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  En berrichon sur le canal du Nivernais  

 

Pour nous rendre en bateau berrichon de Roanne à Conflans-Sainte-Honorine, nous pouvions opter pour le canal Latéral à la Loire. Mais non… déjà connu, et trop facile. L'alternative du Canal du Nivernais, avec ses promesses de moments forts, est autrement plus excitante. Nous ne serons pas déçus…

 

L'écluse de Saint-Maur, vers Mailly-la-Ville

 

(Ce récit est celui d'une croisière effectuée en 2003)

Sous le signe de l'extrême diversité
Nous étions prévenus : "Là-bas, c'est un aut'monde, c'est l'Nivernais ! ". L'auteur de ces mots est l'éclusier de la "Jonction", ce court embranchement du canal Latéral à la Loire, à Decize, qui permet de rejoindre, à Saint-Léger-des-Vignes, le canal du Nivernais par un bief de la Loire, navigable sur 2 km. C'est vrai, dès les premiers tours d'hélice, le contraste est total avec le canal Latéral, sur lequel nous venons de passer 3 jours. De la même façon que ceux du Midi ou de Bretagne, le canal du Nivernais propose au navigateur une plongée dans le passé, un déplacement dans le temps autant que dans l'espace.

Ce "canal du Morvan" des anciens mariniers joue les contrastes non seulement avec son voisin Latéral à la Loire, mais aussi de façon intrinsèque, exemple-type de l'extrême diversité que peut présenter la navigation fluviale. En effet, alors que d'un bout à l'autre, la ligne de Loire en Seine par Briare éveille un sentiment d'uniformité avec à peu près partout les mêmes conditions de navigation, celle par Auxerre, dont le canal du Nivernais est le maillon principal , est en revanche exempte de toute monotonie : elle évoque tantôt une nationale comme vers Auxerre, tantôt un chemin vicinal comme vers Corbigny, tantôt même le GR 20 comme à La Collancelle ! Cette voie d'eau exigeante ajoute aux conditions de navigation très différentes d'un bief à l'autre, la grande variété des paysages et cités traversés : Châtillon-en-Bazois, Clamecy, Auxerre….
Hétérogénéité, disparité, contraste, sont bien les maîtres-mots qui résument ce canal. A contrario la notion de standard semble ici totalement incongrue. Sa variété ne s'arrête pas à ses sites et dimensions : il possède deux gabarits d'écluses, et n'a pas deux ponts identiques. Une écluse trop petite, un seul pont trop bas, et le voici interdit à toute une catégorie de bateaux, pour quelques centimètres souvent.

 

Dans l'écluse de Saint-Aignan

 

 

"Berrichon" dans les années 1950, du temps où il s'appelait "Nullité"


Berrichon, une pièce de musée
Berrichon est un des derniers rescapés de ces petits bateaux qui furent construits par milliers à partir de 1841, date de l'ouverture du canal de Berry. La grande majorité était en bois, et il n'en reste plus que des pièces éparses dans les musées. À partir de 1920, le métal et le moteur commencent à remplacer le bois et les mulets. Mais jusque dans les années 1950, on fera encore des berrichons en bois et non motorisés. Aussi, métallique et motorisé, est-ce un bateau ultra-moderne (pour l'époque) qui sort du chantier de Saint-Denis, au nord de Paris, en 1927.
Berrichon reçoit alors la devise de Nullité. Ce nom lui est donné par son premier propriétaire, à la manière des Impressionnistes, comme une réponse en forme de provocation aux autres mariniers qui, narquois, se font alors construire des bateaux de gabarit Freycinet, c'est à dire trois fois plus volumineux. Son gabarit résulte du choix de pouvoir naviguer sur le canal de Berry et la rigole de l'Arroux, canaux d'inspiration britannique dont les écluses acceptent des bateaux de dimensions maximales de 27,50 m sur 2,60 m, et qui fermeront dans les années 50-60. Il est motorisé très tôt avec un moteur Bernard de 24 cv qui sera remplacé en 1996 seulement par l'actuel DK2 Baudouin de 40 cv, lui-même récupéré sur un rouleau-compresseur.
Pour être le plus rentable possible en portant le maximum de fret, sa coque mesure le maximum autorisé par les écluses berrichonnes. Il est alors équipé d'un appareil de gouverne et de propulsion d'une rare complexité, qui se replie entièrement dans ces écluses : un safran en trois parties rabattables l'une sur l'autre, et une hélice montée au bout d'un axe articulé avec un cardan, qu'un treuil permet de remonter verticalement. Ce curieux système nommé "motogodille monte-et-baisse", qui équipera de nombreux bateaux de canal, demande un certain savoir-faire mais n'est pas exempt d'avantages. Il parait que ce serait le premier propriétaire de Berrichon, Jules Beaune, qui aurait inventé ce système et l'aurait fait bréveter.
Nullité changera de propriétaire en même temps que de devise, devenant Noël dans les années 1960. Puis il sera revendu comme bateau-logement avant d'échouer au chantier de Thomery, antichambre de l'échafaud. C'est là qu'en 1987 il est repéré par Alain et Geneviève Fiévet, mariniers-potiers, qui le sauvent par les cheveux et le restaurent de fond en comble, lui redonnant un aspect proche de celui qu'il avait à l'origine, avec un logement central (l'ancienne écurie des ânes congédiés par suite de la motorisation). C'est eux aussi qui lui donnent sa devise actuelle, après avoir hésité entre le simple Berry, qui, lu en double à la proue, sonnait un peu trop maladif, et Gentil Berry, qui, lui, sonnait trop maire de capitale avec casseroles au cul. Alain et Geneviève le transformeront moitié en habitation, et moitié en salle d'exposition pour leurs travaux, et le garderont 12 ans, avant de le revendre à l'auteur de ces lignes. Détail non négligeable : ils suppriment son macaron, et l'équipent d'une barre franche, ce qui renforce encore son côté rétro. Sous l'angle pratique, la barre franche, si elle interdit le confort d'une marquise fermée, permet des manœuvres en dynamique que ne permet pas le macaron, trop démultiplié. Elle permet aussi de ressentir parfaitement l'eau et le bateau. Berrichon est un bateau très physique qui se conduit beaucoup au feeling.
Les quelques berrichons encore existants, au nombre de moins d'une dizaine, sont tous métalliques. Tous ne sont pas motorisés, et un seul exerce encore l'activité pour laquelle il a été conçu en 1941 : l'avitailleur Cher à Paris.
Quant à Berrichon, devenu MS Blue Berry sous de nouvelles couleurs en 2004, il reste d'une certaine façon un bateau de travail puisque c'est à son bord que sont rédigées ces lignes. Il sera labellisé "Bateau d'Intérêt Patrimonial" en 2011.

 

"Berrichon" à Briennon en 2002

"Berrichon" devenu "MS Blue Berry" en 2005

 

Les amis de Decize
Bernard est prof d'EPS tout fraîchement retraité, alors que Pierre exerce toujours, en histoire-géo. Tous deux sont membres fondateurs des "Ligéries". Présidée alors par Thierry, un jeune infirmier, cette association decizoise fondée en 1996 est tournée vers l'étude de la batellerie de Loire. Cette étude est basée surtout sur la pratique. Ainsi, à l'image de nombreuses autres associations similaires qui s'égrènent tout au long du "grand fleuve", les "Ligéries" possèdent-elles toute une flottille de bateaux de diverses tailles, petits fûtreaux, toues cabanées, etc. Leur fleuron est la Nivernaise, gabare de 15 mètres mise à l'eau en mai 2000, et qui a déjà effectué de longs voyages jusqu'à Nantes ou Paris. Ils nous ont rejoints à Gannay, sur le canal Latéral à la Loire, pour nous accompagner sur les 20 derniers kilomètres que nous allons effectuer sur ce canal avant d'embouquer celui du Nivernais. C'est autour de la table d'une pizzeria de Saint-Léger-des-Vignes que nous terminons avec eux cette journée, où nous entrons enfin dans ce qui est considéré par de nombreux navigateurs comme un des plus beaux canaux de France.

 

Le site de Decize (à droite) et Saint-Léger-des-Vignes (à gauche). Pour suivre le trajet de "Berrichon", promener la souris sur l'image. (Carte postale des années 1950, éditions La Pie)

 

Premiers biefs
En ce lundi matin de juin, c'est une météo maussade qui nous accompagne sur les premiers biefs, mais elle ira s'améliorant au cours de la journée. À Cercy-la-Tour, joli petit village nivernais dominé par les vestiges de son château-fort, le canal emprunte le lit de la rivière Aron sur 500 m. Cela s'appelle une "râcle" et a été employé à plusieurs reprises par les ingénieurs du passé pour économiser des terrassements. Mais cette solution d'économie est souvent génératrice de difficultés de navigation en périodes de crues. De plus, la rivière, soutenue et freinée par un barrage, engendre des atterrissements qui réduisent le chenal navigable, sous peine d'échouage. À Cercy aussi, vigilance : nous changeons de gabarit. Nous allons quitter les écluses allongées à 40 m à la fin du XIXe siècle pour rencontrer celles qui sont restées en l'état, avec seulement 30,40 m de longueur utile, cette dimension préconisée par le ministre Louis Becquey en 1821-1822. Or Berrichon, avec son safran compliqué, atteint 30 m et autant de tonnes, voire plus, et nous devrons désormais être très vigilants et entrer très doucement dans les sas, la marche arrière étant très peu efficace pour freiner un tel bateau. Pour cette première écluse à gabarit réduit, nous sommes accueillis par une éclusière charmante. En fait, très vite, ces écluses de 30 m ne nous poseront pas de réel problème, mais la vigilance reste de mise. Chaumigny est une jolie écluse où l'accueil est très sympathique, et même si l'on peut sourire devant la prolifération des nains de jardin, l'on ne peut mettre en doute l'intérêt que porte l'éclusière à son ouvrage et à son canal. Un peu plus haut, vers Mont, le paysage qui nous entoure est totalement dépourvu de la moindre habitation : sommes-nous –déjà- au bout du monde ?
Le canal du Nivernais est réputé pour ses ponts très bas, qui gênent considérablement les gros bateaux. Depuis Saint-Léger, quelques-uns se sont signalés déjà par leur hauteur libre plutôt faible. Mais nous n'avons encore rien vu…

 

Rencontre d'un aak à Bazolles (Photo F.de Person)

 

Un trou de souris
Au terme d'une belle courbe boisée, voici la gare d'eau de Panneçot qui me laisse une bonne marge pour opérer un changement de direction radical. En effet, le canal, passant dans une écluse de garde surmontée d'un joli pont routier, oblique à angle droit pour déboucher, de l'autre côté, dans une autre gare d'eau. En fait, le canal coupe ici un court méandre de l'Aron dont il partage la vallée depuis Saint-Léger. Ceci ne pose pas de difficulté, à condition d'aller très doucement. Berrichon est en effet très manœuvrant, mais à faible allure. Je vais "à balle", c'est à dire que je pousse la barre franche le plus loin possible, en surplomb au-dessus de l'eau et pour accentuer la rotation, je sors l'hélice à moitié hors de l'eau, grâce au treuil du système de monte-et-baisse. Cela est possible ici car le virage est à gauche, ce qui correspond au sens de rotation de l'hélice, et ajoute un effet de roue à aube transversale. Tout se passe bien. Il est vrai que si nous sommes au gabarit maximum en longueur, notre faible largeur est un réel avantage. Un peu plus haut, dans un beau site, voici l'écluse d'Anizy. Celle-ci ne pose pas de problème, d'ailleurs Evelyne l'éclusière est une copine. En revanche, le pont juste à l'amont se présente comme un trou de souris… ou un chas d'aiguille, au choix.
Par précaution, mon coéquipier Marc se tient à l'avant, prêt à abaisser le mâtereau dont nous avons préalablement dévissé une des deux goupilles de fixation. De même, le vélo, dont le guidon dépassait dangereusement, a été déplacé. La corde de retenue du taud de la timonerie a été allongée, de façon à ce que celui-ci puisse s'abaisser au maximum. Reste la cheminée de la chaudière, que nous n'avons pas réussi à démonter, mais elle peut s'incliner un peu. On verra bien…
Très lentement je présente Berrichon dans la voûte en arc surbaissé. En fait, le problème de ces ponts bas n'est pas tellement la faible hauteur libre, mais la dissymétrie du chenal due à la banquette de halage bien plus large d'un côté que de l'autre, où elle est parfois inexistante. Ceci empêche les bateaux larges de profiter de la pleine hauteur laissée libre sous la clé de voûte. Là encore, la faible largeur de Berrichon est un atout, car elle nous permet, à nous, de profiter pleinement de cette hauteur libre. Nous passons au pas, et tout va bien. Seul le taud devra être très abaissé, mais cela était prévu.
En fait, en navigation fluviale, on apprécie ce genre de petites difficultés qui pimentent une croisière. Réussir une belle manœuvre en souplesse, quelle fierté !
Ce soir, il est trop tard pour passer l'écluse de Bernay qui nous permettrait de rejoindre la halte nautique de Fleury. Nous nous amarrons sous l'écluse de Bernay, à un poteau électrique. Cela ne se fait pas, mais comment faire en l'absence de toute structure d'amarrage ? Le manque de boulards d'attente à de nombreux ouvrages est un des gros points noirs de ce canal. Un autre est le fait que très rares sont les éclusiers qui prennent spontanément les amarres. Certains semblent excédés que l'on mette un temps infini à entrer dans le sas, alors que justement cette lenteur est une sécurité nécessaire engendrée par leur passivité. Comment leur faire comprendre la sécurité que l'on éprouve, aux commandes de Berrichon, dès que la boucle est passée autour du boulard et que l'on peut alors étaler, ce que ne permet pas toujours aisément la configuration des lieux ? Comment leur faire comprendre ? Tout simple : en les faisant naviguer ! Quand tous les personnels des services de navigation, à tous les niveaux de la hiérarchie, navigueront, bien des problèmes rencontrés par les mariniers et les plaisanciers disparaitront !
Ce soir il fait très beau, le soleil est apparu entre Cercy et Panneçot, et n'a plus disparu. Nous aurons parcouru ce jour-là 36 km en 10h30 et monté 11 écluses.

 

Le canal se tortille
Le soleil, un peu timide, est à nouveau au rendez-vous ce mardi matin. Cette étape, qui va nous amener à Châtillon-en-Bazois, ne présente pas de difficultés de navigation.
À l'écluse de Fleury, un boulanger itinérant, sosie, jusqu'à la voix, de Patrick Timsit, nous propose du pain. C'est mon anniversaire, aussi mon coéquipier lui achète-t-il aussi un gâteau. Il y a une bouteille au frais…
Le canal, très sinueux, accompagne l'Aron qui coule en contrebas, très discret. À Coeuillon, il se confond avec lui en râcle jusqu'à Châtillon. Lorsque nous montons, chaque râcle est annoncée par une écluse de garde, largement ouverte en temps normal, sans différence de niveau, et fermée seulement en période de crue. Le canal est souvent très large, et Berrichon pourrait certainement y pivoter. La rive droite, c'est à dire à notre gauche, car nous montons, est souvent une berge abrupte, petite falaise d'où sourd régulièrement quelque ruisseau. L'autre rive est en pente très douce, occupée par de grasses prairies où paissent de placides charolaises. Ce parcours est de toute beauté.
À Meulot, nous rencontrons Guy, un ami, chef d'équipe de la DDE navigation. Guy est quelqu'un de bien comme on voudrait qu'ils soient tous dans les services de navigation. Il aime son travail et son canal, et est très apprécié de ses agents, car, tout chef qu'il est, il ne refuse jamais de leur prêter main forte.
Le pont de Pont (ça ne s'invente pas ! ) est dans un virage et manque de visibilité : je ralentis. Heureusement car juste derrière, un bateau de location semble ne pas vouloir obéir à son pilote. Ces malheureux plaisanciers sont une bonne demi-douzaine à bord, chacun y va de son ordre ou de son conseil contradictoire avec celui du copain, et c'est une belle pagaille. Pas de chance : ce modèle est réputé pour être une vraie savonnette. Tout doucement, nous passons avec sérénité, laissant ces braves gens essayer de retrouver la leur.

 

Manivelle (Photo F.de Person)

 

Mes coéquipiers
En canal, même sur un grand bateau comme Berrichon, il n'est pas obligatoire d'être deux. Mais c'est plus facile, et surtout plus sympa de partager entre amis une navigation excitante. De plus, sur l'Yonne et la Seine, le coéquipier sera obligatoire, alors tant qu'à faire…
Sur l'ensemble de l'aller, mon matelot sera Marc Oberlé, dit "Marco". Cet ancien adjoint au conservateur du Musée de la Batellerie de Conflans-Sainte-Honorine a été aussi moniteur de voile des Glénans à Marseillan, dont il a présidé le secteur, et a participé à la création du Musée de la Pêche de Collioure.
Au retour, j'aurai deux coéquipiers sur le Nivernais : j'ai invité mon amie Françoise de Person, dite "Fanfan", historienne de la Marine de Loire, à découvrir une autre forme de navigation en eau douce : une expérience pratique et concrète apportera à la chercheuse qu'elle est un regard nouveau et complémentaire sur son sujet. Mon fils Gwenael, dit "Gwen", solide auxiliaire, est venu, bac en poche, nous rejoindre à Joigny.
Présentons aussi Manivelle, dite "Bout d'chatte" ou "Panthère de poche", qui jouera les trouble-fêtes en disparaissant lors d'une escale à Montereau. Elle sera retrouvée deux semaines plus tard saine, sauve… et affamée. Manivelle doit son nom à sa naissance dans une écluse du canal de Briare. Une écluse automatique, certes, mais je ne me voyais pas l'appeler "Vérin Hydraulique"... Manivelle partira d'un cancer en 2010, après 13 ans d'amitié indéfectible.

 

Fanfan à bord de "Berrichon"

 

De l'Arizona au Nivernais
Passé l'écluse de garde de Coeuillon, nous laissons deux bateaux plus rapides nous trémater : Châtillon est bientôt là, et nous avons largement le temps d'y arriver avant la fermeture des écluses. Berrichon n'est pas un bateau de vitesse. Au contraire, c'est une école zen. Son autonomie permet de ne pas appréhender de se trouver en rase campagne pour la nuit, pour peu que l'on trouve de quoi s'amarrer. Sa vitesse moyenne tourne autour de 5 ou 6 km/h, ce qui correspond à un régime de 650 tours/minute environ, et c'est suffisant, même si on pourrait aller plus vite. Ce régime n'est pas trop bruyant, économe en gazole, et l'on y gagne en sérénité en cas d'obstacle imprévu.
Mais à Châtillon, nous voyons un des deux bateaux trémateurs occuper la place que nous convoitions ! Avec nos 30 mètres, on ne peut pas se garer n'importe où. L'affaire est vite arrangée : le bateau reconnaissant du trématage se déplace, et nous passons une bonne partie de la soirée autour d'un verre. Ce sont des américains d'Arizona, amoureux des canaux français, et nous avons même des relations communes. Ce dernier fait n'est guère étonnant dans le monde fluvial qui est un grand réseau où tout le monde connaît plus ou moins tout le monde.
Ce soir, nous profitons du branchement électrique et de l'eau à quai, merci Châtillon. Un orage éclate en soirée. Aujourd'hui, nous aurons parcouru 15 km en 6h 30 et monté 7 écluses. C'était une petite étape.

 

Le pont de Châtillon-en-Bazois (Photo F.de Person)

 

Une épingle à cheveux
Le site de Châtillon-en-Bazois est magnifique dans la lumière du matin. Le château domine le canal et ses propres jardins et douves. Et voici le pont de la route de Nevers à Château-Chinon. Sa hauteur libre est plus que suffisante, mais en revanche, en dessous, c'est le virage le plus serré de tout le canal. Une véritable épingle à cheveu. Je l'ai étudié la veille, d'à terre. Il faut avancer au pas, mettre le nez dans la "bosse", et laisser l'arrière déraper à l'extérieur, en allant à bal. C'est ce que je fais. Et pourtant, rien à faire, le nez s'en va à l'extérieur, dans la rive concave ! On va manger les moules ! Ce n'est pas dramatique, nous allons tellement lentement qu'il ne peut rien arriver, sauf une blessure d'amour-propre pour avoir raté une manœuvre délicate ! Marc, mon coéquipier, repousse le nez avec le bâton de marine, et Berrichon retrouve bientôt le milieu du chenal. Avec un bouteur, ce serait sans doute passé… Après avoir salué le château par devant, nous voici à présent derrière lui. Il est pris dans la boucle du canal comme dans une pince.


 

Amour et délice à Orgue

 

Amour et délice à Orgue
Après quelques beaux et larges méandres, voici la deuxième des dernières écluses qui, aujourd'hui, vont nous amener au sommet du canal, où il va quitter le bassin de la Loire pour rejoindre celui de l'Yonne, et donc de la Seine. L'ouvrage écluse-pont-canal de Mingot est très beau. Les ventelles de l'écluse, une des plus hautes du canal, font de belles fontaines. C'est quasiment Versailles.
L'éclusière d'Orgue nous attend. Magnifique et sympathique blonde, cette créature de rêve se laisse photographier avec un plaisir non dissimulé. On aurait bien envie de la kidnapper… C'est une vacataire qui a trouvé là un job pour l'été. Sympa le job. Les maisons éclusières des deux écluses d'Orgue sont, sur le canal du Nivernais, les deux seuls exemplaires d'une architecture que l'on ne retrouve que sur celui, déclassé, de la Dive en Anjou ! Ces ouvrages datent des années 1830.
L'écluse de Mont-et-Marré est double, et ce genre d'ouvrage est toujours assez sympa à franchir. Elle est gérée par une personne qui semble un peu handicapée, mais s'acquitte très bien de sa tâche. Néanmoins est-ce bien raisonnable de laisser la charge d'un tel ouvrage à une telle personne, qui ne sera pas payée double pour autant ! Nous faisons la pause de midi au-dessus de l'écluse et j'en profite pour aller jeter un œil au moteur, et particulièrement à l'accouplement souple Juboflex entre le moteur et l'inverseur. Cet accouplement a été salement esquinté par un Rambo du pilotage il y a un an et demi, et je le fais durer. Par précaution, j'en ai prévu un de rechange. Je resserre quelques boulons et remonte quand je vois arriver une voiture sur le halage. En descend Serge, un ancien collègue qui travaille sur le canal plus au nord, vers Auxerre. Aujourd'hui il est en congé et en profite pour visiter ses parents à Mont-et-Marré. C'est une occasion d'étrenner la nouvelle bouteille de pastis achetée hier à Châtillon !

 

Une autre belle éclusière, à l'écluse de Châtillon, près de Montceau-le-Comte.

 

Vacherie de vent !
Un peu plus de deux kilomètres plus haut, au bout d'une longue ligne droite, nous attendent les ouvrages de Chavance, particulièrement remarquable, constitués d'une écluse double suivie d'une triple, séparées par un bassin de croisement. Un seul agent gère l'ensemble, dont le franchissement demande une heure en tout. Arrive alors Guy, car les bateaux sont déjà nombreux en cette saison. Avec son aide, le passage sera plus rapide : avec un éclusier par rive, le gain de temps gagné est important. Nous sommes inquiets au sujet du pont suivant, au milieu du bief, qui est signalé par notre guide comme le plus bas du canal avec seulement 2,70 m de hauteur libre. "T'inquiètes, tu passes ! dit Guy. Si y'a besoin, tu m'appelles et on baisse un peu le bief. Mais en principe ça devrait passer.". Il a raison : ce pont du point kilométrique 62 ne nous posera pas plus de problème que la plupart de ceux que nous avons déjà franchi, et en tous cas moins que celui d'Anizy. Là encore, notre étroitesse nous permet de profiter de la pleine hauteur de la clé de voûte en rasant la banquette de halage. Ouf !
Le vent d'ouest se lève, or notre route est sud-nord. Pour éviter de se faire plaquer contre la berge, il faut "monter au vent", et donc jouer finement avec le gouvernail de façon à mettre l'avant suffisamment au milieu du chenal, tout en évitant que l'arrière se retrouve dans la rive, ce que l'hélice, très vulnérable au bout de son arbre, n'aime vraiment pas. La première des deux écluses de Bazolles est en vue quand, un court moment de distraction et ça y est, on "mange les moules" ! J'en ai déjà fait l'expérience : avec Berrichon qui a une énorme prise au vent, surtout devant, il est impossible de se sortir seul d'un tel mauvais pas. Et Marc, à l'avant et armé de son bâton de marine, a beaucoup de mal à remettre le nez du bateau dans le chenal, d'autant que nous sommes légèrement "posés", c'est à dire échoués. Enfin ça y est, après quelques efforts, Berrichon retrouve le milieu du canal qui ici ne dépasse pas 15 m de large.


 

Crépuscule sur l'étang de Baye

 

Le sommet du canal
Les deux écluses de Bazolles sont vite franchies. La deuxième, très fleurie, possède une porte aval à l'ancienne, en bois avec de grands balanciers, qui est du meilleur effet. Deux kilomètres plus haut nous arrivons à Baye, dont l'écluse, profonde de près de 4 mètres, est veillée par une haute maison d'ingénieur de la fin du XVIIIe siècle. Curieusement, elle fut une des premières à avoir été portées au gabarit Freycinet de 40 m, ce qui dans son cas n'a servi à rien : de part et d'autre, les sas sont restés à 30 m. Parvenus en haut de l'écluse, nous sommes, à 262 m d'altitude, au sommet du canal, dans le bief de partage qui va nous faire passer du versant de la Loire à celui de l'Yonne.
Le site de baye est magnifique. C'est un paysage ouvert de grands étangs, Vaux et Baye, qui alimentent le canal, et permettent de pratiquer la voile. L'ambiance, presque littorale, est en tous cas très estivale. Nous nous amarrons le long de la mince digue qui sépare le canal de l'étang de Baye et en quelques coups de pagaie, je me rends en canoë à la base de location voisine Aqua-Fluvial rendre visite à son responsable, mon ami Michel, qui a quitté son sud-ouest natal (mais point son accent ! ) pour s'installer ici, au cœur du Morvan. Il n'a qu'une crainte, que je lui demande de me réparer quelque chose, car il est débordé. Je le rassure, tout va bien à bord, mais s'il insiste, je peux bien lui trouver de quoi jouer de la clef à molette…
De retour à bord, la pluie commence à tomber, et je constate qu'arrivés les premiers, nous ne sommes plus seuls le long de la digue. Parmi tous les bateaux arrivés entre-temps, notre voisin est occupé par deux jeunes femmes dont l'une, Rachel, est une ancienne marinière belge née sur un spits et qui, veuve à 28 ans, a dû débarquer à terre pour travailler avec un enfant en bas âge. Elle a loué un bateau de location avec son amie Vera et revient naviguer en Bourgogne par nostalgie. Cette nuit-là, Taranis nous gratifie d'un son et lumière grandiose mais de courte durée. Tel le Capitaine Nemo dans son Nautilus, nous restons bien à l'abri dans notre cigare d'acier… Aujourd'hui nous avons parcouru 15 km en 7 heures, et monté 10 écluses dont 1 triple et deux doubles.
Demain nous attendent les voûtes et l'échelle de Sardy : une grande journée de ce voyage.

 

Dans le souterrain de Mouas (Photo F.de Person)

 

Sous terre
Quand le lendemain, nous quittons notre amarrage, nous croisons un petit bateau de location qui semble faire route vers Châtillon. Sur le pont à l'entrée de la tranchée, le feu de l'alternat est vert, c'est bon. Dès que nous avons franchi ce pont, le paysage se referme sur nous, et nous voici dans une tranchée creusée de main d'homme à la fin du XVIIIe siècle. Il paraît même qu'alors, près d'une centaine de pauvres bougres sont restés là-dessous lors d'un éboulement. Surpris, nous voyons alors arriver derrière nous le petit plaisancier que nous avons croisé quelques instants auparavant. Il souhaiterait bien nous trémater, car nous avançons très lentement afin de profiter pleinement de ces moments. Mais désolé, c'est trop tard pour cela : le canal ici ne mesure guère plus de 6 mètres de large. Des écharpes de brume flottent ça et là, ajoutant au mystère des lieux. Au détour d'une large courbe apparaît la gueule béante du premier et le plus long des trois souterrains, celui de la Colancelle. "Adieu soleil ! " clamerions-nous à l'instar du capitaine Nemo s'apprêtant à plonger sous le pôle Sud, si l'astre du jour daignait seulement se montrer. Ça y est, nous sommes sous terre. La brume qui flotte dans la voûte rend très flou le petit point blanc de la sortie, 758 m plus loin. Les feux de positions de Berrichon sont allumés, ainsi que son projecteur. Le petit plaisancier derrière nous prend son mal en patience à l'idée de franchir à la vitesse de l'escargot les 4 kilomètres des tunnels et tranchées étroites qui constituent le bief de partage. Dans les tunnels, le canal mesure 5,60 m de large, et possède deux banquettes latérales. La hauteur libre sous la voûte est suffisamment confortable pour nous ôter tout souci. Avec un minimum de concentration, il n'est pas difficile de maintenir le bateau au milieu du chenal. L'on entend l'eau suinter des parois, l'ambiance est magique et la perte de repères donne le sentiment de flotter dans l'espace…

 

Au loin, l'entrée du souterrain de la Collancelle (Photo F.de Person)

 

Pourquoi un canal dans un tunnel ?
Le lecteur non averti peut se poser cette question. Assez souvent, c'est pour raccourcir la route quand la vallée qu'emprunte le canal décrit un méandre long et serré. C'est le cas à Thoraize et Besançon sur le Doubs par exemple. C'est aussi le cas du plus ancien tunnel de canal de France, le Malpas sur le canal du Midi. Ici, c'est différent. Il s'agit d'abaisser le bief de partage du canal pour en faciliter l'alimentation en eau, qui vient de plus haut encore : plus bas est ce bief de partage, plus augmentent les possibilités de l'alimenter par des captages. Sans les tunnels, le canal du Nivernais serait passé à près de 300 mètres d'altitude, et les possibilités de l'alimenter auraient été très sérieusement amoindries. Autre avantage : on monte moins haut, et l'on économise ainsi un grand nombre d'écluses. Le choix de l'implantation du bief de partage sur les canaux de jonction est la question qui a le plus suscité la réflexion des ingénieurs de toutes les époques, et pas des moindres : Cosnier et Riquet les précurseurs, puis Vauban, les Régemorte, l'illustre Perronet et Gauthey son disciple…

 

La gueule béante du souterrain de Mouas (Photo F.de Person)

 

Un décor de film
Au débouché du grand tunnel de la Collancelle, je remarque un court élargissement du canal. Avec ma "VHF berrichonne" (un bidon de Soupline au fond coupé) j'informe le plaisancier suiveur qu'il va pouvoir me trémater à cet endroit, ce qu'il fait en me remerciant.
Nous sommes au fond d'une courte tranchée avant le prochain tunnel. De chaque côté s'élèvent des parois de plus de 20 mètres de haut, où le végétal et le minéral s'imbriquent étroitement. On devine sous la végétation une maçonnerie rigoureuse, avec des terrasses et des escaliers. La Nature et la main de l'Homme ont construit ensemble ici un décor de film genre Indiana Jones, évoquant quelques vestiges de travaux cyclopéens ou précolombiens. Dire que des gens vont chercher l'exotisme au bout du monde, alors qu'il se trouve déjà ici, au cœur du Morvan !
Berrichon, bateau rustique de 1927, semble tout à fait à l'aise dans ce décor de la fin du XVIIIe siècle, et se comporte à merveille. Toum-toum-toum-toum-toum… son DK2 Baudouin consomme peu et tourne rond, genre montre suisse version diesel. Quatre à cinq fois par jour, je lui donne une friandise : un filet d'huile sur les culbuteurs, injecté manuellement en pressant quelques secondes sur une petite manette. Ce quinquagénaire aime bien qu'on s'occupe de lui, qu'on lui parle… Il aime être manié avec douceur. S'il se sent respecté, il vous emmène au bout du monde. Le compte-tours est en panne, on travaille à l'oreille. Je vérifie aussi régulièrement le débit de la pompe de refroidissement, ainsi que la pression d'huile.
Voici l'entrée de la deuxième voûte, celle de Mouas. Quelques minutes suffisent à la franchir, et nous retrouvons le jour 268 mètres plus loin, débouchant dans une troisième tranchée. Si les tunnels ont été percés en ligne droite, les tranchées non. Celles-ci décrivent de belles courbes qui n'offrent qu'un visibilité limitée, laissant entier le mystère de la suite du trajet.
La suite, c'est bien sûr la troisième voûte, les Breuilles, 212 mètres de long, à la sortie de laquelle la tranchée perd son aspect maçonné rigoureux pour présenter un visage plus naturel et chaotique, où le mystère reste entier. De proche en proche sourd du granite un filet d'eau claire qui contribue modestement à nourrir le canal. Comment des bateaux de commerce de 30 m par 5 pouvaient-ils se faufiler là-dedans ? Imaginez un gros camion sur un chemin vicinal ; ils devaient frotter de partout… Le pont des Breuilles nous domine de ses 15 ou 20 mètres, nous n'aurons pas besoin d'abaisser le taud ! Le pont de Port Brûlé ponctue en coda la tranchée et annonce la vallée de Sardy dans laquelle nous attendent 16 écluses en 4 kilomètres ! La vallée s'ouvre un peu, le décor est différent mais toujours aussi cinématographique. Nous sommes de l'autre côté, dans le versant de l'Yonne. Désormais, nous allons descendre.

 

Dans la tranchée des Breuilles (Photo F.de Person)

 

Le canal : une machinerie complexe
La navigation fluviale met en présence deux machines ou machineries, avec lesquelles l'Homme doit composer. L'une, de facture entièrement humaine, est le bateau, que de nombreux paramètres ont adapté, au fil du temps, à son usage et au milieu dans lequel il est appelé à travailler. L'autre est le canal ou la rivière canalisée, le premier de facture entièrement humaine, la seconde partiellement seulement. Un canal ne saurait se réduire à un simple fossé rempli d'eau et entrecoupé d'écluses semées ici ou là au petit bonheur la chance. C'est une machinerie hydraulique dont la complexité n'a d'égale que la discrétion, la voie de circulation étant accompagnée de tout un ensemble connexe destiné à assurer son équilibre hydraulique (alimentation en eau et trop-pleins, gestion des crues…).
Du strict point de vue technique, il faut reconnaître que le canal du Nivernais n'est pas un modèle en la matière : l'utilisation en râcles des lits de l'Yonne et de l'Aron, le manque de déversoirs pour équilibrer automatiquement les biefs, le remplissage et la vidange des sas par des ventelles ménagées dans les portes et non par des aqueducs dans la maçonnerie, en bref tout ce qui trahit une conception à l'économie pèse encore lourdement sur la commodité de navigation sur ce canal, sans parler de la mise au gabarit Freycinet inachevée. Cependant, ces contraintes alliées à une exceptionnelle qualité des paysages et des cités traversées en font aujourd'hui une des voies d'eau les plus excitantes à parcourir d'un bout à l'autre.

 

L'écluse triple de Chavance

 

Dangers des écluses avalantes
La jeune éclusière vacataire qui s'occupe des quatre premières écluses nous informe que nous devons attendre qu'elle ait fini de s'occuper d'un bateau avalant devant nous (celui que nous avons laissé nous trémater), pour nous passer à notre tour, attente qu'elle situe de l'ordre de trois quarts d'heure. Nous nous amarrons, nous faisons un café et prenons quelques photos en l'attendant. En fait, elle est de retour au bout d'une demi-heure à peine, et nous boirons le café tout en sassant.
Bien plus encore qu'en montant, les écluses avalantes de 30 mètres réclament vigilance et attention. Au bas de la porte amont est une marche, le radier du busc, sur laquelle, si l'on n'y prend garde, peut venir s'asseoir l'arrière du bateau tandis que celui-ci continue à descendre. Cette situation est très délicate et peut vite tourner à la catastrophe, d'autant que le mur de chute est invisible sous l'eau pendant tout le début de la bassinée. Pour éviter ce genre de désagrément, la méthode est simple : il faut avancer le bateau le plus possible vers la porte aval jusqu'à presque la toucher, et l'y maintenir. On est alors sûr qu'à l'arrière, "ça passe". Si les ventelles de la porte amont ne sont pas correctement fermées, elles peuvent engendrer un rappel qui aspire le bateau en amont, d'où l'intérêt de bien surveiller la "retraite". Tout aussi classique dans les écluses avalantes, et concernant les bateaux de toutes tailles : le danger de rester pendu par une amarre qui se coince et de basculer. Donc pas de demi-clé sur les boulards, on laisse filer la corde en la contrôlant, et en ayant à proximité un instrument tranchant (serpe, hache, gros couteau…) pour le cas où…

 

L'écluse rose de Gérard "l'Indien" (Photo F.de Person)

 

Un indien dans la vallée
En fait, tout se passe bien, et arrivé midi, la jeune éclusière nous laisse entrer dans la première des quatre écluses suivantes, gérées par une grande figure de cette vallée, "Gérard l'Indien", qui s'occupera de nous après la pause méridienne. Gérard, nous dit la légende dont il est auréolé, serait arrivé ici tout droit de Katmandou au début des années 70, et y aurait déposé son baluchon définitivement. Cette vallée, que toute navigation commerciale avait pratiquement désertée, était alors peuplée de toute une faune de marginaux qui y ouvraient des ateliers de poterie, des restaurants, des galeries de peinture… La Lozère en Morvan en quelque sorte. Force est de reconnaître que les temps ont bien changé. Si la navigation est revenue sous la forme de la plaisance, seuls restent de cette époque un atelier de poterie et…Gérard. Les noms des écluses sont restés, eux, les mêmes depuis le XIXe siècle et fleurent bon une certaine poésie : Patureau Volain, Pré Ardent, Gros Bouillon, Champ Cadoux… Visage buriné, queue de cheval (grisonnante) et accent du sud, Gérard occupe Planche de Belin, reconnaissable entre toutes à la couleur rose dont il l'a peinte, et qui donne des boutons à tous les supérieurs hiérarchiques auxquels il a eu affaire.. et survécu. Si pittoresque soit-il, Gérard est d'une conscience professionnelle irréprochable, et il nous accompagne jusqu'à la première des quatre écluses suivantes, gérées par un jeune vacataire auquel il passe le relais.

 

Une jolie éclusière du côté de Coulanges (Photo F.de Person)

 

L'accompagnement
La suite se passe sans problème. Entre les écluses 13 et 14, le paysage s'ouvre, la vallée de l'Yonne approche. À notre grande surprise, l'écluse 16 mesure 40 m, alors que les guides fluviaux précisent qu'on ne retrouve ce gabarit qu'à partir de la suivante, la 17. La descente demandera désormais un peu moins de concentration.
Cette écluse 17 n'est pas prête, et il n'y a personne. À vélo, je descend à la recherche des éclusiers volants qui, en voiture ou vélomoteur, la gèrent comme les 7 suivantes. Je les trouve un kilomètre et deux écluses plus bas, et, vu mes états de service d'ancien éclusier, j'obtiens de commencer à préparer l'écluse et de me passer moi-même. En fait, ça arrange tout le monde, car le système d'accompagnement des bateaux en vigueur en demi-saison montre vite ses limites à partir d'un certain niveau de circulation. Assez vite, un jeune vacataire dynamique, étudiant aux Beaux-Arts, nous rejoint pour nous accompagner sur cette série d'écluses. Dans la vallée de Sardy, nous avons acquis de bonnes méthodes pour aider les éclusiers et accélérer le processus, et à trois, chaque écluse est vite négociée. Surtout Picampoix, car personne n'a envie de s'y attarder : c'est l'enfer ! Elle se situe en plein milieu d'une carrière de pierre qui blanchit tout alentour, et fait un raffut de tous les diables.
En fin de journée, nous avons parcouru 12 km en 9 heures et descendu 24 écluses ! Nous sommes amarrés dans le large de La Chaise qui pouvait accueillir autrefois 50 bateaux de commerce. Ce site mérite qu'on s'y attarde.

 

 

D'autres jolies éclusières dans la vallée de Sardy (Photo Guy Matignon)

 

La Chaise
Ici, trois voies d'eau sont parallèles, communiquant de la première à la troisième par l'intermédiaire de la deuxième. La première est l'Yonne, dont nous venons de rejoindre la vallée. Sur celle-ci est établi un barrage mobile à aiguilles qui permet, au moyen d'un vannage, d'envoyer une partie de ses eaux dans la seconde voie, une grande gare d'eau longue de près d'un kilomètre où devaient être stockées et garées des bûches flottées depuis la haute vallée de l'Yonne. Ici devaient être préparés des trains de bois qui descendraient par le canal, à moins qu'ils ne soient chargés sur des bateaux. Cette gare d'eau débouche à son aval dans le canal par l'intermédiaire d'une porte de garde, bel ouvrage d'art d'ailleurs bien fatigué aujourd'hui. Cet ensemble de traitement et transport du bois n'a jamais réellement fonctionné car trop éloigné de toute agglomération, et du fait de la difficile cohabitation de la navigation et du flottage. La gare d'eau, dont une partie est aujourd'hui envahie par la végétation, se prêterait idéalement à l'établissement d'un port de plaisance ou d'une belle halte.

Le lendemain au réveil, j'éprouve la curieuse sensation d'avoir la tête en bas. Ma couchette est disposée en travers du "pic" avant. Debout, cette impression de pencher se confirme : pas de doute, nous sommes "posés", c'est à dire échoués sur le côté droit. Le bief a perdu 10 cm pendant la nuit, conséquence de l'envoi d'eau nocturne par les ventelles des écluses, pour pallier l'absence de déversoirs écrêteurs qui maintiennent automatiquement les niveaux des biefs. Nous donnons un peu de mou aux amarres, et, au moyen du bâton de marine, j'appuie depuis la berge sur un point haut du bateau, l'armature du taud, tandis que Marc fait contrepoids de l'autre côté. Ainsi renflouons-nous Berrichon.

 

 

 

La devise : masculin ou féminin ?
La "devise", c'est en fluvial le nom de baptême d'un bateau. Quel que soit le genre originel de cette devise, on l'emploiera au masculin (rappelez-vous "l'Homme du Picardie") comme en maritime du reste (le Normandie, le France…), tout simplement parce que le marinier pense "le bateau" et non pas "la péniche" qui est un terme plus utilisé par les terriens (le plus souvent à tort et à travers) que par les professionnels eux-mêmes. Une tendance actuelle consiste à supprimer purement et simplement l'article, ce qui donne une connotation plus affective à la devise. C'est celle que je pratique.

 

 

 

La belle (et courageuse) éclusière de Tannay (Photo F.de Person)

 

La journée des ponts-levis
Nous sommes à présent dans ce qui est sans doute la plus longue ligne droite du canal du Nivernais : 4 km, entrecoupés de 2 écluses, dont une double. La tranchée de la Chaise, à sens unique alterné, conduit à cette dernière. Nous ne voyons pas Corbigny, un peu éloignée du canal, mais traversons la patrie de Jules Renard, Chitry-les-Mines et son petit port encombré de bateaux. Il y a même un freycinet, le Général Leclerc, qui est monté jusque là. Peu après nous atteignons le premier de ce qui se révèlera comme un véritable pensum sur ce canal : les ponts-levis.
Ils ne sont pas gardiennés, et c'est aux usagers à les manœuvrer eux-mêmes, en les laissant en position basse après passage. Pour un bateau comme Berrichon, les appontements, pour débarquer un coéquipier puis le rembarquer, ne sont pas du tout pratiques quand seulement ils existent. Les mécanismes sont excessivement démultipliés et le tablier met un temps infini à se lever. Ces ouvrages fastidieux justifieraient la présence d'un agent. À lui de juger, en fonction des trafics fluvial et routier, s'il serait préférable de laisser en attente l'ouvrage baissé ou levé. Quelques années plus tard, grande amélioration, les treuils manuels seront motorisés, et des quais de débarquement et rembarquement plutôt assez commodes installés.
Nous entrons dans une partie du canal que personnellement, jusqu'à Clamecy, je connais très peu. Passé le joli village de Marigny, voici le deuxième pont-levis, pas plus commode que le premier. Nous nous arrêtons derrière pour manger. Tiens, revoici le boulanger "Timsit", qui couvre apparemment un grand secteur. Nous lui achetons un pain. Pendant le repas, nous nous retrouvons là encore "posés" sur le fond, du fait des aller-retours de l'onde des bassinées. Si cela nous énerve un peu, nous pardonnons volontiers aux éclusiers qui sont tous très sympas dans ce coin. Dirol est réputé pour ses deux ponts-levis, dont un en bois particulièrement difficile. Ouf ! l'éclusier nous apprend que celui-ci est désormais maintenu en position haute, et va prévenir un bateau montant de laisser l'autre levé pour nous (ils ont sans doute accepté avec joie). Nous n'aurons qu'à le rabaisser après notre passage. Mes acrobaties pour regagner le bord en passant par le gouvernail, depuis la maçonnerie du pont, semblent susciter intérêt et amusement chez les riverains. C'est néanmoins la méthode la moins malcommode que nous ayons trouvée. Juste après vient la tranchée à voie unique de Montceaux-le-Comte, à l'entrée de laquelle nous croisons néanmoins sans problème un gros bateau de la base de location de Vermenton. La sensation de vétusté est saisissante, nous sommes dans un autre siècle. Lequel ? Suivent trois écluses un peu tristes depuis qu'André, l'éclusier-artiste, a pris sa retraite (il est décédé depuis). Cette tristesse des lieux est cependant atténuée par le charme de la jeune vacataire qui le remplace aujourd'hui.
Dans un site adorable apparaît le pont-levis de Saint-Didier. Il est installé sur la tête aval d'une ancienne écluse de garde neutralisée. Ceci en rend le débarquement très commode. Quant au rembarquement, il demande les mêmes acrobaties que les autres. Un vieux monsieur très âgé autant qu'osseux, nous croise dans son minuscule bateau. Lui n'a aucun problème avec les ponts-levis : il passe dessous ! Juste après celui de Curiot, le petit port de Cuzy est très encombré de bateaux : c'est une base de location.
L'écluse double de Tannay qui suit est un très bel ouvrage géré par une éclusière titulaire très aimable et dynamique. Du dynamisme, il en faut pour s'occuper d'un tel ouvrage qui fonctionne à la manière d'une balance : au repos, le sas inférieur est vide et le supérieur plein. Ainsi l'écluse est-elle toujours prête à recevoir un bateau d'où qu'il vienne. Que ce soit à la montée ou la descente, il y a toujours une phase commune d'équilibrage des deux sas entre eux. Ceci réclame beaucoup de marche à pied pour aller fermer les vantaux les uns après les autres. Alors, à écluse double, salaire double ? Allons, mon bon, là vous rêvez !
Et voici enfin le pont-levis de l'Arc, le dernier de la journée.

 

Le pont-levis de Curiot... (Photo F.de Person)

...et celui de Dirol, maintenu levé (ouf !) (Photo F.de Person)

 

Cathy...
...nous attend à l'écluse de Brèves. Nous ne connaissons pas encore cette jeune et jolie vacataire, à l'allure sportive, mais le courant passera vite entre nous. Elle a le coup de foudre pour Berrichon, et me demande l'autorisation de monter à bord jusqu'à la prochaine écluse, à 500 m, qu'elle gère aussi et qu'elle a déjà préparée. Comment refuser ? Et pourquoi ? Quand elle débarque, Cathy est ravie de cette mini-croisière, pimentée par le passage d'un méandre serré, sous un pont, manœuvre rendue encore un peu plus délicate à cause d'un léger rabais dans ce court bief qui souffre d'incontinence chronique. Elle prévient l'éclusier suivant, à Villiers, qui, très gentiment, nous passe juste à l'heure de la fermeture, ce qui nous permettra de passer la nuit dans la charmante halte de ce village, équipée d'eau et d'électricité, malheureusement en cours de vandalisation : les prises électriques ordinaires sont bien plus sujet à ce genre de problèmes que les prises spéciales pour caravanes.
Je propose à Marc, féru d'histoire et d'archéologie, d'aller visiter le lavoir ovale de 1830 du Cros de Bout, qui est une curiosité peu connue juste à côté du village. Sur le chemin de halage qui y mène, une voiture nous rattrape : c'est Cathy accompagnée de Valéry, un ami photographe, qui s'en vont faire quelques photos de l'écluse suivante. Nous leur proposons, à leur retour, de venir boire un pot au bateau. C'est ainsi que tous les quatre passons la soirée ensemble à nous raconter nos vies.
Bilan de la journée : nous avons parcouru 27 km en 9 heures, descendu 16 écluses dont 2 doubles, et transpiré sur 6 ponts-levis. Mais la rencontre de Cathy éclipse toutes les tendinites que ces derniers nous ont infligées !

 

Cathy à l'oeuvre

 

Un méandre fossile
Au petit matin, nous quittons Villiers sans problème, et arrivons à l'écluse de Cuncy. Personne. Une mignonne petite vacataire, qui gère aussi ce jour l'écluse de Villiers, arrive enfin en voiture, et s'active à ouvrir la porte. Elle est bientôt rejointe par deux agents titulaires qui l'aident, car les bateaux s'accumulent. Les deux écluses suivantes sont tenues par une dame sur laquelle, par décence, nous ne nous apesantirons pas, nous contentant de souligner que son attitude peut être parfois dangereuse. Chevroches, village modeste, occupe un très joli site doté d'une curiosité naturelle : un méandre fossile. Aux temps préhistoriques, l'Yonne décrivait ici un S, dont par érosion elle finit par court-circuiter une des deux boucles. Le méandre abandonné se présente aujourd'hui comme un superbe cirque aux courbes douces, qui offre un spectacle magnifique à la saison du colza en fleurs.
Passé l'écluse de la Maladrerie, nous entrons dans ce qui était autrefois une râcle de l'Yonne. Mais depuis 1845, une digue sépare canal et rivière en raison des problèmes de cohabitation entre le flottage et la navigation. Au bout de la ligne droite, se dresse sur son éperon rocheux la collégiale Saint-Martin, surmontée, c'est remarquable, d'un immuable drapeau tricolore tout de qu'il y a de républicain ! Cette très belle collégiale s'enorgueillit d'abriter sous ses voûtes de nombreux trésors artistiques parmi lesquels, les guides en parlent rarement, une statue de Sainte-Geneviève au drapé d'une sensualité inattendue en ce lieu. Cathy, qui l'a repérée aussi, évoque à son sujet un concours de T-shirts mouillés. D'autres amies estimeront qu'il s'agit d'un 85B… Cette statue de 1830 est due au sculpteur Antoine Etex qui était alors âgé d'à peine plus de 20 ans. Il paraît que son installation suscita un mini-scandale à l'époque.
Cette cité, qui a vu naître Romain Rolland, Claude Tillier et Alain Colas, est très attachante de par son patrimoine historique et son esprit frondeur qu'elle tient de la déjà lointaine époque des flotteurs de bois.

 

Le drapeau tricolore flotte fièrement sur la collégiale Saint-Martin de Clamecy

 

Cathy, le retour
Amarrés face à l'écluse des Jeux, nous déjeunons. Deux bateaux-hôtels, L'Impressionniste et la Belle Époque, stationnent sur l'autre rive. Ils n'ont pas l'air de vouloir bouger avant un moment. Nos fenêtres sont à la hauteur des jambes des passants, et soudain, je crois reconnaître un pantalon féminin, surmonté d'un tee-shirt déjà vu. C'est Cathy. En congé aujourd'hui, elle loge dans un petit bateau qu'on lui a prêté, tout près de Berrichon. Nous prenons le café ensemble, en attendant que l'écluse se prépare. On attend un montant… qui n'arrive pas. L'éclusier, que Cathy connaît bien, décide alors de nous passer et vire le pont-tournant qui barre la tête amont. Bientôt nous descendons dans l'Yonne après avoir embrassé Cathy une dernière fois.

 

Mademoiselle Geneviève de Clamecy
Collégiale Saint-Martin
58800 Clamecy

 

Aviron et code fluvial
Cette première râcle de l'Yonne nous réserve une mauvaise surprise. Sortis de la ville, nous voyons devant nous une flottille de skiffs accompagnés par un petit bateau à moteur. Nous sommes dans le chenal indiqué sur la carte, c'est à dire à une quinzaine de mètres de la rive gauche. Le chenal se reconnaît au fait que cette rive porte encore le chemin de halage. La rive droite, bien plus loin, est vraisemblablement encombrée de hauts-fonds. Nous sommes dans notre chenal, "bâtiment" ET avalant, et donc par deux fois prioritaire sur les avirons, "menues embarcations", qui eux sont montants, et comme tels doivent s'écarter de notre route. Néanmoins, pour éviter tout accident, nous ralentissons nettement. Nous voyons alors, surpris, un énergumène sur le petit bateau à moteur se mettre à nous faire signe de nous écarter (c'est à dire d'aller nous échouer hors chenal, en rive droite) avec insistance. Arrivé à notre hauteur, ce monsieur qui, censé assurer la sécurité, ne porte aucun gilet de sauvetage et quitte quelques secondes des yeux un jeune sculler qui lui est caché par Berrichon, nous insulte copieusement, sous prétexte d'accords passés avec Voies Navigables de France. Sans doute pense-t-il que ces accords lui donnent tous les droits sur ce plan d'eau, y compris ceux d'ignorer le code fluvial et d'être de la plus extrême impolitesse. Nous invitons ce personnage, s'il lit ces lignes, à étudier le code fluvial et la carte de navigation de Clamecy, et ensuite à nous présenter ses excuses.

(Ce texte a été envoyé à l'époque au club d'aviron de Clamecy. Quatorze ans plus tard nous attendons toujours...)

 

Tjalk entrant dans l'écluse des Jeux, à Clamecy. Derrière lui, le bateau-hôtel "La Belle Epoque"

 

Du canal du Nivernais, et de la navigation fluviale en général
Ce "canal du Morvan" des anciens mariniers joue les contrastes non seulement avec son voisin Latéral à la Loire, mais aussi de façon intrinsèque, exemple-type de l'extrême diversité que peut présenter la navigation fluviale. En effet, au contraire de la ligne de Loire en Seine par Briare qui présente d'un bout à l'autre à peu près les mêmes profils et conditions de navigation, la ligne de Loire en Seine par Auxerre, dont le canal du Nivernais est le maillon principal , peut être comparé tantôt à une nationale, tantôt un chemin vicinal, voire même le GR 20 ! Le canal du Nivernais est une voie d'eau exigeante, où s'ajoute aux conditions de navigation très différentes d'un bief à l'autre, la grande variété des paysages et cités traversés : Châtillon-en-Bazois, Clamecy, Auxerre….
Hétérogénéité, disparité, contraste, sont bien les maîtres-mots qui résument ce canal. A contrario la notion de standard semble ici totalement incongrue. Sa variété ne s'arrête pas à ses sites et dimensions : il possède deux gabarits d'écluses, et n'a pas deux ponts identiques. Une écluse trop petite, un seul pont trop bas, et le voici interdit à toute une catégorie de bateaux, pour quelques centimètres souvent.
La navigation fluviale diffère radicalement de la navigation maritime en ceci qu'on y est constamment cadré par des contraintes spatiales : longueur, largeur, profondeur, hauteur libre, déterminées par les dimensions des écluses, la hauteur des ponts, la profondeur du chenal, le rayon des courbes… Alors que le marin saura tracer sa route en se basant sur les étoiles et ses instruments, ce dont le marinier n'a pas besoin, sa route étant toute tracée, ce dernier sera un fin manœuvrier qui saura placer son bateau dans un passage difficile au centimètre près. Il sait lire la rivière, trouver les aïs qui, à la remonte, vont lui faire gagner du temps, déceler le bouillon en surface qui trahit le rocher qui guette sa coque, deux ou trois mètres plus bas… Dans le cadre souvent étroit de ces contraintes spatiales, il devra jouer avec le courant et le vent, plus souvent ses adversaires que ses alliés… Avec un bateau comme Berrichon, qui n'est autre qu'un ancien bateau de transport, on joue déjà dans la cour des grands, et l'on appréhende toutes les subtilités que requiert une bonne navigation en eau douce, et d'en tirer un grand plaisir. Il faut reconnaître que malgré sa taille, Berrichon est vraisemblablement et paradoxalement plus facile à piloter que de nombreux bateaux de location. Fruit de siècles d'évolution et d'expérience, il a été conçu pour être pratique à utiliser, et non pas pour plaire à une clientèle qui frime aux commandes de bateaux aux lignes aérodynamiques autant qu'agressives ce qui, en canal où la vitesse, autre contrainte que l'on feint d'oublier, est limitée à 6 ou 8 km/h, évoque le ridicule d'un skieur qui fait du chasse-neige en position de l'œuf ! Quand les architectes navals réaliseront-ils avec humilité que si les formes traditionnelles traversent les siècles, c'est qu'elles ont tout simplement fait leurs preuves !

 

L'ancienne chartreuse de Basseville, aujourd'hui une ferme (Photo F.de Person)

 

Un site historique
Le déversoir de la Forêt, équipé d'un pertuis , annonce la fin de la râcle. Les manœuvres pour quitter la rivière, négocier la porte de garde et rentrer en canal sont un peu délicates en raison des virages serrés qu'elles demandent. Jeunes et jolies vacataires aux écluses de La Garenne et de Basseville. À cet endroit, le canal croise, à niveau et à angle droit, l'Yonne soutenue par un barrage mobile qui fut, en 1834, le prototype de tous ceux qui furent installés sur les grandes rivières comme la Seine ou l'Oise. C'est ici que l'ingénieur Charles Poirée, en poste à Nogent-sur-Seine, expérimenta son premier barrage mobile à aiguilles et fermettes, dont il avait trouvé l'inspiration dans les anciens pertuis à aiguilles. Cette invention majeure marqua le début de la grande batellerie industrielle. À Basseville, quand l'Yonne est haute, le passage est très délicat en raison du courant qui emmène le bateau vers le barrage tout proche. Mais en ce mois de juin 2003, la sécheresse sévit depuis déjà depuis trois mois, et le danger vient plutôt du vent qui apparaît progressivement.
Nous entrons dans un secteur où la rivière s'est taillé son chemin dans de hauts plateaux calcaires, et tout ce travail d'érosion se manifeste par de hautes falaises dont les rochers de Basseville sont les premières.
Nous saluons en rive droite l'ancienne chartreuse de Basseville (1328), devenue par la suite une ferme fortifiée, avant de nous attaquer (le mot n'est pas trop fort) au dernier pont-levis, à Pousseaux. Il est bloqué, et c'est un voisin qui viendra le décoincer. À partir de Basseville, et jusqu'à Migennes, je suis en terrain connu : que ce soit en canoë ou en "tupperware", j'ai déjà fréquenté ces eaux. Nous entrons dans une des parties les plus attractives -et les plus fréquentées- du canal. À Coulanges, nous quittons le département de la Nièvre pour entrer dans celui de l'Yonne. Mais la voie d'eau se joue de ces divisions jacobines et pré-technocratiques qui n'ont aucune réalité physique. Passé l'écluse de Crain, dont la maison est séparée par une départementale très passante, nous devons engager Berrichon dans un passage étroit en courbe entre la route et la rivière barrée par le pertuis de Bèze. La difficulté viendra d'un éventuel bateau en face. Mais le passage est libre, et nous voici au milieu de prairies, au milieu d'une vallée de l'Yonne qui s'est resserrée depuis Clamecy. À Lucy manque une halte digne de ce nom, c'est à dire un quai avec deux ou trois bollards, le minimum, et nous poussons jusqu'à l'écluse éponyme, ordinairement tenue par Geneviève, une copine qui, manque de chance, est en congé ce jour-là. Tout près, au pied des coteaux se dresse le château de Faulin. C'était aujourd'hui une petite étape : 22 km et 10 écluses et un pont-levis (on ne risque pas de l'oublier, celui-là ! ) en 8 heures de navigation.

 

Le pont-levis de Pousseaux. Redoutable ! (Photo F.de Person)

 

Une écluse mythique
Nous quitterons Lucy sans avoir vu Geneviève. Nous ne verrons pas plus la légendaire Madame Rossi dont la pittoresque écluse de la Place fut, en 1998, le site d'une "Carte au Trésor" animée par Sylvain Augier. Les nains de jardins, la volière exotique et l'accueil chaleureux qu'elle et son mari réservent aux plaisanciers ont fait de cette écluse un endroit quasiment mythique. Voici Châtel-Censoir dominé par la collégiale Saint-Potentien. Les bateaux sont nombreux dans le port : c'est une base de location et il y a de l'animation. Michel l'éclusier enchaîne bassinée sur bassinée. Passé l'écluse de Magny se présente un étroit qui domine l'Yonne, dont il est séparé par une simple digue, de 3 à 4 mètres, donnant l'impression au navigateur d'être sur un balcon au-dessus de la rivière. Nous amarrons Berrichon en amont de l'écluse de Réchimey pour la pause méridienne. À l'issue de celle-ci, le démarreur reste insensible aux sollicitations du contacteur. La panne est vite trouvée : un fil déconnecté par les vibrations s'en est allé faire un court-circuit sur un autre, et a fait sauter un fusible. Ceci est vite réparé. Des plaisanciers ont investi le plateau de l'écluse et y font la fête. À la sortie de l'écluse, nous croisons Luciole, un bateau-hôtel, ancienne péniche raccourcie à 30 mètres, conduite par Gilles, un copain. Nous le constaterons très souvent, pour les bateaux-hôtels, croiser un ancien bateau de commerce représentatif de la grande époque de la batellerie comme Berrichon constitue un petit plus dans la croisière. De même sur la Seine serons-nous régulièrement photographiés et filmés par des mariniers, pour lesquels ce bateau évoque toute une époque avec une nostalgie non dissimulée.

 

 

Après celle de Clamecy, la Geneviève de Lucy. Mais c'est au retour avec Gwenael. (Photo F.de Person)

La collégiale Saint-Potentien domine Châtel-Censoir (Photo F.de Person)

 

Nautisme et varappe
Un site grandiose nous attend : les rochers du Saussois, théâtre, comme l'écluse de Madame Rossi, de la même "Carte au Trésor" en 1998. On y pratique la varappe, la danse verticale et maintenant le saut à l'élastique. Sur l'Yonne –car nous sommes dans une râcle- l'on peut louer des canoës. C'est un des endroits les plus touristiques de la rivière et du département. Le tableau que forment les falaises, les maisons en-dessous, le moulin, le pont-barrage et le canal qui quitte la rivière par un étroit matérialisé par une digue, est de toute première qualité. L'étroit, bien rectiligne, ne demande pas une vigilance démesurée si l'on modère sa vitesse. Mais à l'issue de celui-ci, et bien caché par le pont et le virage qui le suit, un coche de location se pointe en face, zigzaguant sur le canal. Son pilote a bien du mal à tenir son cap, et les consignes et conseils incohérents qui émanent de son équipage n'arrangent rien. Comme toujours dans pareil cas, pour éviter de le couper en deux (il est en polyester), je ralentis encore un peu plus et le croisement se passe bien. La maison éclusière de Ravereau, juste après, est louée à un artiste céramiste qui expose dans une salle du bâtiment. Ses œuvres sont originales et possèdent une grande force. Voici une nouvelle râcle, et Mailly-le-Château apparaît en perspective, dominant la vallée du haut de sa falaise. Comme au Saussois, les rochers du Parc (prononcer "Par") se prêtent à la pratique de l'escalade.

 

Les rochers de Basseville... (Photo F.de Person)

...et ceux du Saussois (Photo Philippe Bénard)

 

Vent tournant et CriCri d'Amour
Peu à peu le vent se lève, mais nous en somme abrités pour l'instant par de hauts arbres. Heureusement car le canal à cet endroit est plutôt étroit, dans les 8 mètres. Au pied de Mailly-le-Château, qui possède un magnifique pont parmi les plus anciens de la Bourgogne, il décrit une large boucle, puis revient sur lui-même par une longue épingle à cheveux. Des amis nous font signe depuis leur maison au bord du canal. Le vent a forci, et nous sommes désormais à découvert, et il faut constamment veiller à "monter au vent" qui vient de droite. Mais juste avant le grand large en courbe qui précède l'écluse du Parc, sous l'influence des grands arbres qui le prennent en contre-courant, le vent change de sens ! Berrichon, dont l'étrave était jusqu'alors maintenue à droite pour lutter contre lui, se trouve alors plaqué contre la rive droite, à l'extérieur de la courbe, alors que la place ne manquait pas pour bien se présenter à l'écluse… en l'absence de vent. Au retour je n'aurai pas plus de chance à cet endroit : en voulant éviter un plaisancier qui ne tient pas sa droite, je me retrouverai drossé contre la rive gauche par le vent, sous une pluie battante, et il faudra toute les énergies combinées de mon fils et du DK2 pour nous tirer de là, en maudissant ce plaisancier irresponsable ! Et dire que des gens croient encore que la navigation fluviale, c'est pèpère-pantoufles !
L'écluse du Parc est tenue aujourd'hui par Christine, dite "Cricri d'Amour". Cricri est quasiment une vacataire professionnelle, et nos relations d'amitié remontent à plusieurs années déjà. Elle n'a heureusement pas vu l'entrée pitoyable que nous avons fait dans son écluse à cause du vent ! Nous nous donnons rendez-vous à Accolay, où nous projetons de faire escale ce soir, pour passer la soirée ensemble.

 

 

Le château de Faulin, à Lucy (Photo F.de Person)

 

Chez les Dames
Passés la petite râcle du Bouchet et son pertuis, nous voici bientôt à Mailly-la-Ville. Sous l'écluse, le port, dans une nouvelle râcle, est encombré de coches de plaisance, et de nombreux gamins se baignent. Le site, s'il n'a pas le grandiose du Saussois, n'en est pas moins très sympathique. Certains ponts SNCF du secteur ont été reconstruits plus bas qu'à l'origine, ce qui n'est pas futé, mais ils restent largement plus hauts que ceux du versant Loire, Anizy notamment. Le canal quitte une nouvelle fois l'Yonne pour se diriger vers Sery. Le vent continue de jouer les trouble-fêtes. L'écluse de Saint-Maur donne accès à la râcle des Dames, ponctuée par un pertuis que nous laissons sur notre gauche. L'écluse de Dames, à Prégilbert, tient son nom de l'ancien couvent de religieuses de Crisenon, détruit en grande partie à la Révolution, et non point de quelque havre à matelots où des dames de petite vertu vendaient leurs charmes aux bateliers et autres flotteurs, après une rude journée de navigation. Prégilbert n'est pas Amsterdam ou Hambourg, tant pis pour les fantasmes ! Cette écluse possède une rareté, un prototype à son époque (vers 1880) : un pont oscillant qui permettait, en se soulevant de quelques dizaines de centimètres seulement, de faire passer la corde de halage sans débiller le bateau. Un autre pont semblable se trouve sur le canal de Briare, sur la commune de Dammarie-sur-Loing.

 

Le pont oscillant des Dames...

et le pertuis éponyme

 

La Via Agrippa
La râcle de Prégilbert est enjambée par un beau pont de pierre à trois arches. Le navigateur néophyte croira naïvement que le chenal se trouve sous l'arche centrale. Il n'en est rien car celui-ci se trouve du côté du chemin de halage, en l'occurrence sous l'arche de droite, et c'est bien logique : le marinier ne s'amusait pas à débiller pour aller faire passer son bateau au-delà de la première pile. Et n'oublions pas que nous ne sommes pas dans une rivière canalisée, mais sur un canal qui emprunte le lit d'une rivière, nuance.
Peu après avoir quitté cette râcle, le canal passe sous le Pont des Romains. Que viennent donc faire les Romains ici ? Ils y ont fait passer voici deux mille ans la Via Aggrippa, de Boulogne à Lyon via Autun. Celle-ci est devenue, selon les endroits, simple talus, chemin, route départementale et même nationale (la RN6 l'emprunte par tronçons). Ici simple chemin, le canal l'a coupée et ce pont de briques et pierres est venu en rétablir la continuité.
Au pied de l'écluse de Saint-Aignan qui donne accès à la râcle du Maunoir, nous avons le choix : descendre directement sur Auxerre, ou faire une petit crochet jusqu'à Vermenton en empruntant à droite l'embranchement de 4 km qui y conduit, via Accolay. C'est bien sûr cette dernière option que je choisis.
La raison en est simple : en plus de vouloir parcourir la totalité du canal, je désire passer à l'écluse de la Noue, où j'ai travaillé 3 ans et demi, juste avant d'acquérir Berrichon. Grouper sur la même photo non truquée deux de ses domiciles successifs est un privilège que bien peu de gens peuvent s'accorder, et je ne veux pas m'en priver !
Passé cette formalité un peu émouvante, nous arrivons à Accolay, en bord de la Cure, dont le canal est séparé par une simple digue. Ce village, longtemps réputé pour ses poteries qui appartiennent désormais au passé, recèle mille trésors et coins charmants : la source de la Fontaine, les lavoirs, les bords du canal, l'église… et l'Hostellerie de la Fontaine, une des meilleures tables de la région, avec un accueil des plus conviviaux et une addition très raisonnable, le tout dans un cadre merveilleux.
Le port est un peu exigu, mais nous trouvons néanmoins à nous amarrer derrière un bateau-hôtel, l'Art de vivre *. Cricri nous rejoint dès son service terminé, et nous dînons ensemble, à la bonne franquette. Demain, elle est de congé, et nous accompagnera au cours de cette étape qui nous conduira chez Philippe, un autre ami, aux portes d'Auxerre. La traversée du canal du Nivernais touche à sa fin. Aujourd'hui fut une belle étape : 30 kilomètres et 14 écluses en 9 heures.

(*) Au retour, un mois plus tard, le capitaine de ce dernier refusera que l'on s'amarre à couple à Villiers, malgré le manque de place. L'ironie veut que cette entorse à la déontologie batelière vienne d'un bateau portant la devise "L'Art de vivre"... "Savoir-Vivre" aurait été carrément déplacé, faut bien reconnaitre...

 

L'entrée du canal de Vermenton

 

Le petit canal de Vermenton
Le petit port d'Accolay n'est pas assez spacieux pour permettre à Berrichon de virer, aussi faut-il, par l'écluse d'Accolay, monter jusqu'à Vermenton, ce qui n'est pas une grosse contrainte. À cette écluse, je retrouve Serge rencontré à Mont-et-Marré. Virer dans le large port de Vermenton établi sur la Cure n'est pas un problème et l'absence de vent vient faciliter la chose. Vermenton, comme Clamecy, fut jusqu'à la fin du XIXe siècle, un très important port de flottage du bois pour alimenter Paris en combustible : 95% du bois consommé par la capitale venait du Morvan par la Cure et l'Yonne. Lorsque, devant les difficultés croissantes engendrées par la cohabitation du flottage et de la navigation, l'administration décida en 1880 de supprimer le flottage des bois, il fallut cependant maintenir Vermenton comme port à bois. Pour permettre alors aux bois de partir par bateaux, l'on raccorda alors ce port au canal par ce nouvel embranchement, qui, aujourd'hui, mérite le détour, touristiquement parlant.
Après avoir accueilli Cricri à l'écluse d'Accolay à la descente, puis être bien sûr repassé par La Noue, nous retrouvons l'Yonne et le canal principal dans la râcle du Maunoir, très courte et ponctuée par l'écluse éponyme, tenue par Marie-Christine. Un kilomètre plus bas, à Cravant, le canal descendait autrefois dans l'Yonne pour une ènième râcle, par une écluse aujourd'hui condamnée, au Colombier, devant laquelle gisent deux épaves *. Cette râcle, dont les sinuosités engendraient vraisemblablement des atterrissements nuisant à la navigation, a été supprimée vers 1880, et remplacée par un nouveau bief contemporain de l'embranchement de Vermenton, qui conduit, via l'écluse de Rivottes, à Vincelles. Au Colombier se trouve, outre l'ancienne écluse (restée au gabarit de 30 mètres), la maison éclusière très bien entretenue, et dont l'Association des amis du Canal du Nivernais voulait faire une Centre d'Interprétation du canal, en même temps que d'accueil touristique. Mais c'est tombé à l'eau...

(*) Celles d'un bâtard et d'une flûte bourguignonne

 

L'écluse de la Noue

 

Les grandes râcles
À mesure que nous approchons d'Auxerre, la navigation devient plus dense : il faut dire que de Châtel-Censoir à Auxerre, soit 42 km, l'on compte pas moins de 4 bases de location de bateaux. La façade fluviale de Vincelles, autrefois modeste village de vignerons (les appellations Irancy et Chablis sont tout près), est de toute beauté. À l'écluse de Vincelottes, nous sommes accueillis par l'ami Jacques, grand gaillard sympathique et sportif. Cette écluse marque le début des grandes râcles qui constitueront le canal jusqu'à Auxerre, dont nous ne sommes plus éloignés que de 13 km. Les écluses ne seront plus établies désormais que sur de courtes dérivations, et la navigation dans ces larges portions de l'Yonne est très agréable et préfigure celle que nous connaîtrons, plus en aval sur la Seine. Comme sur toute voie de communication, certains ne se sentent pas concernés par les règles de bienséance ou simplement de navigation, comme ces Allemands qui démarrent leur Pénichette juste après notre passage, et nous trématent juste avant la dérivation de Bailly, sans doute extrêmement pressés par un timing particulièrement serré ? En bordure de celle-ci, nous voyons le sculpteur Pierre Merlier, qui a élu domicile dans un ancien moulin, travailler en plein air sur une nouvelle œuvre d'un érotisme tourmenté, et qui partira peut-être dans une collection privée en Amérique ou un musée de Berlin… La râcle suivante, qui nous conduit à l'écluse de Bellombre, est une des plus belles de ce parcours, avec la vue privilégiée sur le Château de Bellombre et l'arrivée dans le site magnifique de la Cour-Barrée, où nous croisons plusieurs bateaux. Le pont-barrage de la Cour-Barrée, par lequel la RN6 franchit l'Yonne, est un prototype. Construit vers 1834 comme le barrage mobile de Basseville, il fait partie des premiers ouvrages de canalisation et de régulation de l'Yonne. Cet ouvrage splendide a un équivalent sur le canal, au Saussois, et un autre sur le Cher, dans le site majestueux de Saint-Aignan.

 

Le pont de Prégilbert

 

Couillons irresponsables !
Un court bief conduit de l'écluse de Bellombre à celle de Toussac. Celui-ci n'est séparé de la rivière que par une mince digue maçonnée, et n'est guère large. Les croisements y sont délicats, mais le cadre est de toute beauté avec ses petites maisons en bordure du canal. Des joyeux drilles jouent dans le canal, et les plus téméraires (ou suicidaires ? ) s'amusent à sauter juste derrière le bateau. Ont-ils repéré que l'hélice est non pas juste sous la coque, mais loin à l'arrière, au bout d'un arbre de 1,50 m, ce qui constitue pour eux un danger mortel, et me contraint à débrayer pour éviter tout accident fatal ? Je les engueule copieusement, d'autant que ces irresponsables font leur numéro devant des enfants, quel exemple !
Par l'écluse de Toussac, nous descendons une nouvelle fois dans l'Yonne, où des amis riverains nous escortent sur un bout de chemin en canoë. Voici Vaux, que signale son élégant pont et qui s'étire langoureusement sur la rive gauche de la rivière. L'écluse est noire de monde : un sassement est un spectacle toujours renouvelé, et celui d'un bateau comme Berrichon encore plus. Dans la râcle d'Augy, se déroule un entraînement de ski nautique, et celui-ci cohabite avec la navigation fluviale de manière beaucoup plus conviviale que l'aviron à Clamecy. Il est vrai que des balises délimitent le domaine de chacun. Nous nous adressons mutuellement de cordiaux signes de mains, tandis que Berrichon danse joyeusement sur les belles vagues engendrées par le hors-bord. Le petit bateau se prend presque pour un chalutier de haute-mer, lui qui ne la connaîtra jamais.

 

Berrichon dans l'écluse du Maunoir (Photo F.de Person)

 

Chez Philou
La dérivation d'Augy annonce l'écluse du même nom, où nous attend notre ami Philippe, chez qui nous allons faire escale. Demain, pas de navigation : nous ferons relâche pour faire quelques courses, et changer le juboflex qui sent sa fin prochaine. Nous rechercherons aussi l'origine d'un couinement anormal… Pour l'heure, ce soir, nous prenons du bon temps autour de bonnes bouteilles et avec Philippe, sa compagne Danièle, notre amie commune Véro et des amies à eux.
Aujourd'hui, nous avons fait une petite étape de 21 km en 8 h, et franchit 11 écluses.

Philou est une personnalité marquante du canal du Nivernais, et du monde fluvial en général, ce qu'est venue marquer en 2003 une distinction remise par le magazine Fluvial. En plus c'est un ami et nous entretenons une relation quasiment fusionnelle ! Il est à l'origine de la création de l'association des Amis du Canal du Nivernais, dont le but est d'étudier et promouvoir ce canal, tout en restant ouvert à tous les contacts possibles avec d'autres association semblables sur d'autres canaux. Ainsi vient de naître l'Entente (cordiale bien sûr) qui relie les canaux d'Orléans, de Briare, de Bourgogne, du Centre, du Nivernais, de Berry et Latéral à la Loire. Un arrêt à son écluse 79, tout près d'Auxerre, est un must dont on se souvient longtemps. Mais il faut se dépêcher : l'âge de sa retraite * arrive !

(*) Il est arrivé début 2007... La même année, en juillet, Philou se voyait décoré de la médaille de Chevalier de l'Ordre du Mérite

 

Aujourd'hui en retraite, Philou a parcouru les rivières et les canaux à bord de son rietaak "Platypussy", avant de le vendre.

 

Gauche, droite, kilomètre…
Pas une seule fois dans ce texte vous n'aurez lu les mots bâbord, tribord, mille ou nœud, ce qui pourra surprendre les navigateurs maritimes. La voie fluviale est un mode de transport terrestre, et l'on y emploie des termes et unités de mesure terrestres, comme le bon vieux kilomètre/heure. Le canal lui-même est borné en kilomètres, voire en hectomètres. Tout au plus admet-on les termes bâbord et tribord pour le bateau lui-même, mais en aucun cas pour la rivière qui a une rive gauche et une rive droite. Le canal aussi, dans le sens de la descente. Et pour le bief de partage, qui par définition est au sommet et par conséquent ne monte ni ne descend ? On applique alors un sens conventionnel de descente , défini par les textes. Pour le canal du nivernais, comme pour celui de Briare, c'est le sens Loire-Seine. On peut aussi parler de rives nord et sud, mais c'est moins employé.

Ce n'est qu'un au revoir...
Nous consacrons ce mardi 10 juin à quelques navettes pour refaire le plein de gazole du moteur, puis nous attelons à changer le juboflex moribond. Ce n'est guère difficile et consiste essentiellement en boulonnerie. Puis pensant que les couinements viennent de la courroie de la pompe à eau mal tendue, nous essayons de retendre celle-ci. En vain. Mais ces efforts, conjugués à la grosse chaleur, nous laissent plus fatigués qu'une journée de navigation ! Bien plus tard, lors du retour, je m'apercevrai que les frottements venaient de l'autre courroie, celle de l'alternateur, mal tendue, ce qui sera réglé et quelques secondes et sans s'arrêter.
Nous profitons de la rive de l'Yonne, particulièrement accueillante en cet endroit, pour nous octroyer une baignade réparatrice. Comme la veille, la soirée entre amis se prolonge tard, mais la fatigue nous pousse vers le lit, d'autant que demain, Philippe travaillera tandis que nous reprendrons notre route pour Conflans.
Nous ne pleurons pas car nous savons nous tenir, mais c'est avec beaucoup d'émotion que, ce mercredi matin, nous prenons congé de Philou. Autre émotion, d'un autre genre : à peine engagés dans l'étroite dérivation de Preuilly, dont la visibilité est gênée par des arbres envahissants, nous croisons deux petits bateaux, dont un narrow-boat britannique. Leur apparition, au dernier moment, élève momentanément notre taux d'adrénaline. On a beau avancer lentement, le temps que nécessite Berrichon pour s'arrêter totalement est toujours très long. Mais le croisement se passe sans heurts, les équipages des différents bateaux gardant leur sang-froid.

Auxerre est bientôt là, panorama fluvial exceptionnel. Le canal du Nivernais est derrière nous...

 

Auxerre

 

Hors du temps
Une semaine, c'est le temps mis par Berrichon pour parcourir le canal du Nivernais dans son intégralité, embranchement de Vermenton compris. Ce délai s'entend avec des journées de navigation couvrant l'amplitude maximale de l'ouverture des écluses, et ne permet pas de faire trop de tourisme. On va certes plus vite avec un bateau de plaisance "moderne", mais en retire-t-on cette sensation unique et irremplaçable née de l'adéquation totale entre un bateau au fort caractère patrimonial et une voie d'eau hors normes sur laquelle le temps semble s'être arrêté ? Qu'il nous soit permis d'en douter…
CB

 

Quelques jours plus tard, "Berrichon" est à Paris et poursuit sa route vers Conflans-Sainte-Honorine. Manivelle n'est plus à bord, mais elle sera retrouvée saine et sauve quelques jours plus tard.

 

Liens :

Association des Amis du Canal du Nivernais

La Civilisation Canal 

Le canal du Nivernais est traité dans le guide fluvial n°9 des Editions du Breil

Voir aussi, sur l'ensemble des canaux du centre de la France, dont celui du Nivernais, l'ouvrage "Les Canaux du Centre de la France", par Jean Sénotier, et auquel l'auteur de ce site a contribué, en vente ici.

Sur ce lien, la carte du canal avec le patrimoine fluvial intéressant

Sur cet autre lien, la carte du canal avec les sites naturels et culturels intéressants
Sur ce troisième lien, le profil en long schématisé du canal
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