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Tranches de la vie d'un éclusier

 

D'écluse en écluse : Régis

Notre réseau possède encore, et c'est heureux, un bon nombre d'éclusiers qui, en plus d'être consciencieux, sont autant de personnages attachants. En voici un, Régis, le lorrain qui a roulé sa bosse du nord au sud.

 Régis, portrait

  
         Pour celui qui navigue, la figure emblématique de l'éclusier fait partie du décor, à tel point qu'il peut en oublier que derrière la fonction, il y a une personne riche de tout un vécu et de toute une épaisseur humaine. Ce vécu et cette épaisseur, c'est en allant à la rencontre de ces gens souvent aussi modestes que chaleureux, que nous pouvons les appréhender, et nous découvrons alors bien souvent une richesse de coeur insoupçonnée.

De naissance
Beaucoup d'éclusiers le deviennent par concours. D'autres le sont de naissance. Régis appartient à cette seconde catégorie, pour qui le canal et l'écluse font quasiment partie de la famille. C'est ainsi qu'en 1959, Hubert et Marguerite Lemé, qui tiennent l'écluse n°35 de Longeville-en-Barrois, sur le canal de la Marne au Rhin, accueillent avec joie la naissance du petit Régis.

Naissance de Régis


Mais celui-ci n'a guère le temps de se forger des souvenirs à cet endroit : un an après, papa Lemé est muté à la 23, à Ligny-en-Barrois. Régis y passera toute son enfance, et dès 7 ans, le gamin aide son paternel à tourner les manivelles.

La 23

La "23" à Ligny-en-Barrois. (coll. perso Régis Lemé)

Hivers lorrains
"Là-bas, c'est la Lorraine, le nord-est, et les hivers sont longs et durs. Les glaces bloquaient parfois les bateaux jusqu'à trois mois à l'écluse. Mes parents aidaient les mariniers autant que possible pour les courses, le médecin, le ravitaillement… Ma mère savait faire les piqûres, et elle en a souvent fait aux mariniers malades, elle leur prodiguait des soins médicaux : on était loin  de tout."
Alors, galère, ces années d'enfance sur le Marne-Rhin ? "Non, pas du tout. Certes, c'était parfois rude, mais il y avait de nombreux moments de bonheur. On était tous réunis dans les moments difficiles, solidaires, et on se serrait les coudes, on s'entre-aidait. Il régnait une ambiance très conviviale sur le canal, au plus profond de l'hiver."
"Convivialité, solidarité", les mots sont lâchés. Ceux-ci, nous le verrons, deviendront la ligne de conduite de Régis, sa philosophie.
"Une année, on a eu un hiver tellement rude que le canal était pris sur 40 cm ! Un voisin a pu le traverser avec sa 4cv ! Fallait jouer de la hache à glace, mais 40 cm, tu imagines !..."

La "23" sous la neige. (coll. perso Régis Lemé)

La vie du canal
"Le jeudi, y'avait pas classe en ce temps-là. Je montais sur le locotracteur sur rails jusqu'à l'écluse suivante, où le machiniste troquait "son" bateau pour en prendre un autre en remorque en sens inverse. Tu penses bien que pour le gamin que j'étais, ça valait tous les jeux du monde ! Je le revois encore, ce machiniste, avec sa besace où il rangeait son casse-croûte… Il y avait aussi une attraction, "Le Coq", un vieux bateau tractionné avec une demi-marquise ouverte derrière et, bien sûr, une barre franche. Il travaillait localement en effectuant quelques voyages de céréales dans la région, et il était parfois sollicité pour des tournages de films. Souvent aussi, il y avait quelques mots un peu vifs entre les éclusiers et les mariniers à propos de l'heure d'ouverture des écluses, fixée à 6 h 30. Pour les premiers, c'était le début du travail, la préparation de l'écluse, alors que les seconds l'interprétaient comme "6 h 30, bateau dans l'écluse", ils n'étaient jamais d'accord ! "

CPA Ligny

Le canal à Ligny (carte postale ancienne, coll. perso Régis Lemé)


À 16 ans et demi, Régis, mû par un besoin de changer d'air, s'engage dans l'armée. Il fait l'école des sous-officiers de Saint-Maixent dans les Deux-Sèvres, puis part à Poitiers, Verdun et Montpellier. Il finit à Montlouis, près de Font-Romeu et quitte l'armée en 1981 avec le grade de sergent.

Dilemme…
Rendu à la vie civile, Régis suit une formation pour être soudeur et obtient son diplôme d'OP1. "Et va savoir pourquoi, je passe en même temps un concours des services navigation et je le réussis. Alors se pose à moi un dilemme pas possible : d'un côté on me propose un poste de soudeur sur roulements de trains à Vitry-sur-Seine, et de l'autre côté, il y a un poste d'éclusier devine où ? À la 23 de Ligny-en-Barrois, l'écluse des parents ! C'est pour moi soit Paris avec un bon salaire, soit le retour aux sources à Ligny, où je serais auxiliaire pendant un an avant d'être titularisé. J'ai 15 jours pour faire mon choix ! Bien sûr, je choisis finalement l'écluse, et prend mon poste le 1er juin 1982."
Vers 1983, lâchée par les pouvoirs publics, la batellerie entre dans une ère difficile. Devant le trafic qui décline, on procède aux premiers essais d'accompagnement des bateaux. Régis demande alors le poste fixe de l'écluse n°59 de Sermaize-les-Bains, puis, en 1987, il est agent d'exploitation, partagé entre l'entretien et la gestion de plusieurs écluses en itinérant. Logé avec sa femme et ses trois premiers enfants dans une écluse automatique à Einville-au-Jard, Régis se porte volontaire pour piloter le brise-glace, de jour comme de nuit. Celui-ci est ravitaillé en gazole au fur et à mesure par un camion qui l'accompagne.

Brise-glace

Le journal de l'époque relate le travail du brise-glace (coll. perso Régis Lemé)

Légitime fierté d'un bon travail
"Un soir d'automne 1988, l'écluse de Bauzemont présente, dans un bajoyer, un trou profond d'un mètre, sur quatre de diamètre. Pas question d'attendre le chômage : il y a du trafic, et les bateaux doivent passer. On s'y met à toute une équipe de quatre, on installe le ponton avec un échafaudage… on a tout le matos : le ciment avec la résine, les briquettes, le marteau-piqueur. On bosse toute la nuit à la lumière du projo, on ne chôme pas, je t'assure, et au petit matin, à 6 h et quart, on a fini, l'écluse est réparée ! À 7 h et demi arrive le premier bateau. On retient notre souffle… Ouf ! Ça tient !!" L'ingénieur les félicitera et leur accordera deux jours de repos exceptionnels. Ils ne les ont pas volés…
"Une autre fois, en plein hiver, on a une voie d'eau dans la salle des machines du "Nanan", c'est comme ça qu'on appelle le pousseur du brise-glace. Alors on l'amène dans une écluse pleine et on l'amarre très serré. D'automatique, on bascule l'écluse sur le mode manuel. On la vide et le bateau reste suspendu par ses amarres. Heureusement ça tient et on peut faire ainsi la soudure au sec. Un moment plus tard, "Nanan" peut reprendre le service !"
Régis, vraisemblablement formé à cette irremplaçable école du service public par ses parents, est ainsi de tous les coups durs et moins durs qui jalonnent la vie du service navigation de ce coin de Lorraine : le voilà aussi volontaire pour les opérations de nettoyage post-crues de rivières comme la Meurthe, au sein d'une équipe spécialisée avec un bateau, un homme-grenouille, etc. Un camping-car J5 est aménagé en vestiaire et cantine.

La Provence, et Vaison-la-Romaine
En 1990, notre lorrain, un peu las des rigueurs de l'est, éprouve un besoin de soleil, et se retrouve, le 1er février 1991, en poste au service d'entretien du Rhône en Avignon. Ce départ vers le soleil est cependant assombri par un drame familial : son frère de 33 ans, pompier à Paris, est tué accidentellement. À la même époque, il divorce puis rencontre une… bourguignonne, Catherine, qui devient sa seconde épouse.

Rhône

Le Rhône à Vallabrègues, un nouveau cadre de travail pour Régis.

"Et les 21 et 22 septembre 1992, c'est la fameuse catastrophe de Vaison-la-Romaine. Des centaines de victimes, des dizaines de disparus, des quartiers rayés de la carte… Mon sang ne fait qu'un tour : "Faut que j'y aille !" que je me dis. Et tout de suite, je me retrouve au gymnase de Vaison, à accueillir les sinistrés, ainsi que les légionnaires, épuisés, qui cherchent les corps. Moralement, faut tenir. Le lendemain, je demande le fourgon du service, et j'organise avec le Secours Populaire et la Croix Rouge une navette entre Avignon et Sorgues pour aller chercher des couvertures, des vêtements, des vivres, et ça, pendant trois jours de suite. Et puis à plusieurs, tous volontaires, on s'est mis à éplucher des patates sur la place publique, pour faire des frites pour tous ces gens ! Il y avait un formidable élan de solidarité !"

"Faire quelque-chose"
Mais pour Régis, quand le coup dur est passé, ça ne suffit pas. Il éprouve l'envie de "faire quelque chose" pour tous les enfants qui, dans la catastrophe, ont perdu un parent, un frère, une sœur… Il voudrait atténuer le traumatisme qu'ils ont vécu en leur montrant que "l'eau, c'est pas forcément méchant". Il a alors l'idée d'une journée de découverte en Camargue, et convainc Claude Lieutaut, le patron d'une entreprise de bus scolaires, d'affréter gratuitement un bus pour emmener deux classes entières à la Manade des Baumelles, au bord du Petit Rhône, où les enfants sont invités, entre autres, à déguster, au milieu des marais, la "gardiane", le plat typique de la Camargue. Dans le même esprit de réparation et toujours sous l'impulsion de notre infatigable lorrain, le cirque Émilien Bouglione reçoit chaque soir vingt enfants trisomiques pendant une semaine. Dans les dessins qu'ils offrent à Régis, les enfants insistent sur ce qui les a particulièrement marqués dans ce drame : la boue, omniprésente, violente, qui leur a tout pris…

Camargue

En route pour la Camargue, avec les enfants sinistrés de Vaison (coll. perso Régis Lemé).

Il ne s'arrête pas là et frappe à toutes les portes : Air France, Eurodisney, le Lyon's Club et Jean-Pierre Foucault offriront, à onze enfants de Vaison, trois jours entiers à Disneyland-Paris pour le nouvel an de 1993.

Eurodisney

Rebelote à Eurodisney (coll. perso Régis Lemé).

Et la Vie reprend son cours
Puis, tandis qu'à Vaison, la Vie peu à peu reprend ses droits, le service navigation du Bas-Rhône retrouve une certaine routine, avec ses évènements ponctuels, comme cette brèche à Figarès, sur le Petit Rhône en octobre 1993. "L'eau s'engouffrait dans les marais et noyait tout. On a récupéré un ancien automoteur Freycinet transformé en boîte de nuit, et abandonné, et on l'a coulé dans la brèche pour la colmater. Ça a marché, et au dernières nouvelles, il doit toujours être là-bas dessous !"
Régis n'est pas du genre à attraper le melon. Néanmoins déménage-t-il à Cavaillon avec Catherine, et bientôt ils accueillent une petite Alice au début de 1994, suivi d'un petit Adrien à la fin de la même année. Puis tous deux emménagent dans un logement de fonction en Arles en 1996. Régis travaille à l'entretien sur le Rhône, pilote le bateau du service… Une petite Léa rejoint Alice et Adrien en 1999.

Régis et Rhône

Régis et le Rhône (montage)

Nouveau retour aux sources
Catherine a de la famille en Brionnais, et, à l'occasion d'une visite, tous deux découvrent l'écluse de Montgrailloux [1], à Chambilly, sur le canal de Roanne à Digoin, qui est vacante. Adrien s'exclame : "Oh, il n'est pas bien le taureau, là ! Il est malade : il est tout blanc ! ". Il vient de découvrir sa première vache charolaise. "On a réalisé qu'en Provence, il nous manquait les arbres, qu'on en avait marre de la garrigue ! On voulait retrouver une nature verte, des vaches, l'odeur des prés… Et après les écluses automatiques, puis le Rhône et ses grands ouvrages, retrouver une écluse manuelle avec ses manivelles, travailler de nouveau à l'ancienne, vingt ans après, ce serait comme un retour aux sources, un retour un peu nostalgique ! C'est ainsi qu'on s'est retrouvés ici, proches des gens, de la nature, sur ce canal de Roanne à Digoin, un canal à dimensions humaines avec cette convivialité que j'avais connue dans mes jeunes années" raconte Régis avec une pointe d'accent que lui, le lorrain, a rapporté des rives du Rhône provençal.

Régis à Mtgrailloux

Régis à Montgrailloux.

Montgrailloux devient un lieu empli de vie, apprécié de bien des plaisanciers et des bateaux à passagers pleins de clubs du troisième âge, à l'intention desquels Régis transforme son écluse en guinguette en diffusant des valses musettes depuis sa chaîne stéréo.

Montgrailloux vue aer.

Montgrailloux vu du ciel (coll. perso Régis Lemé).

Dernière étape : le barrage de Roanne
Pourtant, malgré le bonheur tranquille dont ils jouissent dans leur petit paradis retrouvé, Catherine et lui ne resteront que deux ans à Montgrailloux : la scolarisation de leurs enfants les incite à rejoindre la ville [2]. Gilles, le barragiste de Roanne, vient d'obtenir sa mutation pour Montbrison, et Régis va le remplacer. Dès novembre 2004, le couple et ses trois enfants emménagent dans leur nouvelle maison, au Coteau, en rive droite de la Loire, tout au bout du barrage dont Régis partage désormais la responsabilité avec Claude, nouvellement arrivé dans le service, mais qui vient "des routes" [3], lui.

Régis et Claude

"Là, tu vois, c'est la hauteur à ne pas dépasser..."
Régis initie Claude aux secrets du bon écoulement.

Détail piquant : Claude vient d'Avignon, et pourra évoquer le Rhône et la garrigue avec son collègue lorrain. Néanmoins, notre Régis continuera à passer des bateaux, car il s'occupe aussi de l'écluse de Roanne. "Moi, ce que j'aime avant tout, c'est le contact avec les gens !" conclut-il dans un large sourire.

Régis à la porte de garde

Régis s'occupe aussi de la porte de garde du bassin de Roanne.

[1] Montgrailloux partage avec Marilyn Monroe de porter le numéro 5.


[2] Montgrailloux ne deviendra pas un désert pour autant : l'écluse est désormais occupée par Freddy, autre grande figure du canal, sa jeune femme Morgane, leurs jeunes enfants et leurs chiens "remarquables".

[3] Du service "Routes" de la DDE.



Le 4 octobre 2012, après avoir connu plusieurs AVC, Régis a obtenu sa dernière mutation. Son coeur "gros comme ça" a battu sa dernière mesure. Il repose désormais dans sa Lorraine natale. Au revoir l'Ami, on ne t'oublie pas...
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