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En berrichon sur le canal du Nivernais |
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Pour
nous rendre en bateau berrichon de Roanne à Conflans-Sainte-Honorine,
nous pouvions opter pour le canal Latéral à la Loire. Mais
non… déjà connu, et trop facile. L'alternative du
Canal du Nivernais, avec ses promesses de moments forts, est autrement
plus excitante. Nous ne serons pas déçus…
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L'écluse
de Saint-Maur, vers Mailly-la-Ville
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(Ce
récit est celui d'une croisière effectuée en
2003) |
Sous
le signe de l'extrême diversité
Nous étions prévenus
: "Là-bas,
c'est un aut'monde, c'est l'Nivernais ! ". L'auteur de ces mots
est l'éclusier de la "Jonction", ce court embranchement
du canal Latéral à la
Loire, à Decize, qui permet
de rejoindre, à Saint-Léger-des-Vignes, le canal du Nivernais
par un bief de la Loire, navigable sur 2 km. C'est vrai, dès les
premiers tours d'hélice, le contraste est total avec le canal
Latéral, sur lequel nous venons de passer 3 jours. De la même
façon que ceux du Midi ou de
Bretagne, le canal du
Nivernais propose au navigateur une plongée dans le passé, un déplacement
dans le temps autant que dans l'espace.
Ce "canal
du Morvan" des anciens mariniers joue les contrastes non seulement
avec son voisin Latéral à la
Loire, mais aussi de façon
intrinsèque, exemple-type de l'extrême diversité que
peut présenter la navigation fluviale. En effet, alors que d'un
bout à l'autre, la ligne de Loire en Seine par Briare éveille
un sentiment d'uniformité avec à peu près partout
les mêmes conditions de navigation, celle par Auxerre, dont le
canal du Nivernais est le maillon principal , est en revanche exempte
de toute monotonie : elle évoque tantôt une nationale
comme vers Auxerre, tantôt un chemin vicinal comme vers Corbigny,
tantôt même le GR 20 comme à La Collancelle ! Cette
voie d'eau exigeante ajoute aux conditions de navigation très
différentes d'un bief à l'autre, la grande variété des
paysages et cités traversés : Châtillon-en-Bazois,
Clamecy, Auxerre….
Hétérogénéité, disparité, contraste,
sont bien les maîtres-mots qui résument ce canal. A contrario la
notion de standard semble ici totalement incongrue. Sa variété ne
s'arrête pas à ses sites et dimensions : il possède deux
gabarits d'écluses, et n'a pas deux ponts identiques. Une écluse
trop petite, un seul pont trop bas, et le voici interdit à toute une catégorie
de bateaux, pour quelques centimètres souvent. |
Dans l'écluse
de Saint-Aignan
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"Berrichon"
dans les années 1950, du temps où il s'appelait "Nullité"
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Berrichon,
une pièce de musée
Berrichon est un des derniers rescapés de ces petits
bateaux qui furent construits par milliers à partir
de 1841, date de l'ouverture du canal
de Berry. La grande majorité était en bois,
et il n'en reste plus que des pièces éparses dans
les musées. À partir de 1920, le métal et
le moteur commencent à remplacer le bois et les mulets.
Mais jusque dans les années 1950, on fera encore des berrichons
en bois et non motorisés. Aussi, métallique
et motorisé, est-ce un bateau ultra-moderne (pour
l'époque) qui sort du chantier de Saint-Denis, au nord
de Paris, en 1927.
Berrichon reçoit alors la devise de Nullité.
Ce nom lui est donné par son premier propriétaire, à la
manière des Impressionnistes, comme une réponse
en forme de provocation aux autres mariniers qui, narquois,
se font alors construire des bateaux de gabarit Freycinet,
c'est à dire trois fois plus volumineux. Son gabarit
résulte du choix de pouvoir naviguer sur le canal
de Berry et la rigole de
l'Arroux, canaux d'inspiration britannique dont les écluses
acceptent des bateaux de dimensions maximales de 27,50 m
sur 2,60 m, et qui fermeront dans les années 50-60.
Il est motorisé très tôt avec un moteur
Bernard de 24 cv qui sera remplacé en 1996 seulement
par l'actuel DK2 Baudouin de 40 cv, lui-même récupéré sur
un rouleau-compresseur.
Pour être le plus rentable possible en portant le maximum de fret, sa
coque mesure le maximum autorisé par les écluses berrichonnes.
Il est alors équipé d'un appareil de gouverne et de propulsion
d'une rare complexité, qui se replie entièrement dans ces écluses
: un safran en trois parties rabattables l'une sur l'autre, et une hélice
montée au bout d'un axe articulé avec un cardan, qu'un treuil
permet de remonter verticalement. Ce curieux système nommé "motogodille
monte-et-baisse", qui équipera de nombreux bateaux de canal,
demande un certain savoir-faire mais n'est pas exempt d'avantages. Il parait
que ce serait le premier propriétaire de Berrichon, Jules Beaune,
qui aurait inventé ce système et l'aurait fait bréveter.
Nullité changera de propriétaire en même
temps que de devise, devenant Noël dans les années
1960. Puis il sera revendu comme bateau-logement avant d'échouer
au chantier de Thomery, antichambre de l'échafaud. C'est là qu'en
1987 il est repéré par Alain
et Geneviève Fiévet, mariniers-potiers, qui le sauvent
par les cheveux et le restaurent de fond en comble, lui redonnant un
aspect proche de celui qu'il avait à l'origine, avec un logement
central (l'ancienne écurie des ânes congédiés
par suite de la motorisation). C'est eux aussi qui lui donnent sa devise
actuelle, après avoir hésité entre le simple Berry,
qui, lu en double à la proue, sonnait un peu trop maladif, et Gentil
Berry, qui, lui, sonnait trop maire de capitale avec casseroles
au cul. Alain et Geneviève le transformeront moitié en
habitation, et moitié en salle d'exposition pour leurs travaux,
et le garderont 12 ans, avant de le revendre à l'auteur de ces
lignes. Détail non négligeable : ils suppriment son macaron,
et l'équipent d'une barre franche,
ce qui renforce encore son côté rétro. Sous l'angle
pratique, la barre franche, si elle interdit le confort d'une marquise
fermée, permet des manœuvres en dynamique que ne permet pas
le macaron, trop démultiplié. Elle permet aussi de ressentir
parfaitement l'eau et le bateau. Berrichon est un bateau très
physique qui se conduit beaucoup au feeling.
Les quelques berrichons encore existants, au nombre de moins d'une dizaine,
sont tous métalliques. Tous ne sont pas motorisés, et un seul
exerce encore l'activité pour laquelle il a été conçu
en 1941 : l'avitailleur Cher à Paris.
Quant à Berrichon, devenu MS Blue Berry sous de nouvelles
couleurs en 2004, il reste d'une certaine façon un bateau de travail
puisque c'est à son bord que sont rédigées ces lignes. Il sera labellisé "Bateau d'Intérêt Patrimonial" en 2011.
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"Berrichon" à Briennon
en 2002
"Berrichon" devenu "MS Blue Berry" en
2005
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Les
amis de Decize
Bernard est prof d'EPS tout fraîchement retraité,
alors que Pierre exerce toujours, en histoire-géo. Tous deux
sont membres fondateurs des "Ligéries".
Présidée alors
par Thierry, un jeune infirmier, cette association decizoise fondée
en 1996 est tournée vers l'étude de la batellerie de Loire.
Cette étude est basée surtout sur la pratique. Ainsi, à l'image
de nombreuses autres associations similaires qui s'égrènent
tout au long du "grand fleuve", les "Ligéries" possèdent-elles
toute une flottille de bateaux de diverses tailles, petits fûtreaux,
toues cabanées, etc. Leur fleuron est la Nivernaise,
gabare de 15 mètres mise à l'eau en mai 2000, et qui a
déjà effectué de longs voyages jusqu'à Nantes
ou Paris. Ils nous ont rejoints à Gannay, sur le canal Latéral à la
Loire, pour nous accompagner sur les 20 derniers kilomètres que
nous allons effectuer sur ce canal avant d'embouquer celui du Nivernais.
C'est autour de la table d'une pizzeria de Saint-Léger-des-Vignes
que nous terminons avec eux cette journée, où nous entrons
enfin dans ce qui est considéré par de nombreux navigateurs
comme un des plus beaux canaux de France. |
Le site
de Decize (à droite) et Saint-Léger-des-Vignes (à gauche).
Pour suivre le trajet de "Berrichon", promener la souris
sur l'image. (Carte postale des années 1950, éditions
La Pie)
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Premiers biefs
En
ce lundi matin de juin, c'est une météo maussade qui
nous accompagne sur les premiers biefs, mais elle ira s'améliorant
au cours de la journée. À Cercy-la-Tour, joli petit
village nivernais dominé par les vestiges de son château-fort,
le canal emprunte le lit de la rivière Aron sur 500 m. Cela
s'appelle une "râcle" et a été employé à plusieurs
reprises par les ingénieurs du passé pour économiser
des terrassements. Mais cette solution d'économie est souvent
génératrice de difficultés de navigation en
périodes
de crues. De plus, la rivière, soutenue et freinée
par un barrage, engendre des atterrissements qui réduisent
le chenal navigable, sous peine d'échouage. À Cercy
aussi, vigilance : nous changeons de gabarit. Nous allons quitter
les écluses allongées à 40
m à la fin du XIXe siècle pour rencontrer celles qui
sont restées en l'état, avec seulement 30,40 m de longueur
utile, cette dimension préconisée par le ministre
Louis Becquey en 1821-1822. Or Berrichon, avec
son safran compliqué, atteint
30 m et autant de tonnes, voire plus, et nous devrons désormais être
très
vigilants et entrer très doucement dans les sas, la marche
arrière étant
très peu efficace pour freiner un tel bateau. Pour cette première écluse à gabarit
réduit, nous sommes accueillis par une éclusière
charmante. En fait, très vite, ces écluses de 30 m
ne nous poseront pas de réel problème, mais la vigilance
reste de mise. Chaumigny est une jolie écluse où l'accueil
est très sympathique, et même si l'on peut sourire devant
la prolifération des nains de jardin, l'on ne peut mettre
en doute l'intérêt que porte l'éclusière à son
ouvrage et à son canal. Un peu plus haut, vers Mont, le paysage
qui nous entoure est totalement dépourvu de la moindre habitation
: sommes-nous –déjà- au bout du monde ?
Le canal du Nivernais est réputé pour ses ponts très
bas, qui gênent considérablement les gros bateaux. Depuis
Saint-Léger, quelques-uns se sont signalés déjà par
leur hauteur libre plutôt faible.
Mais nous n'avons encore rien vu…
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Rencontre d'un aak à Bazolles
(Photo F.de Person)
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Un
trou de souris
Au
terme d'une belle courbe boisée, voici la gare d'eau de Panneçot
qui me laisse une bonne marge pour opérer un changement de direction
radical. En effet, le canal, passant dans une écluse de garde
surmontée
d'un joli pont routier, oblique à angle droit pour déboucher,
de l'autre côté, dans une autre gare d'eau. En fait, le
canal coupe ici un court méandre de l'Aron dont il partage la
vallée
depuis Saint-Léger. Ceci ne pose pas de difficulté, à condition
d'aller très doucement. Berrichon est en effet très
manœuvrant,
mais à faible allure. Je vais "à balle", c'est à dire
que je pousse la barre franche le plus loin possible, en surplomb au-dessus
de l'eau et pour accentuer la rotation, je sors l'hélice à moitié hors
de l'eau, grâce au treuil du système de monte-et-baisse.
Cela est possible ici car le virage est à gauche, ce qui correspond
au sens de rotation de l'hélice, et ajoute un effet de roue à aube
transversale. Tout se passe bien. Il est vrai que si nous sommes au
gabarit maximum en longueur, notre faible largeur est un réel
avantage. Un peu plus haut, dans un beau site, voici l'écluse
d'Anizy. Celle-ci ne pose pas de problème, d'ailleurs Evelyne
l'éclusière
est une copine. En revanche, le pont juste à l'amont se présente
comme un trou de souris… ou un chas d'aiguille, au choix.
Par précaution, mon coéquipier Marc se tient à l'avant,
prêt à abaisser le mâtereau dont nous avons préalablement
dévissé une des deux goupilles de fixation. De même,
le vélo, dont le guidon dépassait dangereusement, a été déplacé.
La corde de retenue du taud de la timonerie a été allongée,
de façon à ce que celui-ci puisse s'abaisser au maximum.
Reste la cheminée de la chaudière, que nous n'avons pas réussi à démonter,
mais elle peut s'incliner un peu. On verra bien…
Très lentement je présente Berrichon dans la
voûte
en arc surbaissé. En fait, le problème de ces ponts bas
n'est pas tellement la faible hauteur libre, mais la dissymétrie
du chenal due à la banquette de halage bien plus large d'un
côté que
de l'autre, où elle est parfois inexistante. Ceci empêche
les bateaux larges de profiter de la pleine hauteur laissée
libre sous la clé de voûte. Là encore, la faible
largeur de Berrichon est un atout, car elle nous permet, à nous,
de profiter pleinement de cette hauteur libre. Nous passons au pas,
et tout va bien.
Seul le taud devra être très abaissé, mais cela était
prévu.
En fait, en navigation fluviale, on apprécie ce genre de petites
difficultés qui pimentent une croisière. Réussir une
belle manœuvre en souplesse, quelle fierté !
Ce soir, il est trop tard pour passer l'écluse de Bernay qui
nous permettrait de rejoindre la halte nautique de Fleury. Nous nous
amarrons
sous l'écluse de Bernay, à un poteau électrique.
Cela ne se fait pas, mais comment faire en l'absence de toute structure
d'amarrage
? Le manque de boulards d'attente à de nombreux ouvrages est
un des gros points noirs de ce canal. Un autre est le fait que très
rares sont les éclusiers qui prennent spontanément les
amarres. Certains semblent excédés que l'on mette un
temps infini à entrer
dans le sas, alors que justement cette lenteur est une sécurité nécessaire
engendrée par leur passivité. Comment leur faire comprendre
la sécurité que l'on éprouve, aux commandes de Berrichon,
dès que la boucle est passée autour du boulard et que
l'on peut alors étaler, ce que ne permet pas toujours aisément
la configuration des lieux ? Comment leur faire comprendre ? Tout simple
: en les faisant naviguer ! Quand tous les personnels des services
de navigation, à tous les niveaux de la hiérarchie, navigueront,
bien des problèmes rencontrés par les mariniers et les
plaisanciers disparaitront !
Ce soir il fait très beau, le soleil est apparu entre Cercy et
Panneçot,
et n'a plus disparu. Nous aurons parcouru ce jour-là 36 km en
10h30 et monté 11 écluses.
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Le canal se tortille
Le
soleil, un peu timide, est à nouveau au rendez-vous ce mardi
matin. Cette étape, qui va nous amener à Châtillon-en-Bazois,
ne présente pas de difficultés de navigation.
À
l'écluse de Fleury, un boulanger itinérant, sosie, jusqu'à la
voix, de Patrick Timsit, nous propose du pain. C'est mon anniversaire,
aussi mon coéquipier lui achète-t-il aussi un gâteau.
Il y a une bouteille au frais…
Le canal, très sinueux, accompagne l'Aron qui coule en contrebas,
très discret. À Coeuillon, il se confond avec lui
en râcle jusqu'à Châtillon. Lorsque nous montons, chaque râcle
est annoncée par une écluse de garde, largement ouverte en
temps normal, sans différence de niveau, et fermée seulement
en période de crue. Le canal est souvent très large,
et Berrichon pourrait certainement y pivoter. La rive
droite, c'est à dire à notre
gauche, car nous montons, est souvent une berge abrupte, petite falaise
d'où sourd régulièrement quelque ruisseau. L'autre
rive est en pente très douce, occupée par de grasses prairies
où paissent de placides charolaises. Ce parcours est de toute beauté.
À
Meulot, nous rencontrons Guy, un ami, chef d'équipe de la DDE navigation.
Guy est quelqu'un de bien comme on voudrait qu'ils soient tous dans les
services de navigation. Il aime son travail et son canal, et est très
apprécié de ses agents, car, tout chef qu'il est, il ne refuse
jamais de leur prêter main forte.
Le pont de Pont (ça ne s'invente pas ! ) est dans un virage et manque
de visibilité : je ralentis. Heureusement car juste derrière,
un bateau de location semble ne pas vouloir obéir à son pilote.
Ces malheureux plaisanciers sont une bonne demi-douzaine à bord,
chacun y va de son ordre ou de son conseil contradictoire avec celui du
copain, et c'est une belle pagaille. Pas de chance : ce modèle est
réputé pour être une vraie savonnette. Tout doucement,
nous passons avec sérénité, laissant ces braves
gens essayer de retrouver la leur.
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Manivelle
(Photo F.de Person)
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Mes
coéquipiers
En canal, même sur un grand bateau comme Berrichon,
il n'est pas obligatoire d'être deux. Mais c'est plus facile, et surtout plus sympa de partager
entre amis une navigation excitante. De plus, sur l'Yonne et la Seine, le coéquipier
sera obligatoire, alors tant qu'à faire…
Sur l'ensemble de l'aller, mon matelot sera Marc Oberlé, dit "Marco".
Cet ancien adjoint au conservateur du Musée de la Batellerie de Conflans-Sainte-Honorine
a été aussi moniteur de voile des Glénans à Marseillan,
dont il a présidé le secteur, et a participé à la
création du Musée de la Pêche de Collioure.
Au retour, j'aurai deux coéquipiers sur le Nivernais : j'ai invité mon
amie Françoise de Person, dite "Fanfan", historienne
de la Marine
de Loire, à découvrir une autre forme de navigation en eau douce
: une expérience pratique et concrète apportera à la chercheuse
qu'elle est un regard nouveau et complémentaire sur son sujet. Mon fils
Gwenael, dit "Gwen", solide auxiliaire, est venu, bac en poche, nous
rejoindre à Joigny.
Présentons aussi Manivelle, dite "Bout d'chatte" ou "Panthère de
poche", qui jouera les trouble-fêtes en disparaissant lors d'une escale
à Montereau. Elle sera retrouvée deux semaines plus tard saine, sauve…
et affamée. Manivelle doit son nom à sa naissance dans une écluse du
canal de Briare. Une écluse automatique, certes, mais je ne me voyais
pas l'appeler "Vérin Hydraulique"... Manivelle partira d'un cancer en
2010, après 13 ans d'amitié indéfectible. |
Fanfan à bord de "Berrichon"
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De l'Arizona au Nivernais
Passé l'écluse de
garde de Coeuillon, nous laissons deux
bateaux plus rapides nous trémater : Châtillon est bientôt
là, et nous avons largement le temps d'y arriver avant la fermeture
des écluses. Berrichon n'est pas un bateau de vitesse.
Au contraire, c'est une école zen. Son autonomie permet de ne pas appréhender
de se trouver en rase campagne pour la nuit, pour peu que l'on trouve de
quoi s'amarrer. Sa vitesse moyenne tourne autour de 5 ou 6 km/h, ce qui
correspond à un régime de 650 tours/minute environ, et c'est
suffisant, même si on pourrait aller plus vite. Ce régime
n'est pas trop bruyant, économe en gazole, et l'on y gagne en sérénité en
cas d'obstacle imprévu.
Mais à Châtillon, nous voyons un des deux bateaux trémateurs
occuper la place que nous convoitions ! Avec nos 30 mètres, on ne
peut pas se garer n'importe où. L'affaire est vite arrangée
: le bateau reconnaissant du trématage se déplace, et nous
passons une bonne partie de la soirée autour d'un verre. Ce sont
des américains d'Arizona, amoureux des canaux français, et
nous avons même des relations communes. Ce dernier fait n'est guère étonnant
dans le monde fluvial qui est un grand réseau où tout le
monde connaît plus ou moins tout le monde.
Ce soir, nous profitons du branchement électrique et de l'eau à quai,
merci Châtillon. Un orage éclate en soirée.
Aujourd'hui, nous aurons parcouru 15 km en 6h 30 et monté 7 écluses.
C'était une petite étape.
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Le pont de Châtillon-en-Bazois
(Photo F.de Person)
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Une épingle à cheveux
Le
site de Châtillon-en-Bazois est magnifique dans la lumière
du matin. Le château domine le canal et ses propres jardins et
douves. Et voici le pont de la route de Nevers à Château-Chinon.
Sa hauteur libre est plus que suffisante, mais en revanche, en dessous,
c'est
le virage le plus serré de tout le canal. Une véritable épingle à cheveu.
Je l'ai étudié la veille, d'à terre. Il faut avancer
au pas, mettre le nez dans la "bosse",
et laisser l'arrière déraper à l'extérieur,
en allant à bal. C'est ce que je fais. Et pourtant, rien à faire,
le nez s'en va à l'extérieur, dans la rive concave ! On
va manger les moules ! Ce n'est
pas dramatique, nous allons tellement lentement
qu'il ne peut rien arriver, sauf une blessure d'amour-propre pour avoir
raté une manœuvre délicate ! Marc, mon coéquipier,
repousse le nez avec le bâton de marine, et Berrichon retrouve
bientôt
le milieu du chenal. Avec un bouteur, ce
serait sans doute passé… Après avoir salué le
château
par devant, nous voici à présent derrière lui. Il
est pris dans la boucle du canal comme dans une pince.
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Amour et délice à Orgue
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Amour
et délice à Orgue
Après quelques beaux et larges méandres, voici la deuxième
des dernières écluses qui, aujourd'hui, vont nous amener
au sommet du canal, où il va quitter le bassin de la Loire pour
rejoindre celui de l'Yonne, et donc de la Seine. L'ouvrage écluse-pont-canal
de Mingot est très beau. Les ventelles de l'écluse, une
des plus hautes du canal, font de belles fontaines. C'est quasiment Versailles.
L'éclusière d'Orgue nous attend. Magnifique et sympathique
blonde, cette créature de rêve se laisse photographier avec
un plaisir non dissimulé. On aurait bien envie de la kidnapper… C'est
une vacataire qui a trouvé là un job pour l'été.
Sympa le job. Les maisons éclusières des deux écluses
d'Orgue sont, sur le canal du Nivernais, les deux seuls exemplaires d'une
architecture que l'on ne retrouve que sur celui, déclassé,
de la Dive en Anjou ! Ces ouvrages
datent des années 1830.
L'écluse de Mont-et-Marré est double, et ce genre d'ouvrage
est toujours assez sympa à franchir. Elle est gérée
par une personne qui semble un peu handicapée, mais s'acquitte très
bien de sa tâche. Néanmoins est-ce bien raisonnable de laisser
la charge d'un tel ouvrage à une telle personne, qui ne sera pas
payée double pour autant ! Nous faisons la pause de midi au-dessus
de l'écluse et j'en profite pour aller jeter un œil au moteur,
et particulièrement à l'accouplement souple Juboflex entre
le moteur et l'inverseur. Cet accouplement a été salement
esquinté par un Rambo du pilotage il y a un an et demi, et je le
fais durer. Par précaution, j'en ai prévu un de rechange.
Je resserre quelques boulons et remonte quand je vois arriver une voiture
sur le halage. En descend Serge, un ancien collègue qui travaille
sur le canal plus au nord, vers Auxerre. Aujourd'hui il est en congé et
en profite pour visiter ses parents à Mont-et-Marré. C'est
une occasion d'étrenner la nouvelle bouteille de pastis achetée
hier à Châtillon !
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Une autre belle éclusière, à l'écluse
de Châtillon, près de Montceau-le-Comte.
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Vacherie de vent !
Un
peu plus de deux kilomètres plus haut, au bout d'une longue ligne
droite, nous attendent les ouvrages de Chavance, particulièrement
remarquable, constitués d'une écluse
double suivie d'une triple, séparées par un bassin de croisement. Un seul agent
gère l'ensemble, dont le franchissement demande une heure en tout.
Arrive alors Guy, car les bateaux sont déjà nombreux en cette
saison. Avec son aide, le passage sera plus rapide : avec un éclusier
par rive, le gain de temps gagné est important. Nous sommes inquiets
au sujet du pont suivant, au milieu du bief, qui est signalé par
notre guide comme le plus bas du canal avec seulement 2,70 m de hauteur
libre. "T'inquiètes, tu passes ! dit Guy. Si y'a besoin, tu
m'appelles et on baisse un peu le bief. Mais en principe ça devrait
passer.". Il a raison : ce pont du point kilométrique 62 ne
nous posera pas plus de problème que la plupart de ceux que nous
avons déjà franchi, et en tous cas moins que celui d'Anizy.
Là encore, notre étroitesse nous permet de profiter de la
pleine hauteur de la clé de voûte en rasant la banquette
de halage. Ouf !
Le vent d'ouest se lève, or notre route est sud-nord. Pour éviter
de se faire plaquer contre la berge, il faut "monter
au vent",
et donc jouer
finement avec le gouvernail de façon à mettre l'avant
suffisamment au milieu du chenal, tout en évitant que l'arrière
se retrouve dans la rive, ce que l'hélice, très vulnérable
au bout de son arbre, n'aime vraiment pas. La première des deux écluses
de Bazolles est en vue quand, un court moment de distraction et ça
y est, on "mange les moules" ! J'en ai déjà fait
l'expérience : avec Berrichon qui a une énorme prise
au vent, surtout devant, il est impossible de se sortir seul d'un tel
mauvais pas.
Et Marc, à l'avant et armé de son bâton de marine,
a beaucoup de mal à remettre le nez du bateau dans le chenal,
d'autant que nous sommes légèrement "posés",
c'est à dire échoués.
Enfin ça y est, après quelques efforts, Berrichon retrouve
le milieu du canal qui ici ne dépasse pas 15 m de large.
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Crépuscule sur l'étang
de Baye
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Le sommet du canal
Les
deux écluses de Bazolles sont vite franchies. La deuxième,
très fleurie, possède une porte aval à l'ancienne,
en bois avec de grands balanciers,
qui est du meilleur effet. Deux kilomètres
plus haut nous arrivons à Baye, dont l'écluse, profonde
de près de 4 mètres, est veillée par une haute
maison d'ingénieur de la fin du XVIIIe siècle. Curieusement,
elle fut une des premières à avoir été portées
au gabarit Freycinet de 40 m, ce qui
dans son cas n'a servi à rien
: de part et d'autre, les sas sont restés à 30 m. Parvenus
en haut de l'écluse, nous sommes, à 262 m d'altitude,
au sommet du canal, dans le bief de partage qui va nous faire passer
du versant
de la Loire à celui de l'Yonne.
Le site de baye est magnifique. C'est un paysage ouvert de grands étangs,
Vaux et Baye, qui alimentent le canal, et permettent de pratiquer la voile.
L'ambiance, presque littorale, est en tous cas très estivale. Nous
nous amarrons le long de la mince digue qui sépare le canal de l'étang
de Baye et en quelques coups de pagaie, je me rends en canoë à la
base de location voisine Aqua-Fluvial rendre
visite à son responsable,
mon ami Michel, qui a quitté son sud-ouest natal (mais point son
accent ! ) pour s'installer ici, au cœur du Morvan. Il n'a qu'une
crainte, que je lui demande de me réparer quelque chose, car il
est débordé. Je le rassure, tout va bien à bord, mais
s'il insiste, je peux bien lui trouver de quoi jouer de la clef à molette…
De retour à bord, la pluie commence à tomber, et je constate
qu'arrivés les premiers, nous ne sommes plus seuls le long de la
digue. Parmi tous les bateaux arrivés entre-temps, notre voisin
est occupé par deux jeunes femmes dont l'une, Rachel, est une ancienne
marinière belge née sur un spits et
qui, veuve à 28 ans, a dû débarquer à terre
pour travailler avec un enfant en bas âge. Elle a loué un
bateau de location avec son amie Vera et revient naviguer en Bourgogne
par nostalgie. Cette nuit-là, Taranis nous gratifie d'un son et
lumière grandiose mais de courte durée. Tel le Capitaine
Nemo dans son Nautilus, nous restons bien à l'abri dans notre cigare
d'acier… Aujourd'hui nous avons parcouru 15 km en 7 heures, et monté 10 écluses
dont 1 triple et deux doubles.
Demain nous attendent les voûtes et l'échelle
de Sardy : une
grande journée de ce voyage.
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Dans le souterrain de Mouas (Photo
F.de Person)
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Sous terre
Quand
le lendemain, nous quittons notre amarrage, nous croisons un petit
bateau de location qui semble faire route vers Châtillon. Sur
le pont à l'entrée de la tranchée, le feu
de l'alternat est vert, c'est bon. Dès que nous avons franchi
ce pont, le paysage se referme sur nous, et nous voici dans une
tranchée
creusée
de main d'homme à la fin du XVIIIe siècle. Il paraît
même qu'alors, près d'une centaine de pauvres bougres
sont restés là-dessous lors d'un éboulement.
Surpris, nous voyons alors arriver derrière nous le petit
plaisancier que nous avons croisé quelques instants auparavant.
Il souhaiterait bien nous trémater, car nous avançons
très lentement
afin de profiter pleinement de ces moments. Mais désolé,
c'est trop tard pour cela : le canal ici ne mesure guère
plus de 6 mètres de large. Des écharpes de brume
flottent ça
et là, ajoutant au mystère des lieux. Au détour
d'une large courbe apparaît la gueule béante du premier
et le plus long des trois souterrains, celui de la Colancelle. "Adieu
soleil ! " clamerions-nous à l'instar du capitaine
Nemo s'apprêtant à plonger sous le pôle Sud,
si l'astre du jour daignait seulement se montrer. Ça y est,
nous sommes sous terre. La brume qui flotte dans la voûte
rend très
flou le petit point blanc de la sortie, 758 m plus loin. Les feux
de positions de Berrichon sont allumés, ainsi que son projecteur. Le petit
plaisancier derrière nous prend son mal en patience à l'idée
de franchir à la vitesse de l'escargot les 4 kilomètres
des tunnels et tranchées étroites qui constituent
le bief de partage. Dans les
tunnels, le canal mesure 5,60 m de large,
et possède deux banquettes latérales. La hauteur
libre sous la voûte est suffisamment confortable pour nous ôter
tout souci. Avec un minimum de concentration, il n'est pas difficile
de maintenir le bateau au milieu du chenal. L'on entend l'eau suinter
des parois, l'ambiance est magique et la perte de repères
donne le sentiment de flotter dans l'espace…
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Au
loin, l'entrée du souterrain de la Collancelle (Photo
F.de Person)
|
Pourquoi un canal
dans un tunnel ?
Le
lecteur non averti peut se poser cette question. Assez souvent, c'est
pour raccourcir la route
quand la
vallée qu'emprunte le canal décrit
un méandre long et serré. C'est le cas à Thoraize
et Besançon sur le Doubs par exemple. C'est aussi le cas
du plus ancien tunnel de canal de France, le Malpas sur le canal
du Midi.
Ici, c'est différent. Il s'agit d'abaisser le bief de partage
du canal pour en faciliter l'alimentation en eau, qui vient de plus
haut encore
: plus bas est ce bief de partage, plus augmentent les possibilités
de l'alimenter par des captages. Sans les tunnels, le canal du Nivernais
serait passé à près de 300 mètres d'altitude,
et les possibilités de l'alimenter auraient été très
sérieusement amoindries. Autre avantage : on monte moins haut,
et l'on économise ainsi un grand nombre d'écluses. Le
choix de l'implantation du bief de partage sur les canaux de jonction
est la
question qui a le plus suscité la réflexion des ingénieurs
de toutes les époques, et pas des moindres : Cosnier et
Riquet les précurseurs, puis Vauban, les Régemorte, l'illustre
Perronet et Gauthey son disciple…
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La
gueule béante du souterrain de Mouas (Photo
F.de Person)
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Un
décor de film
Au
débouché du grand tunnel de la Collancelle, je remarque
un court élargissement du canal. Avec ma "VHF berrichonne" (un
bidon de Soupline au fond coupé) j'informe le plaisancier suiveur
qu'il va pouvoir me trémater à cet
endroit, ce qu'il fait en me remerciant.
Nous sommes au fond d'une courte tranchée avant le prochain
tunnel. De chaque côté s'élèvent des parois
de plus de 20 mètres de haut, où le végétal
et le minéral
s'imbriquent étroitement. On devine sous la végétation
une maçonnerie rigoureuse, avec des terrasses et des escaliers.
La Nature et la main de l'Homme ont construit ensemble ici un décor
de film genre Indiana Jones, évoquant quelques vestiges de travaux
cyclopéens ou précolombiens. Dire que des gens vont chercher
l'exotisme au bout du monde, alors qu'il se trouve déjà ici,
au cœur
du Morvan !
Berrichon, bateau rustique de 1927, semble tout à fait à l'aise
dans ce décor de la fin du XVIIIe siècle, et se comporte à merveille.
Toum-toum-toum-toum-toum… son DK2 Baudouin consomme peu et tourne
rond, genre montre suisse version diesel. Quatre à cinq fois
par jour, je lui donne une friandise : un filet d'huile sur les culbuteurs,
injecté manuellement en pressant quelques secondes sur une petite
manette. Ce quinquagénaire aime bien qu'on s'occupe de lui,
qu'on lui parle… Il aime être manié avec douceur.
S'il se sent respecté, il vous emmène au bout du monde.
Le compte-tours est en panne, on travaille à l'oreille. Je vérifie
aussi régulièrement le débit de la pompe de refroidissement,
ainsi que la pression d'huile.
Voici l'entrée de la deuxième voûte, celle de Mouas.
Quelques minutes suffisent à la franchir, et nous retrouvons le
jour 268 mètres plus loin, débouchant dans une troisième
tranchée. Si les tunnels ont été percés en
ligne droite, les tranchées non. Celles-ci décrivent de belles
courbes qui n'offrent qu'un visibilité limitée, laissant
entier le mystère de la suite du trajet.
La suite, c'est bien sûr la troisième voûte, les Breuilles,
212 mètres de long, à la sortie de laquelle la tranchée
perd son aspect maçonné rigoureux pour présenter un
visage plus naturel et chaotique, où le mystère reste entier.
De proche en proche sourd du granite un filet d'eau claire qui contribue
modestement à nourrir le canal. Comment des bateaux de commerce
de 30 m par 5 pouvaient-ils se faufiler là-dedans ? Imaginez un
gros camion sur un chemin vicinal ; ils devaient frotter de partout… Le
pont des Breuilles nous domine de ses 15 ou 20 mètres, nous n'aurons
pas besoin d'abaisser le taud ! Le pont de Port Brûlé ponctue
en coda la tranchée et annonce la vallée de Sardy dans laquelle
nous attendent 16 écluses en 4 kilomètres ! La vallée
s'ouvre un peu, le décor est différent mais toujours aussi
cinématographique. Nous sommes de l'autre côté, dans
le versant de l'Yonne. Désormais, nous allons descendre.
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Dans la tranchée
des Breuilles (Photo
F.de Person)
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Le
canal : une machinerie complexe
La navigation fluviale met en présence deux machines ou machineries,
avec lesquelles l'Homme doit composer. L'une, de facture entièrement
humaine, est le bateau, que de nombreux paramètres ont adapté,
au fil du temps, à son usage et au milieu dans lequel il est appelé à travailler.
L'autre est le canal ou la rivière canalisée, le premier de
facture entièrement humaine, la seconde partiellement seulement. Un
canal ne saurait se réduire à un simple fossé rempli
d'eau et entrecoupé d'écluses semées ici ou là au
petit bonheur la chance. C'est une machinerie hydraulique dont la complexité n'a
d'égale que la discrétion, la voie de circulation étant
accompagnée de tout un ensemble connexe destiné à assurer
son équilibre hydraulique (alimentation en eau et trop-pleins, gestion
des crues…).
Du strict point de vue technique, il faut reconnaître que le canal
du Nivernais n'est pas un modèle en la matière : l'utilisation
en râcles des lits de l'Yonne et de l'Aron, le manque de déversoirs
pour équilibrer automatiquement les biefs, le remplissage et la vidange
des sas par des ventelles ménagées dans les portes et non par
des aqueducs dans la maçonnerie, en bref tout ce qui trahit une conception à l'économie
pèse encore lourdement sur la commodité de navigation sur ce
canal, sans parler de la mise au gabarit Freycinet inachevée. Cependant,
ces contraintes alliées à une exceptionnelle qualité des
paysages et des cités traversées en font aujourd'hui une des
voies d'eau les plus excitantes à parcourir d'un bout à l'autre.
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L'écluse
triple de Chavance
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Dangers
des écluses
avalantes
La
jeune éclusière vacataire qui s'occupe des quatre premières écluses
nous informe que nous devons attendre qu'elle ait fini de s'occuper d'un
bateau avalant devant nous (celui que nous avons laissé nous trémater),
pour nous passer à notre tour, attente qu'elle situe de l'ordre
de trois quarts d'heure. Nous nous amarrons, nous faisons un café et
prenons quelques photos en l'attendant. En fait, elle est de retour au
bout d'une demi-heure à peine, et nous boirons le café tout
en sassant.
Bien plus encore qu'en montant, les écluses avalantes de
30 mètres
réclament vigilance et attention. Au bas de la porte amont est
une marche, le radier du busc,
sur laquelle, si l'on n'y prend garde, peut venir s'asseoir l'arrière
du bateau tandis que celui-ci continue à descendre.
Cette situation est très délicate et peut vite tourner à la
catastrophe, d'autant que le mur de chute est
invisible sous l'eau pendant tout le début de la bassinée. Pour éviter
ce genre de désagrément, la méthode est simple
: il faut avancer le bateau le plus possible vers la porte aval jusqu'à presque
la toucher, et l'y maintenir. On est alors sûr qu'à l'arrière, "ça
passe". Si les ventelles de la porte amont ne sont pas correctement
fermées, elles peuvent engendrer un rappel qui aspire le bateau
en amont, d'où l'intérêt de bien surveiller la "retraite".
Tout aussi classique dans les écluses
avalantes, et concernant les bateaux de toutes tailles : le danger
de rester pendu par une amarre qui se coince et de basculer. Donc pas
de demi-clé sur
les boulards, on laisse filer la corde
en la contrôlant, et en
ayant à proximité un
instrument tranchant (serpe, hache, gros couteau…) pour le cas
où…
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L'écluse rose de Gérard "l'Indien" (Photo
F.de Person)
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Un indien
dans la vallée
En
fait, tout se passe bien, et arrivé midi, la jeune éclusière
nous laisse entrer dans la première des quatre écluses
suivantes, gérées par une grande figure de cette vallée, "Gérard
l'Indien", qui s'occupera de nous après la pause méridienne.
Gérard, nous dit la légende dont il est auréolé,
serait arrivé ici tout droit de Katmandou au début des
années
70, et y aurait déposé son baluchon définitivement.
Cette vallée, que toute navigation commerciale avait pratiquement
désertée, était
alors peuplée de toute une faune de marginaux qui y ouvraient
des ateliers de poterie, des restaurants, des galeries de peinture… La
Lozère en Morvan en quelque sorte. Force est de reconnaître
que les temps ont bien changé. Si la navigation est revenue
sous la forme de la plaisance, seuls restent de cette époque
un atelier de poterie et…Gérard. Les noms des écluses
sont restés,
eux, les mêmes depuis le XIXe siècle et fleurent bon une
certaine poésie : Patureau Volain, Pré Ardent, Gros
Bouillon,
Champ Cadoux… Visage buriné, queue de cheval (grisonnante)
et accent du sud, Gérard occupe Planche de Belin, reconnaissable
entre toutes à la
couleur rose dont il l'a peinte, et qui donne des boutons à tous
les supérieurs hiérarchiques auxquels il a eu affaire..
et survécu. Si pittoresque soit-il, Gérard est d'une
conscience professionnelle irréprochable, et il nous accompagne
jusqu'à la
première des quatre écluses suivantes, gérées
par un jeune vacataire auquel il passe le relais.
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Une jolie éclusière du côté de
Coulanges (Photo
F.de Person)
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L'accompagnement
La
suite se passe sans problème. Entre les écluses 13 et
14, le paysage s'ouvre, la vallée de l'Yonne approche. À notre
grande surprise, l'écluse 16 mesure 40 m, alors que les guides fluviaux
précisent qu'on ne retrouve ce gabarit qu'à partir de la
suivante, la 17. La descente demandera désormais un peu moins
de concentration.
Cette écluse 17 n'est pas prête, et il n'y a personne. À vélo,
je descend à la recherche des éclusiers volants qui, en voiture
ou vélomoteur, la gèrent comme les 7 suivantes. Je les trouve
un kilomètre et deux écluses plus bas, et, vu mes états
de service d'ancien éclusier, j'obtiens de commencer à préparer
l'écluse et de me passer moi-même. En fait, ça
arrange tout le monde, car le système
d'accompagnement des bateaux en vigueur
en demi-saison montre vite ses limites à partir d'un certain niveau
de circulation. Assez vite, un jeune vacataire dynamique, étudiant
aux Beaux-Arts, nous rejoint pour nous accompagner sur cette série
d'écluses. Dans la vallée de Sardy, nous avons acquis de
bonnes méthodes pour aider les éclusiers et accélérer
le processus, et à trois, chaque écluse est vite négociée.
Surtout Picampoix, car personne n'a envie de s'y attarder : c'est l'enfer
! Elle se situe en plein milieu d'une carrière de pierre qui
blanchit tout alentour, et fait un raffut de tous les diables.
En fin de journée, nous avons parcouru 12 km en 9 heures et descendu
24 écluses ! Nous sommes amarrés dans le large de La Chaise
qui pouvait accueillir autrefois 50 bateaux de commerce. Ce site mérite
qu'on s'y attarde.
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D'autres jolies éclusières dans la
vallée de Sardy (Photo Guy Matignon)
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La Chaise
Ici,
trois voies d'eau sont parallèles, communiquant de la première à la
troisième par l'intermédiaire de la deuxième.
La première
est l'Yonne, dont nous venons de rejoindre la vallée. Sur celle-ci
est établi un barrage mobile à aiguilles qui
permet, au moyen d'un vannage, d'envoyer une partie de ses eaux dans
la seconde
voie, une
grande gare d'eau longue de près d'un kilomètre où devaient être
stockées et garées des bûches flottées depuis
la haute vallée de l'Yonne. Ici devaient être préparés
des trains de bois qui descendraient
par le canal, à moins qu'ils
ne soient chargés sur des bateaux. Cette gare d'eau débouche à son
aval dans le canal par l'intermédiaire d'une porte de garde,
bel ouvrage d'art d'ailleurs bien fatigué aujourd'hui. Cet ensemble
de traitement et transport du bois n'a jamais réellement fonctionné car
trop éloigné de toute agglomération, et du fait
de la difficile cohabitation de la navigation et du flottage. La gare
d'eau,
dont une partie est aujourd'hui envahie par la végétation,
se prêterait idéalement à l'établissement
d'un port de plaisance ou d'une belle halte.
Le lendemain au réveil, j'éprouve la curieuse sensation
d'avoir la tête en bas. Ma couchette est disposée en travers
du "pic" avant. Debout, cette impression de pencher se confirme
: pas de doute, nous sommes "posés", c'est à dire échoués
sur le côté droit. Le bief a perdu 10 cm pendant la nuit,
conséquence de l'envoi d'eau nocturne par les ventelles des écluses,
pour pallier l'absence de déversoirs écrêteurs
qui maintiennent automatiquement les niveaux des biefs. Nous donnons
un peu de mou aux amarres, et, au moyen du bâton de marine, j'appuie
depuis la berge sur un point haut du bateau, l'armature du taud, tandis
que Marc fait contrepoids de l'autre côté. Ainsi renflouons-nous Berrichon.
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La
devise : masculin ou féminin ?
La "devise", c'est en fluvial le nom de baptême d'un bateau.
Quel que soit le genre originel de cette devise, on l'emploiera au masculin
(rappelez-vous "l'Homme du Picardie") comme en maritime du reste
(le Normandie, le France…), tout simplement parce que le marinier
pense "le bateau" et non pas "la péniche" qui
est un terme plus utilisé par les terriens (le plus souvent à tort
et à travers) que par les professionnels eux-mêmes. Une tendance
actuelle consiste à supprimer purement et simplement l'article,
ce qui donne une connotation plus affective à la devise. C'est
celle que je pratique.
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La belle (et
courageuse) éclusière de Tannay (Photo
F.de Person)
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La journée
des ponts-levis
Nous
sommes à présent dans ce qui est sans doute la plus
longue ligne droite du canal du Nivernais : 4 km, entrecoupés de
2 écluses, dont une double. La tranchée de la Chaise, à sens
unique alterné, conduit à cette dernière. Nous ne
voyons pas Corbigny, un peu éloignée du canal, mais traversons
la patrie de Jules Renard, Chitry-les-Mines et son petit port encombré de
bateaux. Il y a même un freycinet, le Général
Leclerc,
qui est monté jusque là. Peu après nous atteignons
le premier de ce qui se révèlera comme un véritable
pensum sur ce canal : les ponts-levis.
Ils ne sont pas gardiennés, et c'est aux usagers à les
manœuvrer
eux-mêmes, en les laissant en position basse après passage.
Pour un bateau comme Berrichon,
les appontements, pour débarquer un coéquipier puis le rembarquer, ne
sont pas du tout pratiques quand seulement ils existent. Les mécanismes
sont excessivement démultipliés et le tablier met un temps infini à se
lever. Ces ouvrages fastidieux justifieraient la présence d'un agent. À
lui de juger, en fonction des trafics fluvial et routier, s'il serait
préférable de laisser en attente l'ouvrage baissé ou levé. Quelques
années plus tard, grande amélioration, les treuils manuels seront
motorisés, et des quais de débarquement et rembarquement plutôt assez
commodes installés.
Nous entrons dans une partie du canal que personnellement, jusqu'à Clamecy,
je connais très peu. Passé le joli village de Marigny,
voici le deuxième pont-levis, pas plus commode que le premier.
Nous nous arrêtons derrière pour manger. Tiens, revoici
le boulanger "Timsit",
qui couvre apparemment un grand secteur. Nous lui achetons un pain.
Pendant le repas, nous nous retrouvons là encore "posés" sur
le fond, du fait des aller-retours de l'onde des bassinées.
Si cela nous énerve un peu, nous pardonnons volontiers aux éclusiers
qui sont tous très sympas dans ce coin. Dirol est réputé pour
ses deux ponts-levis, dont un en bois particulièrement difficile.
Ouf ! l'éclusier nous apprend que celui-ci est désormais
maintenu en position haute, et va prévenir un bateau montant
de laisser l'autre levé pour nous (ils ont sans doute accepté avec
joie). Nous n'aurons qu'à le rabaisser après notre passage.
Mes acrobaties pour regagner le bord en passant par le gouvernail,
depuis la maçonnerie du pont, semblent susciter intérêt
et amusement chez les riverains. C'est néanmoins la méthode
la moins malcommode que nous ayons trouvée. Juste après
vient la tranchée à voie unique de Montceaux-le-Comte, à l'entrée
de laquelle nous croisons néanmoins sans problème un
gros bateau de la base de location de Vermenton. La sensation de vétusté est
saisissante, nous sommes dans un autre siècle. Lequel ? Suivent
trois écluses un peu tristes depuis qu'André, l'éclusier-artiste,
a pris sa retraite (il est décédé depuis). Cette tristesse des lieux
est cependant atténuée
par le charme de la jeune vacataire qui le remplace aujourd'hui.
Dans un site adorable apparaît le pont-levis de Saint-Didier. Il
est installé sur la tête aval d'une ancienne écluse
de garde neutralisée. Ceci en rend le débarquement très
commode. Quant au rembarquement, il demande les mêmes acrobaties
que les autres. Un vieux monsieur très âgé autant qu'osseux,
nous croise dans son minuscule bateau. Lui n'a aucun problème avec
les ponts-levis : il passe dessous ! Juste après celui de Curiot,
le petit port de Cuzy est très encombré de bateaux :
c'est une base de location.
L'écluse double de Tannay qui suit est un très bel ouvrage
géré par une éclusière titulaire très
aimable et dynamique. Du dynamisme, il en faut pour s'occuper d'un tel
ouvrage qui fonctionne à la manière d'une balance : au repos,
le sas inférieur est vide et le supérieur plein. Ainsi l'écluse
est-elle toujours prête à recevoir un bateau d'où qu'il
vienne. Que ce soit à la montée ou la descente, il y a toujours
une phase commune d'équilibrage des deux sas entre eux. Ceci réclame
beaucoup de marche à pied pour aller fermer les vantaux les uns
après les autres. Alors, à écluse double, salaire
double ? Allons, mon bon, là vous rêvez !
Et voici enfin le pont-levis de l'Arc, le dernier de la journée.
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Le pont-levis
de Curiot... (Photo
F.de Person)
...et celui de
Dirol, maintenu levé (ouf !) (Photo
F.de Person)
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Cathy...
...nous
attend à l'écluse de Brèves. Nous ne connaissons
pas encore cette jeune et jolie vacataire, à l'allure sportive,
mais le courant passera vite entre nous. Elle a le coup de foudre pour Berrichon,
et me demande l'autorisation de monter à bord jusqu'à la
prochaine écluse, à 500 m, qu'elle gère aussi
et qu'elle a déjà préparée. Comment refuser
? Et pourquoi ? Quand elle débarque, Cathy est ravie de cette
mini-croisière,
pimentée par le passage d'un méandre serré, sous
un pont, manœuvre rendue encore un peu plus délicate à cause
d'un léger rabais dans ce court
bief qui souffre d'incontinence chronique. Elle prévient l'éclusier
suivant, à Villiers, qui, très gentiment, nous passe
juste à l'heure
de la fermeture, ce qui nous permettra de passer la nuit dans la charmante halte de
ce village, équipée d'eau et d'électricité,
malheureusement en cours de vandalisation : les prises électriques
ordinaires sont bien plus sujet à ce genre de problèmes
que les prises spéciales pour caravanes.
Je propose à Marc, féru d'histoire et d'archéologie,
d'aller visiter le lavoir ovale de 1830 du Cros de Bout, qui est une curiosité peu
connue juste à côté du village. Sur le chemin de halage
qui y mène, une voiture nous rattrape : c'est Cathy accompagnée
de Valéry, un ami photographe, qui s'en vont faire quelques photos
de l'écluse suivante. Nous leur proposons, à leur retour,
de venir boire un pot au bateau. C'est ainsi que tous les quatre passons
la soirée ensemble à nous raconter nos vies.
Bilan de la journée : nous avons parcouru 27 km en 9 heures, descendu
16 écluses dont 2 doubles, et transpiré sur 6 ponts-levis.
Mais la rencontre de Cathy éclipse toutes les tendinites que ces
derniers nous ont infligées !
|
Cathy à l'oeuvre
|
Un méandre
fossile
Au
petit matin, nous quittons Villiers sans problème, et arrivons à l'écluse
de Cuncy. Personne. Une mignonne petite vacataire, qui gère aussi
ce jour l'écluse de Villiers, arrive enfin en voiture, et s'active à ouvrir
la porte. Elle est bientôt rejointe par deux agents titulaires qui
l'aident, car les bateaux s'accumulent. Les deux écluses suivantes
sont tenues par une dame sur laquelle, par décence, nous ne nous
apesantirons pas, nous contentant de souligner que son attitude peut être
parfois dangereuse. Chevroches, village modeste, occupe un très
joli site doté d'une curiosité naturelle : un méandre
fossile. Aux temps préhistoriques, l'Yonne décrivait ici
un S, dont par érosion elle finit par court-circuiter une des deux
boucles. Le méandre abandonné se présente aujourd'hui
comme un superbe cirque aux courbes douces, qui offre un spectacle magnifique à la
saison du colza en fleurs.
Passé l'écluse de la Maladrerie, nous entrons dans ce
qui était
autrefois une râcle de l'Yonne. Mais depuis 1845, une digue sépare
canal et rivière en raison des problèmes de cohabitation
entre le flottage et la navigation. Au bout de la ligne droite, se
dresse sur son éperon rocheux la collégiale Saint-Martin,
surmontée,
c'est remarquable, d'un immuable drapeau tricolore tout de qu'il y
a de républicain ! Cette très belle collégiale
s'enorgueillit d'abriter sous ses voûtes de nombreux trésors
artistiques parmi lesquels, les guides en parlent rarement, une statue
de Sainte-Geneviève
au drapé d'une sensualité inattendue en ce lieu. Cathy,
qui l'a repérée aussi, évoque à son sujet un concours
de T-shirts mouillés. D'autres amies estimeront qu'il s'agit d'un 85B… Cette
statue de 1830 est due au sculpteur Antoine Etex qui était alors âgé
d'à peine plus de 20 ans. Il paraît que son installation suscita un mini-scandale à l'époque.
Cette cité, qui a vu naître Romain Rolland, Claude Tillier
et Alain Colas, est très attachante de par son patrimoine historique
et son esprit frondeur qu'elle tient de la déjà lointaine époque
des flotteurs de bois.
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Le drapeau tricolore
flotte fièrement sur la collégiale Saint-Martin
de Clamecy
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Cathy, le retour
Amarrés face à l'écluse des Jeux, nous déjeunons.
Deux bateaux-hôtels, L'Impressionniste et la
Belle Époque,
stationnent sur l'autre rive. Ils n'ont pas l'air de vouloir bouger
avant un moment. Nos fenêtres sont à la hauteur des jambes des passants,
et soudain, je crois reconnaître un pantalon féminin, surmonté d'un
tee-shirt déjà vu. C'est Cathy. En congé aujourd'hui,
elle loge dans un petit bateau qu'on lui a prêté, tout près
de Berrichon. Nous prenons le café ensemble, en attendant que l'écluse
se prépare. On attend un montant… qui n'arrive pas. L'éclusier,
que Cathy connaît bien, décide alors de nous passer et
vire le pont-tournant qui barre la
tête amont. Bientôt nous descendons
dans l'Yonne après avoir embrassé Cathy une dernière
fois.
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Mademoiselle Geneviève
de Clamecy Collégiale Saint-Martin
58800 Clamecy
|
Aviron et code fluvial
Cette
première râcle de l'Yonne nous réserve une mauvaise
surprise. Sortis de la ville, nous voyons devant nous une flottille
de skiffs accompagnés par un petit bateau à moteur. Nous
sommes dans le chenal indiqué sur la carte, c'est à dire à une
quinzaine de mètres de la rive gauche. Le chenal se reconnaît
au fait que cette rive porte encore le chemin de halage. La rive droite,
bien plus loin, est vraisemblablement encombrée de hauts-fonds.
Nous sommes dans notre chenal, "bâtiment" ET avalant,
et donc par deux fois prioritaire sur les avirons, "menues embarcations",
qui eux sont montants, et comme tels doivent s'écarter de notre
route. Néanmoins, pour éviter tout accident, nous ralentissons
nettement. Nous voyons alors, surpris, un énergumène
sur le petit bateau à moteur se mettre à nous faire signe
de nous écarter (c'est à dire d'aller nous échouer
hors chenal, en rive droite) avec insistance. Arrivé à notre
hauteur, ce monsieur qui, censé assurer la sécurité,
ne porte aucun gilet de sauvetage et quitte quelques secondes des yeux
un jeune
sculler qui lui est caché par Berrichon, nous insulte
copieusement, sous prétexte d'accords passés avec Voies
Navigables de France. Sans doute pense-t-il que ces accords lui donnent
tous les droits sur ce
plan d'eau, y compris ceux d'ignorer le code fluvial et d'être
de la plus extrême impolitesse. Nous invitons ce personnage, s'il
lit ces lignes, à étudier le code fluvial et la carte
de navigation de Clamecy, et ensuite à nous présenter
ses excuses.
(Ce
texte a été envoyé à l'époque
au club d'aviron de Clamecy. Quatorze ans plus tard nous attendons toujours...) |
Tjalk
entrant dans l'écluse des Jeux, à Clamecy. Derrière lui, le bateau-hôtel "La Belle Epoque"
|
Du
canal du Nivernais, et de la navigation fluviale en général
Ce "canal du Morvan" des
anciens mariniers joue les contrastes non seulement avec son voisin Latéral à la
Loire, mais aussi de façon intrinsèque, exemple-type de l'extrême
diversité que peut présenter la navigation fluviale. En effet,
au contraire de la ligne de Loire en Seine par Briare qui présente
d'un bout à l'autre à peu près les mêmes profils
et conditions de navigation, la ligne de Loire en Seine par Auxerre, dont
le canal du Nivernais est le maillon principal , peut être comparé tantôt à une
nationale, tantôt un chemin vicinal, voire même le GR 20 !
Le canal du Nivernais est une voie d'eau exigeante, où s'ajoute
aux conditions de navigation très différentes d'un bief à l'autre,
la grande variété des paysages et cités traversés
: Châtillon-en-Bazois, Clamecy, Auxerre….
Hétérogénéité, disparité, contraste,
sont bien les maîtres-mots qui résument ce canal. A contrario
la notion de standard semble ici totalement incongrue. Sa variété ne
s'arrête pas à ses sites et dimensions : il possède
deux gabarits d'écluses, et n'a pas deux ponts identiques. Une écluse
trop petite, un seul pont trop bas, et le voici interdit à toute
une catégorie de bateaux, pour quelques centimètres souvent.
La navigation fluviale diffère radicalement de la navigation maritime
en ceci qu'on y est constamment cadré par des contraintes spatiales
: longueur, largeur, profondeur, hauteur libre, déterminées
par les dimensions des écluses, la hauteur des ponts, la profondeur
du chenal, le rayon des courbes… Alors que le marin saura tracer
sa route en se basant sur les étoiles et ses instruments, ce dont
le marinier n'a pas besoin, sa route étant toute tracée,
ce dernier sera un fin manœuvrier qui saura placer son bateau dans
un passage difficile au centimètre près. Il sait lire la
rivière, trouver les aïs qui, à la
remonte, vont lui faire gagner du temps, déceler le bouillon en
surface qui trahit le rocher qui guette sa coque, deux ou trois mètres
plus bas… Dans le cadre souvent étroit de ces contraintes
spatiales, il devra jouer avec le courant et le vent, plus souvent ses
adversaires que ses alliés… Avec un bateau comme Berrichon,
qui n'est autre qu'un ancien bateau de transport, on joue déjà dans
la cour des grands, et l'on appréhende toutes les subtilités
que requiert une bonne navigation en eau douce, et d'en tirer un grand
plaisir. Il faut reconnaître que malgré sa taille, Berrichon est
vraisemblablement et paradoxalement plus facile à piloter que de
nombreux bateaux de location. Fruit de siècles d'évolution
et d'expérience, il a été conçu pour être
pratique à utiliser, et non pas pour plaire à une clientèle
qui frime aux commandes de bateaux aux lignes aérodynamiques autant
qu'agressives ce qui, en canal où la vitesse, autre contrainte que
l'on feint d'oublier, est limitée à 6 ou 8 km/h, évoque
le ridicule d'un skieur qui fait du chasse-neige en position de l'œuf
! Quand les architectes navals réaliseront-ils avec humilité que
si les formes traditionnelles traversent les siècles, c'est qu'elles
ont tout simplement fait leurs preuves !
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L'ancienne chartreuse
de Basseville, aujourd'hui une ferme (Photo
F.de Person)
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Un site historique
Le
déversoir de la Forêt, équipé d'un pertuis ,
annonce la fin de la râcle. Les manœuvres pour quitter
la rivière, négocier la porte de garde et rentrer en
canal sont un peu délicates en raison des virages serrés
qu'elles demandent. Jeunes et jolies vacataires aux écluses
de La Garenne et de Basseville. À cet
endroit, le canal croise, à niveau et à angle droit,
l'Yonne soutenue par un barrage mobile qui fut, en 1834, le prototype
de tous ceux
qui furent installés sur les grandes rivières comme la
Seine ou l'Oise. C'est ici que l'ingénieur Charles
Poirée,
en poste à Nogent-sur-Seine,
expérimenta son premier barrage mobile à aiguilles et
fermettes, dont il avait trouvé l'inspiration dans les anciens
pertuis à aiguilles.
Cette invention majeure marqua le début de la grande batellerie
industrielle. À Basseville, quand l'Yonne est haute, le passage
est très délicat en raison du courant qui emmène
le bateau vers le barrage tout proche. Mais en ce mois de juin 2003,
la sécheresse
sévit depuis déjà depuis trois mois, et le danger
vient plutôt du vent qui apparaît progressivement.
Nous entrons dans un secteur où la rivière s'est taillé son
chemin dans de hauts plateaux calcaires, et tout ce travail d'érosion
se manifeste par de hautes falaises dont les rochers de Basseville sont
les premières.
Nous saluons en rive droite l'ancienne chartreuse de Basseville (1328),
devenue par la suite une ferme fortifiée, avant de nous attaquer
(le mot n'est pas trop fort) au dernier pont-levis, à Pousseaux.
Il est bloqué, et c'est un voisin qui viendra le décoincer. À partir
de Basseville, et jusqu'à Migennes, je suis en terrain connu
: que ce soit en canoë ou en "tupperware",
j'ai déjà fréquenté ces
eaux. Nous entrons dans une des parties les plus attractives -et les
plus fréquentées- du canal. À Coulanges, nous
quittons le département de la Nièvre pour entrer dans
celui de l'Yonne. Mais la voie d'eau se joue de ces divisions jacobines
et pré-technocratiques
qui n'ont aucune réalité physique. Passé l'écluse
de Crain, dont la maison est séparée par une départementale
très passante, nous devons engager Berrichon dans un
passage étroit
en courbe entre la route et la rivière barrée par le
pertuis de Bèze. La difficulté viendra d'un éventuel
bateau en face. Mais le passage est libre, et nous voici au milieu
de prairies,
au milieu d'une vallée de l'Yonne qui s'est resserrée
depuis Clamecy. À Lucy manque une halte digne de ce nom, c'est à dire
un quai avec deux ou trois bollards, le minimum, et nous poussons jusqu'à l'écluse
éponyme, ordinairement tenue par Geneviève, une copine
qui, manque de chance, est en congé ce jour-là. Tout
près,
au pied des coteaux se dresse le château de Faulin. C'était
aujourd'hui une petite étape : 22 km et 10 écluses et
un pont-levis (on ne risque pas de l'oublier, celui-là ! ) en
8 heures de navigation.
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Le pont-levis
de Pousseaux. Redoutable ! (Photo
F.de Person)
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Une écluse
mythique
Nous
quitterons Lucy sans avoir vu Geneviève. Nous ne verrons pas
plus la légendaire Madame Rossi dont la pittoresque écluse
de la Place fut, en 1998, le site d'une "Carte
au Trésor" animée
par Sylvain Augier. Les nains de jardins, la volière exotique
et l'accueil chaleureux qu'elle et son mari réservent aux plaisanciers
ont fait de cette écluse un endroit quasiment mythique. Voici
Châtel-Censoir
dominé par la collégiale Saint-Potentien. Les bateaux
sont nombreux dans le port : c'est une base de location et il y a de
l'animation.
Michel l'éclusier enchaîne bassinée sur bassinée.
Passé l'écluse de Magny se présente un étroit qui
domine l'Yonne, dont il est séparé par une simple
digue, de 3 à 4 mètres, donnant l'impression au navigateur
d'être
sur un balcon au-dessus de la rivière. Nous amarrons Berrichon en
amont de l'écluse de Réchimey pour la pause méridienne. À l'issue
de celle-ci, le démarreur reste insensible aux sollicitations
du contacteur. La panne est vite trouvée : un fil déconnecté par
les vibrations s'en est allé faire un court-circuit sur un autre,
et a fait sauter un fusible. Ceci est vite réparé. Des
plaisanciers ont investi le plateau de l'écluse et y font la
fête. À la
sortie de l'écluse, nous croisons Luciole, un bateau-hôtel,
ancienne péniche raccourcie à 30 mètres, conduite
par Gilles, un copain. Nous le constaterons très souvent, pour
les bateaux-hôtels, croiser un ancien bateau de commerce représentatif
de la grande époque de la batellerie comme Berrichon constitue
un petit plus dans la croisière. De même sur la Seine
serons-nous régulièrement photographiés et filmés
par des mariniers, pour lesquels ce bateau évoque toute une époque
avec une nostalgie non dissimulée.
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Après celle de Clamecy, la Geneviève
de Lucy. Mais c'est au retour avec Gwenael. (Photo
F.de Person)
La collégiale Saint-Potentien domine Châtel-Censoir (Photo
F.de Person)
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Nautisme et varappe
Un
site grandiose nous attend : les rochers du Saussois, théâtre,
comme l'écluse de Madame Rossi, de la même "Carte
au Trésor" en 1998. On y pratique la varappe, la danse
verticale et maintenant le saut à l'élastique. Sur l'Yonne –car
nous sommes dans une râcle- l'on peut louer des canoës.
C'est un des endroits les plus touristiques de la rivière et du département.
Le tableau que forment les falaises, les maisons en-dessous, le moulin,
le pont-barrage et
le
canal qui quitte la rivière par un étroit matérialisé par
une digue, est de toute première qualité. L'étroit,
bien rectiligne, ne demande pas une vigilance démesurée
si l'on modère sa vitesse. Mais à l'issue de celui-ci,
et bien caché par le pont et le virage qui le suit, un coche
de location se pointe en face, zigzaguant sur le canal. Son pilote
a bien du mal à tenir
son cap, et les consignes et conseils incohérents qui émanent
de son équipage n'arrangent rien. Comme toujours dans pareil
cas, pour éviter de le couper en deux (il est en polyester),
je ralentis encore un peu plus et le croisement se passe bien. La maison éclusière
de Ravereau, juste après, est louée à un artiste
céramiste
qui expose dans une salle du bâtiment. Ses œuvres sont originales
et possèdent une grande force. Voici une nouvelle râcle,
et Mailly-le-Château apparaît en perspective, dominant
la vallée
du haut de sa falaise. Comme au Saussois, les rochers du Parc (prononcer "Par")
se prêtent à la pratique de l'escalade.
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Les rochers de
Basseville... (Photo
F.de Person)
...et ceux
du Saussois (Photo Philippe Bénard)
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Vent tournant
et CriCri d'Amour
Peu à peu le vent
se lève, mais nous en somme abrités
pour l'instant par de hauts arbres. Heureusement car le canal à cet
endroit est plutôt étroit, dans les 8 mètres. Au
pied de Mailly-le-Château, qui possède un magnifique pont
parmi les plus anciens de la Bourgogne, il décrit une large
boucle, puis revient sur lui-même par une longue épingle à cheveux.
Des amis nous font signe depuis leur maison au bord du canal. Le vent
a forci, et nous sommes désormais à découvert,
et il faut constamment veiller à "monter au vent" qui
vient de droite. Mais juste avant le grand large en courbe qui précède
l'écluse du Parc, sous l'influence des grands arbres qui le
prennent en contre-courant, le vent change de sens ! Berrichon,
dont l'étrave était
jusqu'alors maintenue à droite pour lutter contre lui, se trouve
alors plaqué contre la rive droite, à l'extérieur
de la courbe, alors que la place ne manquait pas pour bien se présenter à l'écluse… en
l'absence de vent. Au retour je n'aurai pas plus de chance à cet
endroit : en voulant éviter un plaisancier qui ne tient pas
sa droite, je me retrouverai drossé contre la rive gauche par
le vent, sous une pluie battante, et il faudra toute les énergies
combinées
de mon fils et du DK2 pour nous tirer de là, en maudissant ce
plaisancier irresponsable ! Et dire que des gens croient encore que
la navigation fluviale,
c'est pèpère-pantoufles !
L'écluse du Parc est tenue aujourd'hui par Christine, dite "Cricri
d'Amour". Cricri est quasiment une vacataire professionnelle, et nos
relations d'amitié remontent à plusieurs années déjà.
Elle n'a heureusement pas vu l'entrée pitoyable que nous avons fait
dans son écluse à cause du vent ! Nous nous donnons rendez-vous à Accolay,
où nous projetons de faire escale ce soir, pour passer la soirée
ensemble.
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Le château de Faulin, à Lucy
(Photo F.de Person)
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Chez les Dames
Passés la petite râcle
du Bouchet et son pertuis, nous voici bientôt à Mailly-la-Ville.
Sous l'écluse, le port,
dans une nouvelle râcle, est encombré de coches de plaisance,
et de nombreux gamins se baignent. Le site, s'il n'a pas le grandiose
du Saussois, n'en est pas moins très sympathique. Certains ponts
SNCF du secteur ont été reconstruits plus bas qu'à l'origine,
ce qui n'est pas futé, mais ils restent largement plus hauts
que ceux du versant Loire, Anizy notamment. Le canal quitte une nouvelle
fois
l'Yonne pour se diriger vers Sery. Le vent continue de jouer les trouble-fêtes.
L'écluse de Saint-Maur donne accès à la râcle
des Dames, ponctuée par un pertuis que nous laissons sur notre
gauche. L'écluse de Dames, à Prégilbert, tient
son nom de l'ancien couvent de religieuses de Crisenon, détruit
en grande partie à la
Révolution, et non point de quelque havre à matelots
où des
dames de petite vertu vendaient leurs charmes aux bateliers et autres
flotteurs, après une rude journée de navigation. Prégilbert
n'est pas Amsterdam ou Hambourg, tant pis pour les fantasmes ! Cette écluse
possède une rareté, un prototype à son époque
(vers 1880) : un pont oscillant qui
permettait, en se soulevant de quelques dizaines de centimètres seulement, de faire passer
la corde de halage sans débiller le bateau. Un autre pont semblable
se trouve sur le canal de Briare, sur la commune de Dammarie-sur-Loing.
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Le pont oscillant des Dames...
et le pertuis éponyme
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La Via Agrippa
La
râcle de Prégilbert est enjambée par un beau pont
de pierre à trois arches. Le navigateur néophyte croira naïvement
que le chenal se trouve sous l'arche centrale. Il n'en est rien car celui-ci
se trouve du côté du chemin de halage, en l'occurrence sous
l'arche de droite, et c'est bien logique : le marinier ne s'amusait pas à débiller
pour aller faire passer son bateau au-delà de la première
pile. Et n'oublions pas que nous ne sommes pas dans une rivière
canalisée, mais sur un canal qui emprunte le lit d'une rivière,
nuance.
Peu après avoir quitté cette râcle, le canal passe
sous le Pont des Romains. Que viennent donc faire les Romains ici ? Ils
y ont fait passer voici deux mille ans la Via Aggrippa, de Boulogne à Lyon
via Autun. Celle-ci est devenue, selon les endroits, simple talus, chemin,
route départementale et même nationale (la RN6 l'emprunte
par tronçons). Ici simple chemin, le canal l'a coupée et
ce pont de briques et pierres est venu en rétablir la continuité.
Au pied de l'écluse de Saint-Aignan qui donne accès à la
râcle du Maunoir, nous avons le choix : descendre directement sur
Auxerre, ou faire une petit crochet jusqu'à Vermenton en empruntant à droite
l'embranchement de 4 km qui y conduit, via Accolay. C'est bien sûr
cette dernière option que je choisis.
La raison en est simple : en plus de vouloir parcourir la totalité du
canal, je désire passer à l'écluse de la Noue, où j'ai
travaillé 3 ans et demi, juste avant d'acquérir Berrichon.
Grouper sur la même photo non truquée deux de ses domiciles
successifs est un privilège que bien peu de gens peuvent s'accorder,
et je ne veux pas m'en priver !
Passé cette formalité un peu émouvante, nous arrivons à Accolay,
en bord de la Cure, dont le canal est séparé par une
simple digue. Ce village, longtemps réputé pour ses poteries
qui appartiennent désormais au passé, recèle mille
trésors
et coins charmants : la source de la Fontaine, les lavoirs, les bords
du canal, l'église… et l'Hostellerie
de la Fontaine, une
des meilleures tables de la région, avec un accueil des plus conviviaux
et une addition très raisonnable, le tout dans un cadre merveilleux.
Le port est un peu exigu, mais nous trouvons néanmoins à nous
amarrer derrière un bateau-hôtel, l'Art
de vivre *.
Cricri nous rejoint dès son service terminé, et nous
dînons ensemble, à la
bonne franquette. Demain, elle est de congé, et nous accompagnera
au cours de cette étape qui nous conduira chez Philippe, un
autre ami, aux portes d'Auxerre. La traversée du canal du Nivernais
touche à sa
fin. Aujourd'hui fut une belle étape : 30 kilomètres
et 14 écluses
en 9 heures.
(*)
Au retour, un mois plus tard, le capitaine de ce dernier refusera
que
l'on s'amarre à couple à Villiers, malgré le
manque de place. L'ironie veut que cette entorse à la déontologie
batelière vienne d'un bateau portant la devise "L'Art
de vivre"... "Savoir-Vivre" aurait été carrément
déplacé,
faut bien reconnaitre...
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L'entrée
du canal de Vermenton
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Le petit canal
de Vermenton
Le
petit port d'Accolay n'est pas assez spacieux pour permettre à Berrichon de
virer, aussi faut-il, par l'écluse d'Accolay, monter jusqu'à Vermenton,
ce qui n'est pas une grosse contrainte. À cette écluse, je
retrouve Serge rencontré à Mont-et-Marré. Virer dans
le large port de Vermenton établi sur la Cure n'est pas un problème
et l'absence de vent vient faciliter la chose. Vermenton, comme Clamecy,
fut jusqu'à la fin du XIXe siècle, un très important
port de flottage du bois pour alimenter Paris en combustible : 95% du bois
consommé par la capitale venait du Morvan par la Cure et l'Yonne.
Lorsque, devant les difficultés croissantes engendrées par
la cohabitation du flottage et de la navigation, l'administration décida
en 1880 de supprimer le flottage des bois, il fallut cependant maintenir
Vermenton comme port à bois. Pour permettre alors aux bois de partir
par bateaux, l'on raccorda alors ce port au canal par ce nouvel embranchement,
qui, aujourd'hui, mérite le détour, touristiquement parlant.
Après avoir accueilli Cricri à l'écluse d'Accolay à la
descente, puis être bien sûr repassé par La Noue,
nous retrouvons l'Yonne et le canal principal dans la râcle du
Maunoir, très courte et ponctuée par l'écluse éponyme,
tenue par Marie-Christine. Un kilomètre plus bas, à Cravant,
le canal descendait autrefois dans l'Yonne pour une ènième
râcle,
par une écluse aujourd'hui condamnée, au Colombier, devant
laquelle gisent deux épaves *. Cette
râcle,
dont les sinuosités
engendraient vraisemblablement des atterrissements nuisant à la
navigation, a été supprimée vers 1880, et remplacée
par un nouveau bief contemporain de l'embranchement de Vermenton, qui
conduit, via l'écluse de Rivottes, à Vincelles. Au Colombier
se trouve, outre l'ancienne écluse (restée au gabarit
de 30 mètres),
la maison éclusière très bien entretenue, et dont l'Association
des amis du Canal du Nivernais voulait faire une Centre
d'Interprétation du canal, en même temps que d'accueil
touristique. Mais c'est tombé à l'eau...
(*)
Celles d'un bâtard et d'une flûte
bourguignonne
|
L'écluse
de la Noue
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Les
grandes râcles
À
mesure que nous approchons d'Auxerre, la navigation devient plus dense
: il faut dire que de Châtel-Censoir à Auxerre, soit 42 km,
l'on compte pas moins de 4 bases de location de bateaux. La façade
fluviale de Vincelles, autrefois modeste village de vignerons (les appellations
Irancy et Chablis sont tout près), est de toute beauté. À l'écluse
de Vincelottes, nous sommes accueillis par l'ami Jacques, grand gaillard
sympathique et sportif. Cette écluse marque le début des
grandes râcles qui constitueront le canal jusqu'à Auxerre,
dont nous ne sommes plus éloignés que de 13 km. Les écluses
ne seront plus établies désormais que sur de courtes dérivations,
et la navigation dans ces larges portions de l'Yonne est très agréable
et préfigure celle que nous connaîtrons, plus en aval sur
la Seine. Comme sur toute voie de communication, certains ne se sentent
pas concernés par les règles de bienséance ou simplement
de navigation, comme ces Allemands qui démarrent leur Pénichette juste
après notre passage, et nous trématent juste avant
la dérivation de Bailly, sans doute extrêmement pressés
par un timing particulièrement serré ? En bordure de celle-ci,
nous voyons le sculpteur Pierre Merlier, qui a élu domicile dans
un ancien moulin, travailler en plein air sur une nouvelle œuvre d'un érotisme
tourmenté, et qui partira peut-être dans une collection privée
en Amérique ou un musée de Berlin… La râcle suivante,
qui nous conduit à l'écluse de Bellombre, est une des plus
belles de ce parcours, avec la vue privilégiée sur le Château
de Bellombre et l'arrivée dans le site magnifique de la Cour-Barrée,
où nous croisons plusieurs bateaux. Le pont-barrage de la Cour-Barrée,
par lequel la RN6 franchit l'Yonne, est un prototype. Construit vers 1834
comme le barrage mobile de Basseville, il fait partie des premiers ouvrages
de canalisation et de régulation de l'Yonne. Cet ouvrage splendide
a un équivalent sur le canal, au Saussois, et un autre sur le Cher, dans le site majestueux de Saint-Aignan.
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Le pont de Prégilbert
|
Couillons irresponsables
!
Un court
bief conduit de l'écluse de Bellombre à celle de
Toussac. Celui-ci n'est séparé de la rivière que par
une mince digue maçonnée, et n'est guère large. Les
croisements y sont délicats, mais le cadre est de toute beauté avec
ses petites maisons en bordure du canal. Des joyeux drilles jouent dans
le canal, et les plus téméraires (ou suicidaires ? ) s'amusent à sauter
juste derrière le bateau. Ont-ils repéré que l'hélice
est non pas juste sous la coque, mais loin à l'arrière, au
bout d'un arbre de 1,50 m, ce qui constitue pour eux un danger mortel,
et me contraint à débrayer pour éviter tout accident
fatal ? Je les engueule copieusement, d'autant que ces irresponsables font
leur numéro devant des enfants, quel exemple !
Par l'écluse de Toussac, nous descendons une nouvelle fois dans
l'Yonne, où des amis riverains nous escortent sur un bout de
chemin en canoë. Voici Vaux, que signale son élégant
pont et qui s'étire langoureusement sur la rive gauche de la
rivière.
L'écluse est noire de monde : un sassement est un spectacle
toujours renouvelé, et celui d'un bateau comme Berrichon encore
plus. Dans la râcle d'Augy, se déroule un entraînement
de ski nautique, et celui-ci cohabite avec la navigation fluviale de
manière
beaucoup plus conviviale que l'aviron à Clamecy. Il est vrai
que des balises délimitent le domaine de chacun. Nous nous adressons
mutuellement de cordiaux signes de mains, tandis que Berrichon danse
joyeusement sur
les belles vagues engendrées par le hors-bord. Le petit bateau
se prend presque pour un chalutier de haute-mer, lui qui ne la connaîtra
jamais.
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Berrichon
dans l'écluse du Maunoir
(Photo F.de Person)
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Chez Philou
La dérivation d'Augy annonce l'écluse du même nom,
où nous attend notre ami Philippe, chez qui nous allons faire escale.
Demain, pas de navigation : nous ferons relâche pour faire quelques
courses, et changer le juboflex qui sent sa fin prochaine. Nous rechercherons
aussi l'origine d'un couinement anormal… Pour l'heure, ce soir, nous
prenons du bon temps autour de bonnes bouteilles et avec Philippe, sa compagne
Danièle, notre amie commune Véro et des amies à eux.
Aujourd'hui, nous avons fait une petite étape de 21 km en 8 h, et
franchit 11 écluses. Philou
est une personnalité marquante
du canal du Nivernais, et du monde fluvial en général,
ce qu'est venue marquer en 2003 une distinction remise par le magazine
Fluvial. En plus c'est
un ami et nous entretenons une relation quasiment fusionnelle ! Il
est à l'origine
de la création de l'association des Amis
du Canal du Nivernais,
dont le but est d'étudier et promouvoir ce canal, tout en
restant ouvert à tous les contacts possibles avec d'autres
association semblables sur d'autres canaux. Ainsi vient de naître
l'Entente (cordiale bien sûr) qui relie les canaux d'Orléans,
de Briare, de
Bourgogne, du Centre, du
Nivernais, de Berry et Latéral à la
Loire. Un arrêt à son écluse
79, tout près d'Auxerre, est un must dont on se souvient longtemps.
Mais il faut se dépêcher : l'âge
de sa retraite * arrive !
(*)
Il est arrivé début 2007... La même année,
en juillet, Philou se voyait décoré de
la médaille de Chevalier de l'Ordre
du Mérite
|
Aujourd'hui en
retraite, Philou a parcouru les rivières et les canaux
à bord de son rietaak "Platypussy", avant de le vendre.
|
Gauche,
droite, kilomètre…
Pas
une seule fois dans ce texte vous n'aurez lu les mots bâbord,
tribord, mille ou nœud, ce qui pourra surprendre les navigateurs maritimes.
La voie fluviale est un mode de transport terrestre, et l'on y emploie
des termes et unités de mesure terrestres, comme le bon vieux kilomètre/heure.
Le canal lui-même est borné en kilomètres, voire en
hectomètres. Tout au plus admet-on les termes bâbord et tribord
pour le bateau lui-même, mais en aucun cas pour la rivière
qui a une rive gauche et une rive droite. Le canal aussi, dans le sens
de la descente. Et pour le bief de partage, qui par définition est
au sommet et par conséquent ne monte ni ne descend ? On applique
alors un sens conventionnel de descente , défini par les textes.
Pour le canal du nivernais, comme pour celui de Briare, c'est le sens Loire-Seine.
On peut aussi parler de rives nord et sud, mais c'est moins employé.
|
Ce
n'est qu'un au revoir...
Nous consacrons ce mardi 10 juin à quelques
navettes pour refaire le plein de gazole du moteur, puis nous attelons à changer
le juboflex moribond. Ce n'est guère difficile et consiste essentiellement
en boulonnerie. Puis pensant que les couinements viennent de la courroie
de la pompe à eau
mal tendue, nous essayons de retendre celle-ci. En vain. Mais ces efforts,
conjugués à la grosse chaleur, nous laissent plus fatigués
qu'une journée de navigation ! Bien plus tard, lors du retour,
je m'apercevrai que les frottements venaient de l'autre courroie, celle
de l'alternateur, mal tendue, ce qui sera réglé et quelques
secondes et sans s'arrêter.
Nous profitons de la rive de l'Yonne, particulièrement accueillante
en cet endroit, pour nous octroyer une baignade réparatrice. Comme
la veille, la soirée entre amis se prolonge tard, mais la fatigue
nous pousse vers le lit, d'autant que demain, Philippe travaillera tandis
que nous reprendrons notre route pour Conflans.
Nous ne pleurons pas car nous savons nous tenir, mais c'est avec beaucoup
d'émotion que, ce mercredi matin, nous prenons congé de
Philou. Autre émotion, d'un autre genre : à peine engagés
dans l'étroite dérivation de Preuilly, dont la visibilité est
gênée par des arbres envahissants, nous croisons deux
petits bateaux, dont un narrow-boat britannique. Leur apparition,
au dernier
moment, élève momentanément notre taux d'adrénaline.
On a beau avancer lentement, le temps que nécessite Berrichon pour
s'arrêter totalement est toujours très long. Mais
le croisement se passe sans heurts, les équipages des différents
bateaux gardant leur sang-froid.
Auxerre est bientôt là, panorama fluvial exceptionnel. Le canal du Nivernais
est derrière nous... |
Auxerre
|
Hors
du temps
Une semaine, c'est le temps mis par Berrichon pour parcourir le canal
du Nivernais dans son intégralité, embranchement de Vermenton compris. Ce délai
s'entend avec des journées de navigation couvrant l'amplitude maximale
de l'ouverture des écluses, et ne permet pas de faire trop de tourisme.
On va certes plus vite avec un bateau de plaisance "moderne", mais
en retire-t-on cette sensation unique et irremplaçable née de l'adéquation
totale entre un bateau au fort caractère patrimonial et une voie d'eau
hors normes sur laquelle le temps semble s'être arrêté ?
Qu'il nous soit permis d'en douter…
CB |
Quelques jours
plus tard, "Berrichon" est à Paris et poursuit sa route
vers Conflans-Sainte-Honorine. Manivelle n'est plus à bord, mais elle
sera retrouvée saine et sauve quelques jours plus tard.
|
Liens :
Association des Amis du Canal du Nivernais La Civilisation Canal
Le
canal du Nivernais est traité dans le guide fluvial
n°9 des Editions
du Breil Voir aussi, sur l'ensemble
des canaux du centre de la France, dont celui du Nivernais, l'ouvrage "Les
Canaux du Centre de la France", par Jean Sénotier,
et auquel l'auteur de ce site a contribué, en vente
ici. |
Sur
ce lien, la carte du canal avec le patrimoine fluvial intéressant
|
Sur
cet autre lien, la carte du canal avec les sites naturels et culturels
intéressants |
Sur
ce troisième lien, le profil en long schématisé du
canal |