Migennes, et toujours animés par le même souci patrimonial qui les a
fait sauver le bateau, Alain et Geneviève s’attachent à redonner à Nullité-Noël
une silhouette aussi proche que possible de celle qu’il avait lorsqu’il
travaillait. Il retrouve une « écurie » centrale qui ne recevra aucun
âne (quoique…) mais des visiteurs car le petit bateau va devenir, pour
sa moitié arrière, une salle d’expo pour les produits du couple.
L’avant, quant à lui, deviendra un petit appartement où logera quelque
temps une de leurs deux filles. Cette « écurie » d’ailleurs n’en fut
jamais une : le moteur occupant l’arrière, elle était le logement
successif des couples Beaune, Bouquin et Penin. Le peak avant était
aménagé aussi pour loger une personne, voire deux. Les enfants par
exemple. Seul changement notable : le système de barre à roue, trop
vétuste, est abandonné au profit d’une… barre franche ! Au moins ça ne
tombera pas en panne. Et difficile de faire plus rustique.

Berrichon
à Saint-Léger-des-Vignes, en 1992
Et
c’est reparti !
Geneviève et Alain se doivent à présent de donner une nouvelle devise à
leur protégé, et de l’immatriculer. La seconde formalité n’est affaire
que de paperassiers de l’administration, et n’a guère d’intérêt. La
première est autrement plus sérieuse. Revenir à Nullité
? Non, c’est rigolo, certes, mais on se perdrait dans des explications
à n’en plus finir avec les visiteurs qui sont comme ça : ils veulent
tout savoir et on n’a pas que ça à faire. Et puis pour recevoir du
public dans un but commercial, Nullité, faut
reconnaître, ça le fait pas trop. Noël alors ? Bof…
Cherchons alors l’inspiration du côté du Berry. Berry
tout simplement ? Certes pas très recherché, mais sympa. Mais placé en
double à l’avant, ça fait maladif, si vous voyez ce que je veux dire.
Ecarté… Gentil Berry ? Vous y pensez sérieusement ?
Ca ferait un bateau avec trop de casseroles au cul… Ecarté aussi. À la
limite, Jules Berry, qui, à travers un grand
comédien, évoque à la fois le premier proprio du bateau et son origine,
serait plus classe. Mais il est « le Dia-a-a-a-a-able » des « Visiteurs
du Soir ». Et faut pas tenter le Diable en imaginant des
monts et merveilles, pense Alain qu’unit à présent un tendre lien à Nullité-Noël…
Argh, l’est-y pas tout beau ce petit bateau à présent ?
Bon alors… Berrichon, tout simplement ? Adopté !
Au moins, on n’aura pas de questions idiotes qui nous font perdre notre
temps !
Avec Geneviève, Alain et leurs filles Emilie et Jenny, Berrichon va
reprendre un peu sa vie aventureuse. On le verra ainsi à Joigny,
Saint-Léger-des-Vignes, Auxerre, Nancy, Roanne, Gannay/Loire,
Pierrefitte-sur-Loire…
En 1997, ils autorisent le petit Bernard 25 cv, qui consommait autant
d’huile que de gazole, à faire valoir ses droits à la retraite, qu’il
va passer au Musée du Canal de Berry de Magnette (Audes, Allier), sous
l’œil bienveillant de notre regretté ami René Chambareau, qui nous a
quittés en 2010. Le poste est occupé alors par un DK2 Baudouin qui
développe 50 cv.

Berrichon
à Pierrefitte-sur-Loire, en 1999
De
Berrichon à MS Blue Berry
C’est à Pierrefitte-sur-Loire que fin 2000, Geneviève et Alain, la
larmichette au coin de l’œil, cèdent Berrichon à
l’auteur de ces lignes. Sous cette devise, il passera l’année 2001 à
Nemours. Puis en janvier 2002, il remonte sur Briennon, à 14 km au nord
de Roanne. Fin 2002 il est à Roanne.

Berrichon
à Souppes, en 2001

Berrichon
à Briennon, en 2002

Berrichon
à couple de Banco, de Brigitte et Guy (décédé accidentellement début 2022) Charriot,
dans une écluse de l'Yonne, en 2003 (Photo Brigitte Charriot)
2004
voit le relookage de Berrichon et sa nouvelle
nomination. Finis ses vert terne, ocre passé et bleu délavé, il est
repeint en couleurs plus marinières : coque noire, bollards et fargues
bleues et blanches, superstructures bleues, veules et passavants gris.
Sa nouvelle devise sera MS Blue Berry. Ce jeu de
mots à consonance bédéphile permet de maintenir le lien avec le Berry.
« M.S. » c’est tout aussi bien « Motor Ship » ou « Majesty Ship » que «
Mike Steve », le prénom du célèbre lieutenant yankee, sympathique tête
de lard, créé il y a près de cinquante ans par Charlier et Giraud et
qui, comme lui, a échappé de justesse au peloton d'exécution. « Blue »
va de soi, puisque le bateau a désormais des superstructures bleues. En
2005, Blue Berry redescend à Briennon pour quelques
années, puis remonte à Mably en 2009.

MS
Blue Berry, tout frais repeint et renommé, sur le pont-canal
de Digoin, en 2004 (Photo Lucie Duc)

Quelques
jours plus tard, il est sur la Seille...
Les
galères…
2010 est vraiment une année noire, de celles qu’on voudrait oublier.
Manivelle, la chatte du bord, part d'un cancer en juin, et, en
septembre, MS Blue Berry fait naufrage car sa coque est vraiment pourrie. Blue
Berry, qui a bien sûr un sérieux besoin de travaux, prend la direction
du chantier de Marseilles-lès-Aubigny pour un long séjour qui restera
comme une épreuve dans la mémoire de son capitaine et laissera un gros
trou dans ses économies. Heureusement qu'il y a des amis dans le coin !
Le voyage d'aller tourne vite à la galère, et les relations avec le
cadet des deux frères, patrons du chantier, sont vraiment difficiles.
Quand Blue Berry sort de la cale, quelques mois
plus tard en juin 2011, c'est un cuirassé tout repeint de frais ! Au cours de ces
dix dernières années, il aura reçu de nombreuses améliorations, tant
sur le plan technique que sur celui du confort et de l'aménagement,
intérieur comme extérieur, sans rien perdre de son cachet d'origine... Et ce n'est pas fini...

MS Blue
Berry au chantier en 2011. Il en avait vraiment besoin !

Vu
ainsi, ça impressionne, n'est-ce pas ?
Blue
Berry en fête
En effet, Blue Berry demeure un bateau rustique
assumé : aucune électronique n’intervient dans la motorisation, Les
instruments de bord et les commandes sont minimalistes. Et bien sûr
surtout pas de propulseur d’étrave dont les mauvais navigateurs ne
savent pas se passer ! Et puis toujours la barre franche. Blue
Berry est un bateau physique qu’on ne pilote pas affalé
mollement dans un fauteuil de moleskine.
Orléans fera, en septembre 2011, un accueil triomphal à MS
Blue Berry pour son grand Festival de Loire. C’est un bateau
tout neuf et tout pimpant qui se fera alors admirer des amoureux des
bateaux. Enfin, pour couronner le tout, la Fondation du Patrimoine
Maritime et Fluvial, créée et présidée par Gérard d'Aboville lui
décerne cette même année le label "Bateau d'Intérêt Patrimonial".

2022 : enfin, l'inverseur ad hoc !
En
2016, il reçoit une nouvelle hélice plus forte que la précédente qui
donnait des signes de faiblesse. Mais le mécano naval qui la monte ne
me prévient surtout pas du problème de ratio (nombre de tours du moteur
/ nombre de tours de l'hélice) qui pourrait en découler. Et en effet, le
problème arrive, le même mécano naval change l'inverseur à satellites
pour un petit inverseur hydraulique sous-dimensionné (d'un ratio 2,
notamment), et très mal monté. Il vire en même temps paliers et
accouplements souples !!! Il "monte à sec", selon son expression.
Chaque sortie est alors assortiie de sa galère : le bumper explose en
2019, le petit cardan, mal boulonné, lâche, celui du monte-et-baisse
extérieur aussi, et enfin, malgré la pose d'un refroidisseur qui
s'avère inutile (mais coûteux !), l'inverseur lui-même rend l'âme lors
du voyage de Blue Berry. au
chantier de l'Équerre de Marseilles-lès-Aubigny (que nous recommandons
chaudement pour son accueil, son honneteté et le dévouement de son
personnel).

Le
petit inverseur hydraulique sous-dimensionné et très mal monté (angle
de 1,5 degré avec l'axe-moteur !!!), et son cardan tout aussi
sous-dimensionné. montage Indigne d'un professionnel.
Finalement, en 2022, à la suite d'un nombre incalculable de galères dues au montage
très approximatif de ce mécano naval brouillon et sagouin dont nous
tairons le nom (il est parti en retraite), MS BLue Berry
reçoit enfin
l'inverseur conçu pour son moteur DK2 Baudouin, un bestiau de 200 à 300
kg (peut-être même plus, je ne l'ai pas pesé) de ratio 3, qui le rend
encore un peu plus patrimonial. Il reçoit aussi une nouvelle
transmission par cardan bien adaptée (matériel agricole), et je remets
l'accouplement souple que le mécano sagouin avait ôté, on se demande
encore pourquoi. Tout cela, je le fais seul, pendant l'hiver, avec
juste une sangle et un palan qu'un ami m'a prêtés. Ce n'est vraiment
pas une partie de plaisir. Mais en mars, les travaux sont finis, et les
essais sont très concluants, la mécanique semble s'entendre à merveille
: plus de vibrations, plus de panne, Le retour de la région de Nevers
se fait sans le moindre incident technique, le gros inverseur Baudouin
ne chauffe pas, le moteur ronronne, l'hélice tourne sans à-coups. Le
bateau fonctionne comme il n'a pas fonctionné depuis très longtemps.


La belle transmission par cardan. Les travaux sont alors presque finis. Nous sommes en mars 2022.
Il semble que sur le plan mécanique, MS Blue Berry ait enfin atteint son meilleur niveau de fiabilité. Et pas mal d'écluses l'attendent encore...
Charles
Berg, capitaine de MS Blue Berry
Grand
merci à Sylvie et Olivia, du chantier de l'Équerre de
Marseilles-lès-Aubigny, à Bibi, à Bernadette et Jean-Pierre, à Cécile,
à Pierre et Christian, aux artisans Médrysa, Chandioux et Jacquot, et à
la municipalité de Cours-les-Barres...

Lors du
Festival de Loire d'Orléans en septembre 2011, les éclusages de MS Blue
Berry ne passent pas inaperçus. (Photo J-Jacques Thonon)
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